Histoire du Studio de la WDR de Cologne

Interview de Konrad Boehmer par Christian Zanési

 

 

Je vous ai invité pour raconter l'histoire du studio de la WDR à Cologne, c'est à dire le lieu où la musique électronique a été inventée. Cette histoire commence dans les années 48-49.

Oui, et elle ne commence pas à Cologne. L'histoire de la musique électronique commence avant, et sans rien. C'est un homme de science de l'Institut de Phonétique de l'Université de Bonn, le professeur Werner Meyer-Eppler (il est mort en 1960) qui avait fait seul des expériences sur les possibilités de réalisation synthétique des sons. Il s'était aussi plongé dans les problèmes d'une possible et virtuelle composition musicale avec ce nouveau matériau. C'est lui, du reste, qui a inventé le nom musique électronique. Jusqu'alors on ne parlait en Allemagne que de musique électrique ou d'instruments  électriques, mais c'est lui qui a introduit ce nom-là.

Puis à partir de 1949, il y a eu des contacts très intenses entre Messieurs Meyer-Eppler, Beyer, qui était un technicien de la Radio de Cologne, et Herbert Eimert, producteur de musique dans la même radio. Et après quelques années de discussions, d'expériences, et pour être très exact, le 18 octobre 1951, le Studio de la Radio de Cologne fut fondé. C'est-à-dire que le document officiel date précisément du 18 octobre 1951.

Ce n'est qu'à partir de ce moment-là que les travaux à la Radio commencent vraiment. Ce sont d'abord Eimert, bien entendu, et Beyer qui signent ensemble les premiers morceaux.

Or, il y avait entre eux des discussions de plus en plus dures parce qu'ils avaient une vision tout à fait différente de ce que pourrait être la musique électronique : Eimert avait pris à cette époque-là le goût webernien, il s'imaginait la musique électronique comme une sorte de continuation historique du structuralisme webernien, ce qui, si on le juge aujourd'hui, était un peu ridicule, mais c'était ainsi. Beyer lui, s'était occupé de la matière  depuis très longtemps déjà. C'était un fantasque, un rêveur qui avait publié en 1925 et 1928 deux très grands textes sur une possible musique à électricité, comme il l'avait appelée à l'époque, et dans son concept il y avait un élément qui jouait un rôle extrêmement important, c'était l'espace. Déjà.

L'article de 1928 est intitulé : Problèmes d'une musique à venir, un merveilleux article, vraiment visionnaire. L'espace, parce que Beyer était convaincu que la conception d'un nouveau type de forme musicale ne pouvait être créé que par l'intervention de l'espace.

Eimert n'était absolument pas de l'opinion de Beyer. Donc, comme deux bons allemands, ils ont joué leurs saints principes l'un contre l'autre et c'est en fait Eimert qui a gagné le jeu.

De 1951 à 1963, c'est Eimert seul qui gère et dirige ce jeune studio de musique électronique.

A quel moment Stockhausen arrive-t-il ?

Ce n'est qu'en 1953 que Stockhausen après avoir troublé déjà un peu les studios de Paris, si je me souviens bien, est invité par Eimert pour faire partie du Studio de Cologne. Avant cela, il avait déjà suivi des cours chez Meyer-Eppler à Bonn. Il avait donc déjà des connaissances assez exactes sur les théories en question, et l'on peut très facilement en retrouver leurs traces dans ses premières études .

Stockhausen était en fait un des derniers à venir. Tout ce qu'il écrit dans ses textes, suggérant qu'il avait lui-même inventé la musique électronique n'est pas vrai. Du point de vue historique, c'est complètement faux.  Mais il faut dire que ce n'est qu'avec lui que la chose commence à devenir sérieuse; sérieuse sur un plan esthétique, sérieuse sur un plan de composition, et de technique de composition.

Son idée, telle qu'elle a été réalisée dans ses premières études était un recours à l'atome de la musique. En fait le son sinusoïdal, c'est-à-dire un son qui n'a pas d'harmoniques. Il voulait composer de nouveaux spectres harmoniques en partant de cette matière pure. Une théorie qui, nous le savons aujourd'hui, est complètement fausse mais qui a néanmoins produit des études de structure sérielle avec beaucoup de charme, et une certaine cohérence esthétique.

Pourquoi le sérialisme a-t-il eu cette prédominance-là dans cette manière de composer la musique électronique ? Parce que ce n'était pas du tout évident, on aurait pu partir sur d'autres systèmes, sur d'autres règles de composition...

C'est très facile à expliquer. D'abord d'un point de vue historique le sérialisme existait déjà.

Stockhausen avait rencontré Boulez à Paris en 1949. Et, à partir de ce moment-là Stockhausen, Boulez et certains autres compositeurs (notamment le belge Karel Goeyvaerts) ont essayé d'élaborer une nouvelle technique en partant de l'héritage de l'Ecole de Vienne, et de certaines techniques rythmiques, même isorythmiques du XIV° siècle, sans oublier les techniques néo-modales de Messiaen dont Stockhausen avait suivi les cours d'analyse à Paris. Le sérialisme était donc existant et appliqué déjà sur maintes œuvres de musique instrumentale.

Ça, c'est la première explication qui est historique, la deuxième est systématique. Parce qu'au moment où Stockhausen entre au studio, on avait déjà vu que cette conception des paramètres divisés ne fonctionnait pas telle que les compositeurs le souhaitaient pour la musique instrumentale.

Pour vous donner un exemple très simple et très banal, on peut faire des séries de hauteurs, on peut faire à peine des séries de durée, (il y a déjà beaucoup de problèmes) mais on ne peut pas faire des séries de timbres. Faites-moi une série qui commence avec une flûte piccolo et qui finit avec une contrebasse. Qu'est-ce qu’il y a entre les deux ? C'est complètement arbitraire. Une telle série reviendrait à une série de registres  et non pas de timbres.

Donc Stockhausen s'est dit, et dans sa conception, il avait parfaitement raison, qu'avec ce matériau pur (le son sinusoïdal) on pourrait peut-être sérialiser les paramètres que l'on ne pouvait pas sérialiser dans la musique instrumentale : le paramètre du timbre, et d'une manière beaucoup plus précise que dans la musique instrumentale, le paramètre de la dynamique.

Voilà, c'est ce qu'il a essayé. Sa première étude est une œuvre qui consiste purement en sons sinusoïdaux, c'est une œuvre très chaste, pour le dire ainsi, qui sonne un peu comme un conductus médiéval chanté par des voix synthétiques de femmes, des religieuses sans vibrato. Donc l'application du sériel était une conséquence logique de ce qui s'était déjà passé dans la musique instrumentale et de ce que l'on attendait de la musique électronique.

En quelle année Gottfried Michael Koenig se joint-il à l'équipe du studio ?

En 1954 et pour vous raconter une petite histoire, il avait déjà écrit en 1951 une lettre à Meyer-Epplert en lui disant : «Je suis un jeune compositeur, j'ai entendu votre conférence sur la synthèse sonore, le principe m'intéresse horriblement, bien que vos exemples musicaux m'aient déçus à cause de leur inopportunité parfois pénible». C'est comme cela que le contact avec Koenig a eu lieu.

Il se joint donc à l'équipe en 1954 et c'est lui qui a eu une très grande influence sur la réalisation du célèbre Gesang der Jünglinge  de Stockhausen et plus tard sur les Kontakte, du même Stockhausen, son œuvre la plus élaborée sur le plan de la musique électronique.

Je suis même certain que ces œuvres n'auraient jamais été ce qu'elles sont si Koenig n'y avait pas collaboré. Car ce n'était pas le compositeur soutenu par un technicien (il n'y a que de rares moments dans la musique où cette combinaison marche) mais c'était un compositeur soutenu par un autre compositeur; avec les mêmes idées sur la structure musicale, avec les mêmes idées sur une technique à élaborer pour parvenir à de nouvelles structures musicales.

Ce qui est intéressant, c'est que si on écoute les œuvres de Koenig, leur esthétique est tout à fait différente de celles de Stockhausen.

Koenig était puriste, Stockhausen beaucoup plus baroque, quand il voyait que quelque chose ne marchait pas, il se décidait pour autre chose. Koenig, lui, travaillait jusqu'à ce que la chose marche et fonctionne.

Et c'est lui qui a, à ma connaissance, composé la première oeuvre sérielle dans laquelle non seulement le paramètre du timbre est totalement élaboré jusqu'aux moindres détails mais aussi dans laquelle ce timbre consiste exclusivement en bruits. Cela veut dire la première composition où le bruit devient paramètre et si l'on écoute l'œuvre, je parle des Klang Figuren N°2, on sait parfaitement distinguer les bruits l'un de l'autre. Il y a même des motifs, des thèmes de bruits qui, si l'on écoute plusieurs fois, sont parfaitement audibles.

Une œuvre assez audacieuse pour l'époque qui a fait grand scandale, du reste, à Cologne, parce que c'était un peu trop dur pour les pauvres allemands. Une œuvre absolument conséquente parce que dans l'idée de Koenig, la musique électronique prenait son authenticité par une rupture très nette avec toutes les traditions de la musique instrumentale. Koenig avait et a toujours horreur de la musique électroacoustique qui imite la musique instrumentale. Il a dit dès le premier moment : «Si nous faisons quelque chose de nouveau, que ce soit quelque chose de nouveau sur le plan esthétique et méthodique aussi».

Nous sommes donc à Cologne dans les années 1955-1956, dans ce studio de la WDR : le studio prend sa renommée et beaucoup de personnalités musicales viennent le visiter, viennent y travailler. Que se passe-t-il dans ces années-là ?

Le studio devient une sorte de lieu de pèlerinage, tout le monde y vient. Il y a pas mal de compositeurs qui ont contribué à la collection des premières œuvres légendaires : Henri Pousseur, qui a composé une chose petite mais très importante, Herbert Brun, Franco Evangelisti, György Ligeti y a même travaillé deux compositions etc...

Quelques-uns viennent pour regarder, pour expérimenter un peu, et d'autres viennent vraiment pour travailler et réaliser des choses.

Il y a aussi, bien entendu, des fous, des musicologues, des maîtres d'école qui viennent là parce que c'est quelque chose de nouveau. Est-ce de la musique ? N'est-ce pas de la musique ? C'était un va-et-vient permanent dans le studio.

Sur le plan musical, on voit aussi qu'à partir de 1955-56 la conception de la musique électronique s'élargit d'une manière substantielle. Ce n'est plus l'exclusivité du son sinusoïdal, on y ajoute d'autres matières primaires, des impulses, des bruits blancs filtrés, etc... Ce n'est même plus l'exclusivité du son synthétique. Stockhausen ajoute, par exemple, dans le Gesang der Jünglinge une voix humaine, et dans ce cas précis, la voix d'un jeune garçon, d'un adolescent.

Et à partir de ce moment, on commence même à se demander si il y a encore une pure musique électronique, si elle ne se tourne pas un peu trop sur les pratiques de la musique concrète, telles qu'elles étaient développées à Paris.

Historiquement, c'est le concept de musique électroacoustique qui apparaît.

Oui, il apparaît aussi parce que d'autres compositeurs refusent de suivre le chemin pur des «pères» de Cologne, tels que par exemple les italiens Maderna et Berio qui tous deux avaient déjà fondé leur studio en 1954 à la radio italienne. Ils n'avaient jamais travaillé dans le studio de Cologne et d'ailleurs ils en avaient horreur.

Moi j'ai travaillé une chose tout à fait différente avec Maderna, c'était les parties bande pour l'opéra Intolleranza  de Luigi Nono et je me rappelle très bien que quand Maderna entrait dans le studio (c'est là où je l'ai vu pour la première fois) il me disait : «Écoute, tous ces centimètres et millimètres que vous mesurez pour prendre des rythmes exacts, je m'en fous. Prends à peu près un demi-bras de bande, on va travailler en improvisant parce que, me disait-il dans son allemand très italien, ça marche beaucoup plus vite et c'est beaucoup plus pratique».

Mais vous-même, à quel moment et de quelle manière êtes-vous entré dans le studio ?

J'avais rencontré Stockhausen en 1957, j'avais seize ans et après l'avoir vu plusieurs fois, il a regardé mes œuvres de jeunesse et il m'a dit d'aller au studio pour écouter beaucoup de musique. Ce que j'ai fait, et qui était dans le studio ? C'était Koenig. Comme cela, je les ai connu tous les deux très très tôt.

J'ai donc fait mon entrée dans le studio en 1958 et j'y ai réalisé ma toute première petite étude dans une technique sérielle. C'était avec le matériau que je connaissais de la Studie II  de Stockhausen. Et en fait, ce truc sonne exactement comme cette Studie II  parce qu'on ne peut pas faire autrement si on travaille avec la même matière et avec le même principe structurel. Ça donne toujours la même chose. Le purisme, je dirais, ne donne pas beaucoup d'options, pas beaucoup de choix.

Ce petit truc-là je l'ai fait, et ça a très vite commencé à m'emmerder parce que c'était un travail de fou pour parvenir à 2 secondes de musique et j'en ai fait 30 à peu près. Je me suis alors dit : «Bon, maintenant tu connais la technique, tu sais comment ça marche, alors, faisons la grande guerre». Et j'ai demandé à Herbert Eimert s'il pouvait m'inviter pour réaliser une chose plus grande. Lorsque j'ai commencé ce travail, j'étais encore lycéen.

Quelle était l'ambiance du studio ?

D'un point de vue technique, le studio était extrêmement primitif. On ne peut plus s'imaginer aujourd'hui à quel point. Je me souviens encore d'un modulateur en anneaux qui était ouvert. Les fils étaient apparents et on ne devait  même pas le toucher parce qu’autrement il ne fonctionnait plus. Donc on le regardait comme le cadavre dans le Saint Sépulcre, si j'ose dire.

L'ambiance sur le plan social était fascinante parce à cette époque-là il n'y avait pas encore le monopole de Stockhausen et il y régnait une atmosphère de collégialité, un esprit extrêmement aventurier.

Je me rappelle des après-midis entiers où l'on était là à quatre ou cinq, compositeurs, écrivains, peintres de la célèbre école moderne de Düsseldorf à discuter sur, disons, les bases d'une esthétique nouvelle. Nous discutions un après-midi entier le Finnegans Wake de James Joyce, l'autre après-midi une œuvre de Charles Ives que l'on ne connaissait pas encore et que l'on écoutait ensemble. C'était vraiment fascinant, l'un apprenait de l'autre.

Ce n'est qu'à partir de 1960, à peu près, que la chose commence à être monopolisée par Stockhausen.

Quelle étaient les relations entre Stockhausen et Koenig ?

Il y a eu un peu la guerre entre eux deux mais pas une guerre ouverte. Koenig était exactement le contraire de Stockhausen. Un type extrêmement fermé, extrêmement modeste, qui n'aimait pas parler de lui-même. Et le résultat de cette guerre souterraine c'est que Stockhausen travaillait quand il voulait et Koenig était condamné à travailler la nuit.

Pour le reste, il assistait Stockhausen pendant la journée et je me rappelle que lorsque ont commencé les travaux pour Kontakte, c'est Koenig qui a fait toutes les analyses sonores, qui préparait le matériau tandis que Stockhausen venait ici et là pour regarder si ça marchait bien, puis retournait chez lui.

J'ai sur ma propre demande assisté à une bonne part du processus de réalisation de Kontakte. La seule condition que Stockhausen me posait, et il avait  parfaitement raison, c'était de fermer ma grande gueule et de ne rien dire, de me mettre dans un coin sur une chaise et de regarder. Ce que j'ai fait et j'ai vu jusqu'à quel point Koenig interférait et intervenait dans le processus de réalisation.

Ça veut dire et je dois le répéter que les Kontakte  n'auraient jamais été ce qu'ils sont si Koenig ne l'avait pas assisté en sa qualité de compositeur et avec sa conscience de compositeur.

Moi, à l'époque, lorsque Stockhausen s'en allait le soir, je prenais tous les petits morceaux de bande qu'il avait jetés dans la corbeille et je les amenais chez moi, les recollais et les étudiais. Ce qui était assez drôle parce que dans le studio on travaillait à la vitesse de 38 cm/seconde, mais moi je n'avais qu'une toute petite machine extrêmement primitive de 4,5 cm/seconde. Donc j'entendais tout ce matériau 3 à 4 octaves plus bas, ce qui donne une certaine perspective sur le côté microscopique du matériau, et c'est comme ça que j'ai essayé d'apprendre ce que Stockhausen était en train de faire. Parce qu'il ne parlait pas beaucoup en travaillant. C'était plutôt l'atmosphère d'un avion avec un pilote et un co-pilote plus un passager qui avait la permission spéciale de se mettre pendant une heure dans la cabine. Je les ai vus décoller et atterrir, piquer du nez bien entendu et je dois dire que c'était une école fantastique parce que cela n'arrive que très rarement qu'un jeune garçon (j'étais encore lycéen) ait la possibilité de suivre un processus non seulement de réalisation mais aussi de composition millimètre par millimètre. Je crois que c'est la meilleure école que l'on puisse avoir : regarder le boulot des autres.

Comment s’est passée la rupture entre Stockhausen et Koenig en 1963 ?

D'une manière assez brutale. Eimert ayant atteint un certain âge, il devait  avoir un successeur. Son prince héritier était bien entendu Stockhausen. C'était si je me rappelle bien en 1963 ou début 64. Stockhausen revenait des Etats-Unis. Il venait d'être nommé le nouveau chef du studio et la première chose qu'il dit en sortant de l'avion à Koenig c'est qu'il est viré. Et ça c'est une chose que Koenig n'a pas acceptée et ne pouvait pas accepter. Il y a presque eu un procès et finalement un compromis avec la direction de la Radio de Cologne.

Un peu plus tard Koenig a eu une sacrée chance parce qu'on lui a demandé s'il ne voulait pas devenir le directeur artistique du nouveau studio de musique électronique d'Utrecht (depuis 1967 : Institut de Sonologie). Il a accepté et avec son départ une nouvelle histoire du studio de Cologne a commencé.

Stockhausen reste donc seul maître à bord ?

Oui et visiblement il n'était pas en mesure de maintenir le niveau de réalisation tel qu'il avait été garanti par la présence de Koenig. Il ne s'est pas vraiment occupé du studio. Il était content d'avoir le pouvoir mais il n'a pas été un directeur qui se souciait vraiment de la chose. Il a mis ses petits amis là et il se foutait un peu de ce qui en sortait.

Eimert c'était un vieux monsieur, un peu emmerdeur, il faut le dire, mais qui au fond de son cœur était très libéral. Il avait accepté des compositeurs tout à fait différents. Mais à partir du moment où Stockhausen est arrivé comme chef suprême, il a considéré le studio comme étant sa propriété privée. Ça veut dire que tous ceux qui sont invités, sont invités parce qu'ils sont déjà ses petits esclaves et dans les œuvres qui sont composées à ce moment-là, on voit que ces compositeurs ne peuvent concevoir la musique électronique que comme une musique stockhausenienne, mal comprise du reste.

Il n'y a qu'une seule exception c'est le jeune Johannes Fritsch qui a composé un morceau qui s'appelle Fabula rasa et qui est exactement le contraire de la philosophie et de l'esthétique du studio de Cologne de cette époque-là.

Stockhausen qui a une très forte intuition musicale, ça c'est connu, n'était pas très bon en technique, sans Koenig il était perdu. Ça se voit très clairement dans les morceaux qu'il a composés après. Hymnen par exemple ou bien cette œuvre dans laquelle il a intégré la musique de Beethoven. Sur le plan technique, il leur manque quelque chose. La procédure est plate, ce sont des trucs de technicien de studio qu'on connaissait déjà, mais, bien entendu, avec une forte intuition de compositeur. Si l'équilibre entre plan de composition et plan de technique est parfait, on n'entend pas la technique mais il y a par exemple des passages entiers dans les Hymnen  où l'on entend comment c'est fait. Et rien de plus.

Pourtant il reste toujours une patte Stockhausen, une signature qui est fantastique même dans des œuvres qui sur le plan peut-être de la rigueur et de la recherche sont en-deçà de ce qu'elles étaient dans les années 50.

Oui, absolument, parce qu'on peut dire contre Stockhausen ce que l'on veut. On peut avoir beaucoup de problèmes avec lui et quand on n'en a pas, c'est lui le premier qui les créé mais il faut toujours dire que même si Stockhausen fait des choses problématiques, même pour le dire ainsi, s'il fait de la merde, cette merde est toujours beaucoup plus valable que les soi-disants chefs-d'œuvre des petits compositeurs académiques du conservatoire, compositeurs diplômés ou je ne sais quoi qui osent se frotter au phénomène Stockhausen dans des termes du genre : «Stockhausen, c'est du passé, on n'en parle plus». Si Stockhausen fait de la merde, ces petits emmerdeurs-épigones sont les mouches qui atterrissent dessus.

C'est aussi simple que cela, Stockhausen a une intuition extrêmement forte. C'est un créateur, c'est quelqu'un qui a une personnalité musicale, un visage musical qui pour une bonne part a imprégné l'histoire de la musique d'après-guerre. Il faut tout de même, malgré tous les prob!èmes que l'on peut avoir avec lui, reconnaître ce simple fait.

Si nous faisons un saut dans le temps, et que nous passons des années 60 aux années 70, que se passe-t-il à Cologne ? Qui sont les nouveaux compositeurs qui  y  viennent ?

Stockhausen n'est plus directeur du studio. On a nommé un autre compositeur qui n'avait aucune expérience de la musique électroacoustique. Il s'appelle York Heller et la chose la plus importante qu'il ait faite a été de s'intégrer a posteriori à l'Ecole de Cologne dont il n'avait aucune idée, étant venu comme la moutarde après le dessert.

J'ai vu par exemple un programme rétrospectif de musique électronique de l’Ecole de Cologne où il y avait, Stockhausen, Koenig, Kagel et York Heller. Je n'aime pas que l'on se serve de l'histoire pour l'émancipation personnelle. Je n'aime pas cette idée. Ou bien on sait nager ou bien on ne sait pas. C'est l'un ou l'autre.

La production du studio n'a absolument plus de visage. Le studio en ce moment est sous haute pression du directeur de la radio de Cologne pour des questions de budget. Et je ne vois pas ce qui en sort.

Stockhausen qui n'est plus directeur y travaille-t-il toujours ?

Il y travaille toujours et un technicien l'assiste. Ils font tous les passages électroniques, électroacoustiques, live pour son opéra gigantesque Licht . Cela est fait dans le studio, ce que je trouve parfaitement légitime. Donc pour Stockhausen, c'est comme pour tous les autres, s'il veut travailler là, on lui donne quelques mois pour le faire. Il vient, il fait son boulot et puis s'en va.

Retour en arrière : Dans les années 60, Koenig quitte Cologne pour créer l’Institut de Sonologie d'Utrecht. Est-ce que l'on peut dire que de ce moment-là l'esprit de Cologne s'est transféré à Utrecht ?

Pour une bonne part oui, parce que Koenig continue ses travaux à Utrecht. Il le fait de manière très conséquente, il continue son grand projet de composition par ordinateur, ce qu'il fait du reste d'une manière beaucoup plus intelligente que tous ces compositeurs de computer-music.

Il est aussi très libéral et donne accès au studio non seulement à une bande de compositeurs hollandais qui essaient là de faire de la musique électroacoustique mais aussi à pas mal de compositeurs étrangers, anglais, américains, yougoslaves, français, allemands etc... qui  trouvent là le refuge pour pouvoir travailler calmement. Un compositeur qui arrivait dans le studio était payé au minimum 6 mois, au maximum 18 mois pour travailler tranquillement sa composition, ce que je trouve adorable.

Si vous regardez les archives de l'Institut de Sonologie, elles sont riches d'œuvres de cette époque-là, toutes très différentes.

Et lorsque à votre tour vous prenez la douloureuse décision de quitter Stockhausen d’une part, et de rejoindre Koenig d’autre part, comment cela se passe-t-il ?

C'était exactement pendant l'été 1966. La séparation avec Stockhausen s'était déjà faite sur le plan personnel et la séparation physique ne m'a pas causé trop de douleurs parce que déménager de Cologne, cette ville de province, que du reste je déteste, pour la jolie ville d'Amsterdam, c'était plutôt un plaisir. Mais la Hollande était  un peu problématique parce que les Pays-Bas n'ont pas une très riche tradition sur le plan de la composition. La musique hollandaise est plutôt primitive sur le plan rythmique, on y entend toujours les moulins à vent et les sabots de bois. Néanmoins j'ai pris cette décision parce qu'il y avait ce studio là. Et ce studio avait un air très international.

Comme je viens de le dire, on pouvait y travailler tranquillement, on n'était pas contrôlé du tout, on pouvait vraiment faire ce que l'on voulait. Je m'y sentais à l'aise et je me suis dit : «Bon, tu as un contrat d'un an qui peut être prolongé de six mois, après on verra»...

Vous avez composé à ce moment-là, entre 1966 et 1968 une œuvre radicale : Aspekt.

Oui, c'est une œuvre qui s'insère dans la tradition de Cologne et dans laquelle j'ai essayé de me servir de procédés techniques tout à fait nouveaux pour l'époque. C'est une œuvre très pure parce qu'en 1966, la plupart des compositeurs composaient déjà dans le genre «groupe d'incitation musicale» et cette œuvre est absolument hors de tout compromis. J'ai du reste obtenu en 1968 le premier prix de la 5ème Biennale de Paris pour cela. Elle me plaît beaucoup parce qu'on était dans une période où notre génération se radicalisait de plus en plus à cause de la guerre du Viêt-Nam et elle exprime toute ma fureur sur le monde des années 60 sans le faire sous une forme symbolique ou avec des citations. C'est une composition-composition.

Comment le public l'a-t-il accueillie ?

Le public allemand était très choqué. Il y a eu beaucoup de scandale dans les concerts jusqu'aux agressions physiques mais je suis très bon en karaté.

Comment voyez-vous l'avenir de la musique électronique ?

Question difficile. Certainement pas dans les formes du concert traditionnel. Je suis absolument convaincu que la musique électronique doit créer de plus en plus son propre environnement, qu'elle doit s'allier avec d'autres formes artistiques modernes comme par exemple le film ou toute autre forme visuelle.

La réussite sur le plan esthétique dépendra des visions que les compositeurs déploieront, des techniques qu'ils inventeront pour les réaliser et des «coalitions» qu'ils chercheront sur le plan artistique.

Je suis sûr que l'électronique vivra de deux sources et s'en nourrira pour garantir son avenir. La première est ce que j'appelle la source sinesthésique : s'allier avec d'autres formes de production artistique. La deuxième est sur le plan spatial : la musique électroacoustique doit nécessairement créer de nouveaux types d'espaces sonores pour survivre. Donc, le concert où l'on tourne une bande à deux pistes que le public écoute par deux haut-parleurs est d'ores-et-déjà condamné à mort.

 

D I S C O G R A P H I E

 

Karlheinz Stockhausen

Etude (1952). Studie 1 (1953).Studie 2 (1954). Gesang Der Jünglinge (1956). Kontakte (1960), Ref. : Stockhausen-Verlag 3(1).

Mantra (1968), Ref. : New Albion Record-NA 025.

Spiral (1968), Ref. : Organic Oboe-OO Dics #1.

Sirius (1977), Ref. : Stockhausen-Verlag 26 A-B.

Kathinkas Gesang (1983), Ref. : ÖRF 7532.

Oktophonie, Ref. Stockhausen-Verlag 41.

 

Gottfried Michael Koenig

Klangfiguren 1 (1955), Ref. : Acousmatrix 6-BVHAAST.

Klangfiguren 2 (1956). Essai (1958). Terminus 1 (1962).

Terminus 2 (1967). Functionen (1969), Ref. : Acousmatrix 1/2-BVHAAST.

 

Konrad Boehmer

Aspekt (1968). Cry of this Earth (1978). Apocalipsis Cum Figuris (1984), Ref. :Acousmatrix 5-BVHAAST.

Enfin, l’indispensable compilation :

Cologne WDR, Early Electronic. Ref. : Music Acousmatrix 6.

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(1) Les disques de la collection Stockhausen-Verlag sont disponibles à l’adresse suivante: Stockhausen-Verlag, Kettenberg 15, 51515 Kürten, Allemagne (Catalogue sur demande).

 

B I O G R A P H I E

ET    Œ U V R E S   DE   K.  B O E H M E R

 

Né à Berlin en 1941, Konrad Boehmer vit à Amsterdam depuis 1966, mais c'est à Cologne qu'il a reçu l'essentiel de sa formation musicale. Introduit par Stockhausen dans le studio de musique électronique de la radio WDR de Cologne en 1958, il étudie la composition avec Gottfried Michael Koenig entre 1959 et 1961.

En 1959 il participe aux cours de composition de Boulez, Pousseur et Stockhausen aux cours de musique nouvelle de Darmstadt.

Entre 1961 et 1963 il collabore aux recherches du studio de Cologne, y réalisant sa première composition pour sons électroniques et orchestre, Position , créée par Bruno Maderna en janvier 1963.

En 1962 il compose une œuvre de musique de chambre Zeitläufte, commandée par Pierre Boulez et créée au Domaine Musical en février 1963.

Parallèlement à ses études musicales, il fait des études de musicologie, de sociologie et de philosophie à l'Université de Cologne. Il les termine par une thèse sur la théorie de la forme ouverte dans la musique nouvelle.

En 1966 il intègre le studio de musique électronique d'Utrecht (Institut de Sonologie) où il réalise Aspekt,  composition électronique qui reçoit le prix de la V° Biennale de Paris.

En 1966, le prix de la radio néerlandaise AVRO lui est décerné pour son œuvre Information pour 4 percussions et 2 pianos.

Entre 1968 et 1973 il travaille comme rédacteur-musique à l'hebdomadaire "Vrij Nederland". Ses articles, qui font régulièrement scandale sont réunis en un recueil et publiés, en 1974, sous le titre Ouï et Inouï.

En 1972 il est nommé professeur d'Histoire de la musique et de théorie de la musique moderne au Conservatoire Royal de la Haye.

C’est en 1986 qu’il réintègre l'Institut de Sonologie, dont il est actuellement directeur.

Son opéra Doctor Faustus (1980-83) reçoit le prix Rolf Lieberman, attribué pour la première fois en 1983. Cette œuvre a été créée à l'Opéra de Paris en 1985.

Cette même année, sa cantate Malgré la nuit seule a été créée au Centre Pompidou.

En octobre 1984 il crée au festival de Donaueschingen Apocalipsis cum figuris (pour bande 8 pistes,4 percussions et 3 "chanteurs pop"). Le disque compact de cette œuvre a reçu le prix Edison en 1993.

En 1987 sa deuxième œuvre de théatre musical Woutertje Pieterse est exécutée lors de l'inauguration du nouveau Théatre de Rotterdam.

Outre la composition et l’enseignement, Konrad Boehmer poursuit également une activité de chef d'orchestre. Il a été invité comme professeur en Europe, aux Etats-Unis et en Amérique Latine.

Son recueil de textes théoriques (1961-1991) Das Böse Ohr, a été publié chez Dumont à Cologne, en avril 1993.