Autour de François Bayle, Denis Dufour et Michel Chion :

des propos sans rigueur sur le support.

Jean-Christophe Thomas

 

 

1. «Un art qui adopte un support aussi peu fiable que le temps...» dit Michèle Reverdy parlant de la musique en général.

Mais la musique n'est pas — tant s'en faut — le seul art du temps...Tout ce qui fait récit a maille à partir avec lui. (Qu'est-ce qui échappe au temps!) Même l'image fixe oblige notre oeil à des parcours : nous jette dans le temps. (Et qui sait si ce temps, l'auteur de l'image fixe ne le gère pas à sa façon ? nous livrant une virtualité peut-être très concertée, et mine de rien un très inéluctable et contraignant parcours ?) .

Si la musique acousmatique a emphatisé cette histoire de support, c'est justement parce que le temps s'y est trouvé fiabilisé, stabilisé-matérialisé. (François Bayle : le support c'est le «croisement du concept d'espace avec le concept de temps», le support «matérialise le temps, les aventures du temps», etc...). Surtout, je crois (c'est un détail mais les choses sont surtout convaincantes par leurs détails) grâce au tour de magie du son à l'envers (à la même époque, Cocteau retournait les images comme des gants — c'était du reste des images de gants) : le support brusquement s'est fait prendre au sérieux lorsqu'il a pu nous proposer des effets aussi effrayants, stupéfiants qu'un son, qu'une forme réellement à l'envers. (Les supports feraient bien de réfléchir davantage avant de retourner les images).

Se trouvait renversé le mouvement : c'était vraiment comme remonter le temps...

Evidemment, c'est la parfaite analogie de l'image à son événement qui créait cette gêne (ce trouble) du retournement. (Preuve par neuf, aussi, de la véracité de l'«enregistrement»).

C'est qu'il ne s'agissait plus d'anagramme, de mots croisés ou de lecture à l'écrevisse — de palindrome : lire un mot, des notes de musique à l'envers (surtout des notes), c'est une bien pauvre expérience du retournement, une bien pauvre expérience de l'étrangeté : car elle demeure abstraite, symbolique et conventionnelle. Nul doute par contre qu'on avait attrapé le son — le corps du son — puisqu'on pouvait en retirer des délices telles : la Musique n'était plus une Déesse — elle devenait une femme — qu'on pouvait prendre par derrière.

2. Souvent on entend dire que le support objective des choses subjectives, ce qui permet de travailler sur le fugace, d'affiner le mental par contrecoup — d'où viennent ces choses — qui sont enfin vues et bien vues ; vertu de l'outil... engin spéculaire, heuristique, prométhéen.

C'est vrai, quel outil merveilleux. Mais avant, il faut dire que c'est bien le temps, et non pas la durée que ce fameux support «matérialise». Le temps vécu (c'est à dire subjectif, intelligent), le support s'en moque bien. Pour l'Inéluctable il est pire qu'un tic-tac d'horloge. Tyrannie du support! ruban impassible et bête comme une vache qui ne réagirait même pas aux trains... Quiconque le sait, qui a vu défiler, à 38 cm/seconde, ces belles bobines, pendant qu'interviewé il bredouillait des inepties ? laissait s'emmagasiner des objets dépourvus de la moindre inspiration...

Le support, pour qui entre pour la première fois dans l'antre électroacoustique, le studio, c'est le premier contact avec l'horrible matérialité de cette musique. L'encombrement par la bande magnétique est le symbole avant-coureur de cette absence de maîtrise, qui ne fera que s'accentuer, des objets et de leur prolifération. Objets qui ne vont plus cesser de nous persécuter, de leur indéniable existence... Quelle quête héroïque que celle du compositeur concret! Quel enfer que ce paradis des sons! (Quel est ce roi qui voyait se changer en or tout ce qu'il touchait ? c'est un supplice connu... le contraire de celui de Tantale : par trop de possession). Par le support nous sommes soumis à une multiplication diabolique, gœthéenne (cf. bien sûr, l'Apprenti sorcier) de l'Externe ; à une menace d'envahissement par le non-moi, l'en-soi des choses. (Et encore la tyrannie du support si placide analogique était douce, au prix de celle qu'impose maintenant l'informatique). Ces choses qu'on a pourtant «créées» (vraiment ?), qui n'émanent que de nous (paraît-il), de notre esprit, de notre corps... Gare à l'aliénation de notre propre matière insurgée, que la machine dresse contre nous! (Et «feindre d'être l'organisateur» de ces événements «qui nous dépassent» est une fuite en avant que l'on ne peut tenir longtemps).

Ceci était un couplet quelque peu schaefférien... Mais Fellini lui-même, prince du baroque, paraît-il évitait de regarder le soir les rushes de la journée : pour ne pas se laisser détourner de son fil, profond,... ne pas se laisser trop séduire par le Réel, l'Existence, toujours prompte, on le sait, à précéder l'Essence...

(Pétrification par l'image : que de symboles bibliques, antiques, de mises en garde : ne pas se retourner sur Eurydice,... sur Echo, sur Narcisse,... sur Sodome et Gomorrhe).

On comprend bien les risques de périssement, de l'idée, et de sa fraîcheur, par le ressassement en studio de la belle concrétude indubitable.

On devine la frustration de la possession précoce, pas assez méritée ; l'anxiété qu'amène le confort d'entendre (toujours entendre!). La tyrannie des sens et du travail direct sur ce «maillon» final, et le plus important de la musique, son effet... Circuit trop court, qui fatigue et qui s'use, du phénomène, qui se donne et redonne trop volontiers, émoussant la griserie précieuse du primesaut de l'apparence sensible. Sans parler de l'écueil hédoniste (mais là, j'exagère) pour une musique trop basée sur la sensation.

3. Trop de concret veut dire aussi trop d'écriture : le support est ce qui permet d'«écrire» n'importe quoi, de donner — théoriquement — la dignité de l'écrit à n'importe quoi : déjà que cette dignité (de l'écriture) était une imposture...

Par l'Image tout deviendrait Signe ? C'est un problème pour François Bayle de départager le Signe du Bruit. Et aussi, contradictoirement, de ne pas trop départager : de garder tout! Jouir à la fois de la gloutonnerie et de la délicatesse du gourmet... Bayle aimerait que la contradiction s'efface afin de «gagner sur les deux tableaux», comme il dit : le musicien acousmatique aurait ainsi à sa disposition le Sens — limpide, délié (classique) — et le Signifiant brut du matériau opaque (moderne). Ce dernier au mieux est rêvé parler une langue inconnue — mais il hésite aussi entre l'Insignifiant et le Trivial : l'incompréhensible par nouveauté et la richesse, le baroquisme, la métaphore.

Le support avale tout : du réel, du total sonore, il peut tout offrir au musicien : que garder ? ce qui est la question schaefférienne du Convenable ; Bayle a tendance à s'en sortir (j'entends : dans son discours) un peu facilement en invocant la seule notion d'image, d'empreinte — comme si cette dernière recelait un pouvoir magique ; la prise d'image semble une opération miraculeuse : «On fabrique un objet ; mais pas un objet comme les autres : moins trivial ; il a perdu des attributs ; par exemple on ne peut le saisir»... Parlant du matériau «morphologique» (que le support attrape si généreusement dans ses filets) Bayle oppose ce matériau riche aux matériaux pauvres, «déréalisés» : ces derniers (les accords, les notes, les rythmes) autorisent des relations riches, abstraites ; les morphologies, elles, apportent du dehors au sein de la musique une marée de vie, d'expériences : mais le musicien ne va-t-il pas se noyer, dans ses richesses ? Non, dit Bayle : car le réel, une fois capturé, apparaît décanté — dépouillé de son innombrable variété phénoménologique : apparaissent ses racines, ses types : c'est pour cela que «gagnant sur les deux tableaux, les tenants de l'école concrète travaillent dans la diversité et, à la fois, la régularité»...

Acceptons-en l'augure — cela dépend des cas... Mais faut-il espérer que la distanciation acousmatique, que la coupure que l'image-du-réel représente par rapport au Réel (Ceci n'est pas une pipe) est suffisante en soi à styliser, à faire saillir de tout objet sa quintessence, propice au musical ?

En fait l'inquiétude demeure, et l'ambiguïté : jusqu'où peut-on aller, hors du code musical, là où l'on risque de ne plus être compris, ou de tomber dans le banal, ou de ne plus savoir soi-même faire la part entre le banal et le trop original : faute de repères, de références, de lieux communs et de balises ?

Il y a plus d'une marque dans l'esthétique de Bayle (musique et discours cette fois) de la coexistence de cette Nature (que le support, donc, offre brute, «sauvage») et d'une Culture qui l'accrédite, nous la rend familière. Par exemple : la double postulation concret/géométrique ; informe/formel (avec cette sous-espèce intéressante : l'informe cerclé ) ; les sons-images et les sons-sources ; les icônes et les symboles ; le continu et le discret (rythmique ou autre) ; les qualisignes et légisignes (emprunt à Pierce) ; norme et errance (à Barthes) ; glissant et scalaire, etc... Et la fameuse duplication (debussyste et freudienne à la fois : «Est réel non ce qui est rencontré mais ce qui est retrouvé» cite Bayle de Freud), procédé pour acclimater l'étrange, pour lui donner le temps de nous amadouer, de pénétrer notre craintif cosmos organisé... Et cette phrase ; «je n'ai jamais osé ne pas écrire» (des commentaires — en plus du guidon pour l'esprit, de la «poignée» que pour Bayle représente tout titre, toujours soigneusement choisi) — comme si la musique trop nouvelle ne pouvait se passer (suggère-t-il avec modestie) d'une «légende» verbale.

C'est le thème du support des mots, et du support qu'apportent les concepts et les modèles à une musique dont Bayle semble toujours se demander si elle ne risque pas — à fuir le sens commun en plus d'être invisible — de basculer du côté des mirages, de l'amorphe et des ectoplasmes (comme il dit), «aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l'ombre et des tourbillons» (comme dit quelqu'un d'autre)...

Toute une rêverie chez Bayle surdétermine du reste le support, enrichit de sens figurés le support au sens propre, le support vrai, qui devient un symbole fantasmatique, un lieu de cristallisation matérialiste et enchanté et une raison — parmi d'autres... — de sa fécondité acousmatique : nous retrouverons cette sorte de «fétichisme» inspirateur chez Michel Chion. Pour Bayle, il suffit de penser au rôle que tient, dans son esthétique la notion d'Équilibre, en majesté à la fois centrale et précaire (Toupie dans le ciel...) ; car c'est un équilibre instable, «polygone de sustentation» sans cesse guetté de «catastrophes». Par exemple : effondrements, mutations brusques ou progressives des plages de musicalité, avec des moments singuliers, des seuils, des zones statiques, des appels d'air et des effets de vide, d'apesanteur — paniques ou délectables — etc... La notion de Modèle elle-même, d'archétype peut servir de support en soi, je viens de le dire (et le simple défaut de loi est senti comme défaut de support, vécu comme désarroi, machine de guerre destinée quelquefois à saper les repères de l'auditeur — comme ils manquèrent sans doute lors de la découverte, en tout premier lieu au compositeur). La notion de Surface double celle de support, se retrouve par exemple dans la conception d'un écran acousmatique : celui concrètement proposé par le fameux acousmonium, facial «support de vide» qu'un front de haut-parleurs souffle sur l'auditeur. Enfin on sait que la musique de Bayle est une musique très stratifiée, dont le «feuilleté» est pertinent rhétoriquement. 

C'est donc le style qui est ici l'émanation de la notion-même de support.

Denis Dufour fait descendre la musique dans la contingence en l'«enfonçant» dans le support — à ses risques et périls expérimentaux : «Lorsque je compose pour instruments, je ne me soucie pas des questions subalternes (qualité du papier, etc...) : je procède par signes (écriture) ; par contre, composant en studio, c'est un autre rapport qui s'établit entre mon œuvre et moi : je suis responsable du produit de bout en bout ; l'œuvre acousmatique se perçoit comme un tout, où l'on ne sait pas distinguer l'accidentel de l'essentiel ; les décisions compositionnelles abstraites sont prises conjointement avec les décisions les plus techniques : donc le support intervient ; est pertinent ce sur quoi on va enregister» etc...

Ainsi lorsqu'il «froisse la bande, la réduit à l'état d'une boulette, avant de la redéployer devant les têtes» il met la matérialité du support à contribution, pour un résultat, une idée musicale ; lorsqu'il demande à son acteur, en récitant, de «déformer sa voix et son visage», il y a contamination entre l'idée «support froissé» et l'idée «récitant froissé», si j'ose dire...C'est ainsi que l'esprit vient aux choses.

Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau : la proposition est banale ; mais que cet inconnu soit le support, que le support — cette surface — soit profondeur, voilà qui est plus rare ; et c'est apparemment ce qui se passe, pour ces compositeurs comme pour d'autres.

Michel Chion par exemple : lui va créativement sanctifier les défauts — les défauts mêmes — du support ; il va tâcher à le tirer de son humilité, de son invisibilité de serviteur ; ce qui était outil destiné à servir, à capturer le son en se faisant complètement oublier, Chion va le désigner du doigt, malicieusement, comme un Tex Avery de la musique : non seulement il émancipe les bruits — de fond et de surface — du support mais il en recrée, «en rajoute», tel Fellini recréant Rome dans les studios de Cinecittà. Avec lui le support devient donc super-star, car c'est non seulement sa matérialité refoulée qui fait son «retour», mais (comme une diva qui met en avant ses caprices, son arbitraire le plus irrecevable) les aspects les plus risqués de celle-ci, des défauts en principe rédhibitoires — exaltés, transcendés, apprivoisés. (Et, maintenant, déja, presque oubliés en tant que défauts).

Son intention philosophique est de s'en prendre au mythe du Naturel, dénoncé comme une illusion, dont en fait l'artiste est l'auteur, le démiurge à la fois limité (historiquement) et tout-puissant (et qui tient à faire voir ses limites en même temps que sa toute-puissance) ; moins par goût premier de l'artifice, peut-être, que par celui d'une certaine franchise : avouer le corps ; ne pas faire comme «si ça allait de soi», de toute éternité, le beau, la musique ; au contraire de cet angélisme idéaliste il faut montrer l'effort, de «l'âme enfermée dans le corps» : accentuant «tout ce qui fait sentir le son comme luttant contre les limites inhérentes à son inscription».

Le but est, aussi, de «concrétiser davantage» (toujours davantage) : il ne s'agit pas seulement de fixer le son, mais de faire, on le sait, une musique de sons fixés ; et de faire donc du «son fixé» une entité à part entière, nouvelle, mutée, et qui donc si possible s'entende et se perçoive comme telle : une sorte de mixte impur entre la chose elle-même (les sons) et sa capture, sa condition (le support). La beauté sera donc «fixée» ou ne sera pas.

Vertige peut-être aussi devant le vide ? (l'invisible) : «Comme le son est immatériel, nous avons besoin d'un support tangible dit-il ; la bande donne une idée concrète du temps qui se dévide, elle le rend tangible ; elle est à l'échelle de la main humaine et de l'oeil nu ; manipuler c'est toucher» etc...

Nous ne sommes pas loin de cette rêverie étrange, qu'il fait sienne, d'un «espace temporel» a priori, inspirateur ; celui de la bande qui préexiste à l'œuvre ; cadre pour elle à l'avance préparé, comme une coquille vide destinée à l'accueillir : «Le temps préexistant sous la forme du support, l'analogue de la toile pour le peintre» ; «Espace temporel vide, cadre neutre et inerte, que l'on remplit ensuite». La matérialité solide, qui va bientôt se trouver mélangée  au musical, ici l'attend, un moment dissociée.

Goût foncier aussi de l'Hétérogène (Son/Fixé), de son aveu tout comme de sa pratique — et, je le disais, franchise artistique : il y a chez Chion une sorte d'exultation du dégagement de tout ce qui est implicite et contingent dans la musique, afin de le déployer de façon salubre, et d'en faire un fleurissement carré, tranquille (du reste pas forcément provocant) d'invention fraîche.

Ainsi aux ingrédients dramatiques (histoires, paroles, voix humaines) dont il a besoin on le sait pour sa musique, Chion ajoute le support, nouveau partenaire (qui stimule son invention) et nouveau personnage (à notre adresse). Il semble que, comme promotion de contingence (et pour contrer l'illusoire et tenace «musique pure») on puisse difficilement faire mieux.