Entretien avec Bernard Fort

par Jean-François Minjard

 

 

Lors de notre dernière rencontre, précédant de quelques jours le mixage final de L'impatience des limites, tu te posais la question de savoir comment l'auditeur allait entendre cette œuvre et par là, comment l'idée de conformité, voire de conformisme ou d'académisme, s'appliquait à l'écriture acousmatique. Alors voici ma question : y aurait-il une conformité de l'écriture acousmatique, et conforme à quoi ?

En fait il y a deux questions et la première que je me posais alors était : qu'est-ce qui va pouvoir être perçu de cette pièce à l'écoute du disque par rapport à une écoute de concert ? Toutes mes précédentes réalisations ayant été plutôt pensées pour le concert. Pour L'impatience des limites comme pour les Haïku, la question était celle de leur lisibilité sur une simple écoute domestique, en stéréo. C'est une idée que je creuse depuis un moment et qui est liée à des constatations que j'ai faites sur tout le répertoire électroacoustique, m'étant aperçu que depuis trente ans on grave des œuvres sur disques, le réflexe chez le compositeur étant de se dire qu'une bonne ou très bonne pièce de concert mérite d'être gravée. On obtient des disques qui sonnent bien en concert mais qui sonnent mal à domicile. De nombreux disques ne sont ainsi jamais écoutés dans leur intégralité.

Lorsque j'ai envisagé de faire les Haïku j'ai voulu les faire pour le disque, ce qui fait que maintenant je suis très embarrassé — et c'est la même chose pour L'impatience des limites — quand je dois les donner en concert, parce que je ne sais pas quoi faire, tout a été prévu pour être écouté en stéréo. Lors de leur diffusion, j'installe une simple balance pour chacune des sections, tout est déjà sur la bande. Alors qu'avant j'avais l'attitude inverse, je me réservais énormément de travail pour le concert. Quand j'ai composé L'impatience des limites, dans un contexte un peu particulier — ça allait être un hommage à Mady et j'avais une échéance — j'ai transformé le projet initial. N'étant pas prévue pour le disque mais pour une création en concert au cycle acousmatique dont c'est une commande, j'ai abordé cette pièce en me posant la question de sa «lisibilité» à l'écoute du disque.

Cette question se situe effectivement à deux niveaux : la lisibilité acoustique — les gens auront-ils un matériel suffisamment bon pour permettre d'entendre les sons correctement restitués ? — et quelle sera l'attention portée à l'écoute des multiples détails que la pièce contient ? Quand on est en concert on a une vitesse d'écoute qui n'est pas la même que lorsqu'on est chez soi, on sait qu'avec un disque on peut revenir en arrière alors que le concert est fugitif, on ne reviendra pas dessus, donc on a une attention différente. A la maison il y a les bruits qui viennent se greffer par dessus, et dans quelle mesure est-on capable de les soustraire ou de les intégrer ? Il y avait toutes ces questions-là, que je pense avoir résolues avec les Haïku et sur lesquelles j'avais plus d'interrogation avec L'impatience des limites.

L'autre question était liée à la forme, on a affaire à une pièce qui peut se diviser en deux grands moments. Le premier est un crescendo de dix minutes, le deuxième est une partie extrêmement minimale dans laquelle, par dessus une image figurative qui est celle de la mer, — un petit bruit de vague dans une crique — il y a des micro-intentions posées dessus, ce qui me ramenait à une question technique : quand on met un disque chez soi on aime bien, finalement, avoir une espèce de volume constant. Quand on écoute une suite de Bach, entre le piano et le forte il n'y a pas grande différence, où que l'on soit dans la pièce on l'entend. Au contraire avec L'impatience des limites il y avait le risque de la différence des volumes tout au long de la pièce et donc avoir un auditeur qui jongle avec son bouton d'intensité, se mettant à influer sur la forme même de l'œuvre.

C'est plutôt ce type de question que je me suis posé et finalement je pense avoir trouvé une réponse par ce que l'on pourrait appeler la prégnance des images, c'est à dire faire en sorte que l'image acoustique d'un son, figurative ou non, ne soit pas uniquement présente par son intensité, mais aussi par sa qualité de «visibilité», l'espace qu'elle installe. Je me suis aperçu que ce bruit de la mer, bruit très léger, se lit très bien si l'image est bien définie.

Tu as évoqué la difficulté rencontrée à la diffusion de ces pièces pensées et réalisées pour le disque, pourrais-tu nous dire plus longuement de quel ordre est cette difficulté ?

C'est en partie une question de calibre des espaces acoustiques et en partie une question de liberté de jeu, relative à la profondeur et aux intensités. Concernant cette notion de calibre, l'auditeur installe une espèce de triangle entre les deux points de son écoute privée et lui. Pour l'écriture de L'impatience des limites ou des Haïku, lorsque j'ai fait des traitements, — comme de placer un son à gauche ou à droite, de faire un mouvement panoramique ou une mobilité allant de la gauche vers la droite — je me suis aperçu que cette mobilité-là était perceptible avec un certain recul dans cette espèce de triangle. Si les haut-parleurs sont trop écartés, cette impression de mouvement de l'un à l'autre risque de disparaître pour devenir l'un ou l'autre. Les intentions, l'écriture du mouvement des sons risquent de disparaître, et quand j'installe une écoute de ce type là dans une salle de concert, surtout si elle est relativement grande, je me trouve face au problème des mouvements panoramiques qui ne sont plus lisibles de la même manière.

C'est ce que j'appelle la question de calibre, mais c'est aussi une question de calibre de l'image. C'est plus une impression que quelque chose de complètement vérifié, mais il doit y avoir une adéquation, que je ne mesure pas, entre la chaîne haute fidélité qu'ont les gens chez eux et le lieu dans lequel elle est installée. On peut supposer que chacun a trouvé un équilibre qui devient sa référence d'écoute.

Certaines images figuratives, comme celles de la mer ou comme un coup de tonnerre, ou encore certaines images abstraites qui se définissent par des formes dynamiques, rythmiques, harmoniques, etc...— sont faites pour être lues dans ce rapport d'intimité que crée l'écoute domestique. En concert, ces images et la musique se trouvent être trop théâtralisées, trop passées à la loupe, c'est comme une diapositive beaucoup trop agrandie lorsque je projette L'impatience des limites ou les Haïku dans une salle de concert. C'est un petit peu comme un format de peinture, c'est comme une toile d'un mètre par un mètre vingt qui va très bien dans un salon mais qui ne s'accroche pas dans une immense salle. Utiliser un trop gros dispositif de diffusion revient à grossir cette image, on adapte l'image au lieu de concert, mais on n'a pas adapté tout l'ensemble à un auditeur qui, lui, est tout seul et n'a pas changé de format, c'est le public comme personne morale qui est plus gros, mais l'individu qui la compose ne change pas. Donc cette question demeure. Les mêmes questions se posent entre le télévisuel et le cinéma.

Revenons à cette question de conformité. Conformité à une attente du public face à un certain nombre de procédés d'écriture et de composition, ce qui te laissait penser que cette pièce allait être reçue avec des réserves. Peux-tu nous en parler en termes de projet esthétique et artistique ?

C'est un peu particulier, parce que cette question est en fait personnelle. Chaque fois que j'ai fait une musique je me suis posé cette question. Je veux bien essayer de le dire mais je ne sais pas forcément l'analyser.

Je dis souvent que j'aimerais bien savoir faire de la musique académique, comme une pièce à concours ou une pièce comme tout le monde sait les faire. Mais j'ai l'impression que je ne sais pas les faire, c'est peut-être lié au fait que je suis autodidacte. Les grandes pièces d'école comme le De natura sonorum [de Bernard Parmegiani] ou encore Erosphère [de François Bayle] me semblent être des pièces d'école comme une symphonie est une pièce d'école. Il y a une forme et des choses qui font que l'on sait où l'on va : on rentre dans un appartement et l'on voit à peu près à quoi correspond chacune des pièces. Pour moi chaque fois que je fais une musique j'ai l'impression que j'ignore tout de ça et que je suis complètement en dehors du canon électroacoustique habituel.

Ce sont des questions que je me suis posées quand j'ai fait Le tombeau de William Byrd puisque c'était une œuvre mixte [pour clavecin et bande ] qui m'a prouvé que la musique mixte ne marche pas. Quand j'ai fait les Fractals j'ai trouvé cela monstrueux, je ne voyais pas à quoi on pouvait rattacher ça, alors que d'autres pièces comme L'exposition acousmatique  étaient plus classiques, plus faciles. Mais avec L'impatience des limites ou les Haïku on retrouve cette question de non conformité.

Une pièce qui fait entendre un crescendo monochrome de dix minutes qui s'arrête brutalement et qui nous laisse devant rien risque de laisser l'auditeur devant ses questions : pendant dix minutes il ne se passe rien et après ce rien qui s'arrête brutalement on constate effectivement qu'il n'y a rien derrière [Grand éclat de rire de Bernard Fort! ] .

Est-ce que l'un des paris du compositeur n'est pas, également, de trouver de nouvelles solutions, de nouvelles stratégies dans le cadre des formes déjà exploitées ?

Je comprends très bien et je défends l'idée, mais je n'arrive pas à rentrer dans ce projet : distinguer la forme du style. Pour revenir à un schéma plus classique, quand la symphonie a été mise au point elle a été à la disposition de tout le monde, tout le monde a pu faire une symphonie, seulement moi quand j'ai un projet, je n'arrive pas à le faire rentrer dans ces cadres-là, c'est toujours un format bizarre, mais je veux bien admettre qu'elle soit perçue comme une pièce très classique.

Mais les formes ont toujours été malmenées par certains compositeurs. Le compositeur aujourd'hui a-t-il ou n'a-t-il pas à prendre des risques, ces risques étant pris vis-à-vis de l'histoire ou vis-à-vis de lui-même ?

C'est peut-être un mélange des deux, car on peut se dire que sur cent cinquante ans d'histoire, la symphonie a avancé, elle a éclaté progressivement. Mais si l'on regarde cent cinquante ans d'histoire de la forme, on s'aperçoit que ce qui en fait le fond est beaucoup plus important que tous les éclatements qui ont eu lieu, donc en fait elle bouillonne à l'intérieur mais elle est toujours elle-même. Ce qui est permanent me paraît beaucoup plus important que ce qui diffère. Une chose est certaine, à chaque nouvelle pièce j'emploie un dispositif nouveau. La seule fois où ça n'a pas été le cas c'est pour L'exposition acousmatique où trois pièces de suite ont tenté d'être régies par les même idées formelles, de durée et de dispositif de studio et de diffusion, c'étaient Jour de lenteur, Cathedral et Architecture du plan. Mais autrement, chaque fois, j'ai l'impression que la nouvelle pièce sera un cas particulier.

Alors comment  investis-tu le problème de la forme ?

La forme n'est jamais antérieure à la musique. En fait, une des différences de comportement dans ma manière de faire est que jamais je ne me dis que je vais faire une symphonie. Je crois que d'après ce que j'ai pu constater en discutant avec toutes sortes d'autres compositeurs, je dois faire partie des rares exceptions qui ont le titre et l'univers poétique avant la pièce. J'ai souvent réfléchi avec des amis en essayant de trouver un titre à leur musique. Il m'est rigoureusement impossible de démarrer la composition d'une musique si elle n'a pas un titre et un univers poétique déjà définis, ou un projet d'ordre esthétique. Alors que, par exemple, j'ai souvent entendu d'autres compositeurs dire prendre deux bobineaux, essayer le mixage, entendre le résultat, jeter si c'est mauvais et garder si c'est bon, puis essayer encore autre chose, et petit à petit se construire une séquence pour enfin, si le déclic a lieu, partir sur une pièce. Je n’ai jamais fait ça.

Chez moi il y a une espèce de chronologie : d'abord le titre, puis autour du titre se bâtit un univers poétique, et l'envie de restituer cet univers poétique fait naître une forme.

En fait je me sens un peu dans la situation du peintre qui ne saurait absolument pas traiter la perspective, il sait qu'il est vraiment incapable de traiter la perspective, mais de toute manière il se dit que ça n'est pas grave puisque ça n'est pas du tout dans son projet. Donc il n'y en a pas dans ses toiles et c'est normal.

En revanche, j'ai une impression d'isolement, de me dire que je travaille sur des paramètres qui ne sont pas ceux des autres, leurs valeurs et leurs paramètres étant souvent les mêmes. Mais j'ai l'impression que chacune de mes musiques creuse d'avantage le fossé, ce qui me laisse à penser qu'en acousmatique il faut distinguer le genre du style.

Le genre c'est l'idée que l'acousmatique est un art de support, que c'est donné à entendre sur des haut-parleurs, que c'est fait en studio, que c'est un art du différé, de l'empreinte sonore. Le style étant la signature de chacun, la façon dont chacun s'approprie ce genre ouvert par des technologies, pour faire quelque chose qui lui est personnel. Il faudrait peut-être ajouter la notion d'école ou d'esprit, ce qui serait une notion qui plane au dessus de tout cela. J'ai l'impression d'être attaché de plus en plus au genre acousmatique, — qui est souvent compris comme étant l'expression d'une école française, ou plus exactement francophone — et de moins en moins appartenir à cette école-là. Je me sens de plus en plus proche de la pensée de la musique américaine, de gens comme Cage ou Feldman, qui curieusement pratiquent peu l'acousmatique, — je suis très attaché à une pièce comme Roaratorio qui est une grande œuvre acousmatique, la dernière de John Cage, et j'ai l'impression de développer une pensée qui jusqu'à présent n'a pas collé avec le genre.

Il y a du coup une adaptation qui fait que progressivement je me sens aussi dériver sur les modes de diffusion. Je suis de moins en moins intéressé par la notion du concert à la française, c'est à dire le grand orchestre de haut-parleurs face à un public et le compositeur œuvrant, et j'ai de plus en plus envie de travailler sur les supports du concert à domicile : le disque ou la radio, et travailler aussi sur des notions de temps qui sont des notions hors du concert. C'est comme ça que j'ai trouvé les meilleures manières de présenter les Haïku, sous forme d'exposition, et c'est aussi comme ça que j'imagine la prochaine que je vais faire et qui s'appelle Ikebana, qui est une pièce qui n'a pas de début, qui n'a pas de fin, c'est en fait un processus qui se présente comme un paysage à la fois toujours identique et toujours différent.

Avec cette pièce je saute définitivement dans des musiques qui n'ont ni début ni fin, qui sont des processus dans lesquels on entre et desquels on sort à un moment donné, et qui font que la perception du musical est du même type que celle de l'œuvre picturale : l'œuvre elle-même n'indique pas la durée pendant laquelle on va la regarder. L'idée du cadre, le début et la fin, ce sont des choses très occidentales, très européennes. On peut déjà être plus flou quand l'on va regarder ailleurs les principes musicaux, si je ramène cela à la photographie, c'est l'idée d'imaginer ce qui est hors du champ de la photo, au contraire de la composition à l'intérieur d'un cadre ou d'une peinture qui veut s'inscrire à l'intérieur du cadre et qui utilise une surface donnée on peut envisager une peinture qui laisse à penser que, au delà du cadre elle continue, — c'est la manière de faire de Pollock.

Je pense que l'on peut sortir de cette idée-là et inscrire la musique hors d'un temps bien défini, précisément parce que pour la première fois, nous sommes devant des arts de support qui ne sont pas liés aux contingences physiques ou techniques d'un musicien qui arrive sur un plateau à un moment et en sortira parce qu'il sera l'heure de manger! [sourires ] On peut rentrer dans des processus qui sont générés par des programmes, des choses qui évoluent lentement et qui ont des logiques propres, un peu comme des mobiles. Un mobile pendu au plafond présente constamment des variations de formes : avant que j'entre dans la pièce ça existait et quand j'en sortirai ça existera encore, et au moment ou je suis entré quelqu'un était en train de sortir, et il l'avait vécu aussi de la même manière.

J'ai le sentiment que des tas de musiques sont hors temps, ne serait-ce que les musiques mentales, qui n'ont ni début ni fin, des musiques que l'on imagine constamment. J'ai le sentiment qu'à longueur de temps j'ai une musique dans la tête, qui tourne, qu'elle soit mélodique ou une sensation de matière acoustique ou de profondeur et qu'elle tourne perpétuellement et que donc on y prête plus ou moins attention. Je crois que ça signifie qu'il y a des modes de présentation à découvrir, qui ne sont pas ceux du concert traditionnel.

Cette sortie du cadre te semble-t-elle être l’amorce de ce que tu vas de plus en plus chercher à creuser ?

Je le crois vraiment. Le déclic, le grand virage s'est produit avec les Haïku, lorsque j'ai eu la possibilité pendant trois grandes journées de mettre chaque saison dans une des salles et finalement, installer pour les écouter une simple chaîne stéréo dans chacune de ces salles : concevoir le lieu du concert comme une galerie d'exposition. En passant d'une salle à une autre, on se déplaçait d'une saison à l'autre, un parfum était associé à chaque salle ainsi que le travail d'un plasticien, avec l'idée de créer un espace propice à un univers poétique, les Haïku tournaient en boucle. Les gens rentraient, passaient cinq ou dix minutes dans une salle puis en changeaient, ils prenaient les saisons dans l'ordre qu'ils voulaient.

Cette expérience a été un déclic, je me suis aperçu que ça réglait un certain nombre de questions comme celle de l'intimité avec une œuvre, j'ai du mal à imaginer que mille personnes réunies dans une salle puissent avoir un rapport intime avec un compositeur. Je trouve que les arts de support sont un moyen extraordinaire d'aller vers l'intimité : je suis seul à lire un livre à la vitesse que je veux, quand je veux, où je veux et ce livre a été reproduit à des milliers d'exemplaires, chaque lecteur a une relation totalement individuelle parce que le support on se l'approprie ; il est là.

Je trouvais merveilleux d'avoir simplement dix auditeurs dans la salle du Printemps, le même nombre dans chacune des salles, il n'y avait jamais plus de quarante personnes sur l'ensemble de l'exposition, mais ça pendant trois jours on finit par toucher un grand nombre de personnes et l'Ikebana c'est un prolongement de cette idée. Il est dans une seule salle, je mets la chose en route le matin et je l'arrête le soir, le grand cycle des saisons se fait en une heure, mais on peut rester un quart d'heure ou beaucoup plus.

Quand on naît, quand on vient à la vie, on entre dans le temps, on entre dans la durée en sortant du hors temps, mais on rentre au printemps ou en été, tout cela conditionne tout le reste de notre vie, et de la même manière on s'en retire à un moment, on a vécu ça longtemps ou d'une manière très courte. La pièce est une permanente variation, une chose qui est merveilleuse et qui se renouvelle.

Pour revenir plus précisément à L'impatience des limites, comment as-tu lié ces parti-pris compositionnels et formels et tes valeurs d'homme engagé religieusement et comment as-tu considéré la dimension du sacré dans cette œuvre, sachant qu'il s'agissait d'un hommage posthume à ta femme ?

C'est compliqué. Ça a été posé et c'est là en permanence, mais ça a été un peu exacerbé avec L'impatience des limites, encore que j'aie le sentiment que là aussi ce soit une chose qui risque de s'imposer à moi de plus en plus. Effectivement je voue à la musique une vocation qui pourrait me pousser à dire que finalement la musique en elle même ne m'intéresse pas plus que «le doigt qui montre la lune». La musique c'est soit le véhicule qui permet de montrer des choses, soit le véhicule qui nous permet d'accéder, d'aller vers ces choses-là, mais en elle-même ou pour elle-même, si elle n'avait pas cette vocation elle ne m'intéresserait plus du tout, plus du tout.

Je n'avais pas envie de faire un Credo, de mettre cette préoccupation de manière explicite dans la pièce, parce que, à la limite je pense que l'on peut composer un Credo sans trop y croire et ça n'est pas parce qu'on fait une messe en latin que l'on adhère à la doctrine. Mais sur cette question, je pense que c'est le travail d'un compositeur qui essaye d'introduire le sacré dans un milieu qui est extrêmement profane et je suis assez préoccupé par cette question de savoir s'il est mieux de faire de la musique d'église, c'est à dire d'aller prêcher chez les convaincus, ou si au contraire il n'est pas préférable d'introduire le sacré là où les gens voient le profane, en essayant d'apporter des éléments de questionnement à l'auditeur. Sachant que l'on ne convertit plus à coup d'épée ou à coup d'emprisonnement.

Maintenant la lecture qu'on peut faire du sacré est une lecture qui est vraiment liée aux gens qui lisent, beaucoup de gens peuvent voir du sacré ou une intention sacrée très fine et pour d'autres il faut l'exprimer plus fort. C'est vrai que L'impatience des limites, a un côté sacré qui est nettement moins explicite que dans La méditation sur la tour de Babel, qui emprunte ses textes mêmes à l'Écriture. Mais c'est peut-être aussi parce que c'est un projet beaucoup plus intime entre Mady et moi et que du coup ça ressemble plus à une méditation intérieure, à des choses comme ça. Je suppose que lorsque j'évoque la question du temps, de l'idée que l'on puisse rentrer dans le temps, puis sortir du temps me semble déjà très explicite, très clair. Et le titre L'impatience des limites peut se retourner dans tous les sens et j'ai vraiment réfléchi à des tas de possibilités de le lire. L'impatience des limites n'est pas la démonstration de quelque chose mais plutôt le cheminement, la réflexion sur une chose un peu comme on peut dire que l'on est impatient des limites, on attend l'arrivée au bout pour voir ce qui se passe. Mais il y a cette autre idée qui est que l'impatience c'est le fait de ne pas souffrir de l'existence des limites. Ce sont deux lectures qui deviennent opposées, l'une est hors temps, l'autre est dans le temps. C'est  par des subtilités comme celles-là, qui ne sont peut-être pas «lues» par l'auditeur, mais c'est plutôt là-derrière que je vois du sacré. Mais le sacré reste plus une inspiration qu'une réalité, je ne me sens pas la force d'un Messiaen qui pose son dogme sur la table avec autant d'assurance. Je l'admire mais je n'en suis pas là.

 

B I O G R A P H I E

 

Bernard Fort est né à Lyon en 1954.

Co-fondateur et responsable du Groupe de Musiques Vivantes de Lyon (G.M.V.L.), il consacre toute son activité de compositeur, depuis 8 ans, à la musique électroacoustique, ainsi qu’à sa diffusion en concert (Cycle G.M.V.L.).

Chargé de l’enseignement de la musique électroacoustique à l’Université de Lyon II et à l’école de musique de Villeurbanne.

 

I N  F O R M A T I O N S   S U R    L E S    Œ U V R E S    É V O Q U É E S

 

Le Tombeau de William Byrd, pièce mixte pour clavecin et bande a été créée en mars 1982, à Lyon. Plutôt que la recherche d’une fusion entre l’instrument et la bande magnétique, cette pièce tente de faire coexister le caractère du premier avec les diverses identités de la seconde, en les alternant.

Douze haïku pour la paix céleste, créés en juin 1992 à Villemanzy ; durée : 40 mn.

L’impatience des limites, créée au Cycle Acousmatique du GRM, à Paris, en janvier 1993 ; durée : 18 mn. Dédiée à Mady, épouse du compositeur, soudainement disparue.

Douze haïku pour la paix céleste et L’impatience des limites ont été primées au Festival de Bourges en 1993.

Ikebana, composée en 1993. Ikebana est une composition musicale dont la forme, la durée, le mode de présentation varient avec chaque type de public, de lieu etc... Son déroulement est géré par un programme informatique (réalisé par Dominique Saint-Martin et Damien Monet) piochant dans une banque de sons. Musicalement, l’œuvre suit l’évolution des saisons sur une période d’une heure, et ce, plusieurs heures durant, grâce à la mise en boucle du processus informatique. Le public entre et sort d’Ikebana à sa convenance et s’installe confortablement pour une écoute dont il détermine lui-même la durée.

 

D I S C O G R A P H I E

 

Le Tombeau de William Byrd et Jour de lenteur, Ref. GMVL D01

Architecture du plan, Ref. FAUST 90 SC658

Alice ou la boîte à images, Ref. GMVL CD 08

Le jardin de la Reine, Ref. GMVL CD09

12 Haïku pour la paix céleste et L'impatience des limites, Ref. GMVL CD 010

Flânerie musicale, Ref. GMVL CD016

(Hors collection)

Méditation sur la tour de Babel, Ref. CD Journal de bord, 38ème Rugissant.