Un  certain  phénomène  qu’on  appelle  musique

Henri Michaux

 

 

Cette longue méditation poétique est parue en 1958, parmi un ensemble de textes liminaires de différents auteurs, dans l’Encyclopédie de la Musique éditée chez Fasquelle, en trois volumes.

L’enfant qui si longtemps a joué avec les choses, avec le sable, avec l’eau, avec les vagues, que va-t-il rester en lui plus tard de son pouvoir de jouer ?

Lion accompli ne joue plus, ou si peu. En l’homme toutefois, être au développement lent, le jeu finement insinué, ayant eu le temps de devenir important, ruse pour survivre autrement qu’en traces, et cherche et parfois trouve, au milieu de conduites d’adulte, une nouvelle organisation ludique.

... Il y a ce qu’on appelle musique.

Il s’agit aussi de vagues, de toutes petites et de jouer avec, non certes en les recevant sur les pieds mouillés mais seulement, tant elles sont minuscules, dans le plus profond de l’oreille qui les reçoit vibrantes et comme un secret. Invisibles, elles arrivent en lignes circulaires, qui bientôt vont l’entourer comme si elles venaient de partout, et dans une immense cuve le tenir baigné.

Ces ondes infimes soulagent du poids des choses, de la pesanteur des choses, de la dureté et du coupant des choses et des longueurs et des hauteurs, et de la saleté des choses et aussi des tenants (que de tenants!) des intrications, des implications et des conséquences des choses.

Elles savent faire la nuit sur l’objet, et sur les êtres lorsque ceux-ci sont devenus comme des objets. Elles peuvent désincarner la chair, abstraire le concret, déproblématiser la situation. On respire, on va revivre, tout le reste oublié, la bonne inondation étant revenue pour recouvrir la terre que la géométrie, les murs, la laideur et l’indésirable — innombrable encombrait, qui s’y était fourré et qu’il aurait fallu au moins trois guerres et autant de révolutions pour éliminer, et pas si bien que ne le fera cette simple et prodigieuse couverture.

Musique, merveille qui sûrement précéda le feu. On en avait autrement besoin.

Voici le véritable «passe-temps», le détecteur qui rend le temps sensible et bon à savourer, et qui va, qui va, ne s’arrêtant jamais, qui va, et avec qui aussi on va, enfin à l’unisson.

Déroulement du film psychique, du ruban émotionnel, du chant perpétuel dont le musicien a attrapé un bout, une courte séquence, dont d’avance les autres étaient, sans le savoir, désireux et avide de se remplir.

La vie intérieure passe, l’étonnante vie intérieure qui procède et par coulée et par déclics.

Ici sont exposés ses tâtonnements, ses hésitations, ses brusqueries, ses accentuations, ses brouillons, ses reprises, ses retours en arrière que les autres arts tiennent soigneusement cachés (comme se serait émouvant pourtant, de trouver tout autour d’une cathédrale, les beaux restes en pierre de tentatives avortées, les ébauches à demi terminées, d’autres menées plus loin mais tout de même arrêtées avant la fin, tous ces commencements de cathédrales se pressant autour de la grande, ou se tenant à côté ou derrière elle, pour exprimer ce que purement elle seule peut exprimer, mais ce que généreusement et sincèrement, seul l’ensemble de toutes exprime). Musique, opération du devenir, opération humaine la plus saine. La musique remplace les êtres, la mère, la femme, l’enfant, les amis, en ce qu’ils ont de merveilleux, mais dont on voudrait souvent, et sans s’en douter, par une merveilleuse soustraction de ce qui est gênant, ne garder que ceci, qui les exprime, pour les rendre aussi inoffensifs que ces vagues de délices qui soulèvent le cœur. Musique, axe profond, axe archaïque, qui tient les axes multiples. Axe d’avant, dirait-on, l’ambivalence.

Art qui chante le divin sans avoir à croire en Dieu, ni à faire partie d’une religion, ni à se retenir à des dogmes, sans même savoir si ce qu’il compose est réellement un hymne ou simplement une façon de vouloir dans «divinement» prendre place.

Musique, art des fiançailles perpétuelles.

Art qui chante l’amour, sans qu’on sache si c’est l’amour d’une femme, sans qu’il y ait contrat, sans qu’elle soit au courant, sans qu’aucune ait à l’être et sans même qu’elle ait à exister plus personnellement qu’un rayon de soleil, un nuage rose en haute montagne ou la fièvre d’un printemps revenu. Art où l’amour impossible est viable et sa voie royale.

Art qui n’a pas à appréhender les contradictions du dehors, qu’on ne remet pas en face d’autres réalités que la musicale. Art des désirs, non des réalisations. Art des générosités, non des engagements. Art des horizons et de l’expansion, non des enclos. Art dont le message partout ailleurs serait utopie. Art de l’élan. Ni l’amour n’est primordial, ni la haine, mais l’élan (comme est le jeu de l’enfant dans les vagues et le sable). L’élan est primordial, qui est à la fois appétit, lutte, désir. Musique, dit cet élan qui ne différencie pas, qui ne se proclame pas amour sur lequel on le mettrait en défaut plus tard, en état d’inconséquence, l’obligeant à la violence, opposition, agressivité. C’est la pensée parlée surtout, plus encore que la vie vécue, qui crée l’ambivalence. La pensée qui définit et fait une déclaration définie, fait des barreaux qui lui faudra un peu plus tard mettre en morceaux pour avancer vers un nouvel état qu’une fois de plus elle définira, c’est-à-dire qu’elle le mettra encore entre des barreaux, qu’à nouveau il faudra plus tard rompre avec éclat ou en traître et avec mensonges (Parler, c’est manquer de clairvoyance). Musique, art des sources, art qui fait rester dans l’élan.

On connaît des schizophrènes des milliers de dessins qu’on leur a fait faire sans difficultés. On ne leur connaît pas de composition ou d’improvisation musicale. J’en ai fait faire vainement la recherche. Hébéphrénie et schizophrénie, maladies de l’élan vital. N’y aurait-il pas antinomie entre la musique, art de l’élan, et ces maladies, dont le caractère principal est un état d’anhormie, selon le mot de Guiraud (ormao : s’élancer), où l’élan se ralentit, se réduit et finalement n’est plus, annulé dans un autisme immobilisateur. N’y aurait-il pas quelque chose à essayer ? Dieu sait quelle mélodie resserrante, pétrifiante, quelle ligne mélodique dramatiquement rentrante en soi ils montreraient, et comment brisée et comment se refusant à l’expansion. Il ne faudrait peut-être pour obtenir ce document bouleversant qu’une certaine façon de s’y prendre...

L’art qui sait être sorcier, ou guérisseur, ne peut-on en attendre cette réussite ? Cette révélation nouvelle ?

Ne peut-on également faire agir par un mode tout contraire à cet art qui sait aussi étourdir, déposséder de soi et de ses contrôles, qui met en crise ? («Et maintenant, dit Elisée, faites venir le joueur de harpe, et tandis que le musicien jouait sur sa harpe, la main du Seigneur fut sur Elisée et Elisée parla : Voici ce que dit le Seigneur. Faites...» Rois IV, 15). Cette dépossession utilisée généralement par de moindres personnages que ce prophète, ne peut-on l’utiliser ?

Musique, art partout utilisé. A la guerre, aux champs, dans les temples. Art de la simulation et de l’appel, de tous les appels. Art arme. Art moteur et promoteur. Art pour donner et augmenter la foi. Art aux champs : employé depuis un temps immémorial en Afrique Noire où sans lui pas de semailles. Devant un rang de musiciens, les travailleurs, en rangs aussi, rythmiquement enfoncent la semence dans la terre à grands gestes rapides, très rapides, précipités, comme entraînés dans une parade dramatique et significative. Art magique utilisé en Amérique Centrale, aux Indes, en Afrique, pour faire tomber la pluie (qu’elle tombe ou ne tombe pas, ce qui est sûr, c’est que jamais sorcier ne songea à faire tomber la pluie avec un tableau, représentât-il le déluge).

Art qui a des vertus. (1)

Art qui a des pouvoirs (et là où pouvoir et enchantement sont liés). Art qui frappe celui qui le fait entendre et celui qui l’entend dans un parallélisme unique. Cet art, parce qu’il reproduit en l’auditeur la trace même du passage subi par le compositeur, cet art qui a le pouvoir d’uniformiser les hommes, art naturellement social et qu’un gouvernement avisé pourrait donc diriger..., cet art devait être particulièrement étudié par les chinois, peuple particulièrement sensible au phénomène de l’imitation et dont la morale dès avant Confucius et même avant Sema Ts’ien est une morale d’exemples, de valeurs à reproduire, à copier. Solennellement, les empereurs de Chine d’autrefois donnaient le jour de l’an la note sur laquelle, pendant toute l’année à venir, l’Empire devait être accordé, harmonisé, tenu dans l’union. Seule avec les rites, la musique pouvait, pensaient-ils, retenir (2) la masse des gouvernés. Pris d’une peur qui fait rêver, à l’endroit des agitations collectives, les mandarins insistent sur le devoir de la musique, qui est de contenir, de modérer. Considérable dans la musique, l’appel à la reproduction de l’œuvre est minime dans les arts plastiques. Une sculpture, un tableau, un monument, on les voit faits, terminés, sans qu’on devine comment ils ont été faits, sans pouvoir les refaire, sans pouvoir accompagner et répéter les gestes créateurs, tandis que la musique éternellement neuve et indicative, donnant tout ce qu’il faut pour être saisie se refait devant nous et en nous dans son ordre premier, pareillement actuel et recommencé.

Témoignant de la même «impression» et de la même tentation, l’imitation (musicale) chez les oiseaux est très répandue. On a entendu un troglodyte de la Caroline imiter le chant d’une cinquantaine d’oiseaux. En Océanie, il en est un qui, ayant en silence, piqué des sons un peu partout, subitement déverse en vrac tout son bazar de bruits, de cris, de planches qu’on scie, de bouteilles qu’on débouche, de klaksons, pêle-mêle avec des pleurs de bébés, des hurlements de mammifères, des chants d’oiseaux, des bruits de turbines et des gargouillements d’eau. Mais pas plus que le merle, ni qu’aucun perroquet, ni qu’aucun béo, ce grand maître n’a jamais pu attraper du Verdi. Il s’en fatigue au bout de cinq notes. Ça ne lui dit rien, pas plus d’ailleurs qu’une simple mélodie jouée sur la flûte. Techniquement il pourrait pourtant la reproduire et facilement. On s’est aperçu, grâce au magnétophone à vitesses variables et à l’audiospectographe, que des petits oiseaux au gazouillis assez quelconque étaient singulièrement capables (3). L’un n’a besoin que d’un centième de seconde pour grimper une octave et demie, l’autre émet jusqu’à quatre-vingt-dix notes à la seconde, un troisième, pas plus extraordinnaire qu’une grive, émet sept ou huit notes à la fois et pourrait à lui seul tenir la place d’un chœur à huit voix. Mais il n’est pas tenté. Les timbres, les intonations, les onomatopées l’intéressent, mais bruts.  Aucunement (en apparence) leurs variations, leur mélange, leur placement dans un ordre varié. Si bien qu’avec des complexes sonores nombreux et les matériaux d’une musique concrète, il n’en fait pas. Il ne fait pas de composition. (Sans doute des enregistrements meilleurs et plus nombreux éclaireront définitivement la question de la composition musicale des oiseaux.) En tout cas notre composition les arrête après quelques notes et les laisse sur la rive. Ils n’entrent pas dans le système.

La musique, dans notre espèce humaine, propose un modèle de construction, et en construction, net, mais invisible. Un montage en l’air. Ce montage n’est pas à voir, ni même à concevoir ou à imaginer. Il est à parcourir.

L’œuvre est un ensemble de trajets, un parcours en lignes brisées. Chaque trajet est sensible, sauts, chutes, montées, descentes jamais vagues, toujours mesurables. On évite les petites unités, la fluidité des passages. (On n’emploie pas le huitième de ton.) Perchoirs précis, préfabriqués, en nombre limité. Appréciation des trajets. Descentes et montées, ascensions infinies dans l’abstrait. (Le seul voyage intelligent : l’abstrait).

La hauteur des sons présente les trajets verticaux — une passion d’ascensions — et le temps, qui apparaît en coulées, en mesures, ou en rythmes et en vitesses différentes, présente les trajets horizontaux. Mais toujours trajets. On ne saisit pas la structure musicale sans suivre des trajets. L’art qui vous déplace le plus constamment, qui rend sensible aux places, aux changements de place, et qui les provoque dans le corps, les bras, les pieds. Le rythme à lui seul suffit pour vous faire «marcher» et danser, cependant que les timbres qui résonnent vous soumettent un ébranlement confus né de vibrations, le son fait son œuvre de vibrations. Il remue.

Musique, art du comportement, quoique sans références au monde physique extérieur. Trajets et passages, rien de mieux pour exprimer une attitude. Une façon non d’être, mais de vivre, de se sentir vivre — quoi de plus communicable ? Huit minutes de musique folklorique en disent plus sur un peuple inconnu que cent pages de notes et de relevés. Document psychologique le plus révélateur. Celui pourtant que des systèmes de psychologie célèbres, par là insuffisants et mensongers, omettent tout simplement!

Impossible à projeter comme telle, sur un écran extérieur en des repères matériels visibles au dehors, la musique, quand on l’écoute, vous oblige à la suivre en trajets intérieurs.

Ainsi vous amène-t-elle tout naturellement à une identification, et à l’illusion d’un transvasement d’être à être.

Faisant des constructions rigoureuses aux règles strictes, s’attachant aux pures valeurs d’intelligence du sonore et à son maniement, comment la musique n’est-elle pas plus généralement mentale, mathématicienne, pourquoi est-elle si sale de tant d’autres choses ? Comme ces linges couverts de graisse que dans les fabriques de parfums on dispose par dessus les fleurs coupées et qui en prennent l’odeur, la musique prend tout ce qui est autour d’elle et le sue et le restitue. Le fatal dépôt s’attache à l’œuvre du compositeur qui de tout ce qui est contingent croyait s’être détaché.

La veulerie, la sottise, la suffisance, l’agitation à vide, les troubles louches, la bourgeoisie elle-même selon les époques collent à la musique, ne la lâchent plus et continuent à nous écœurer et à nous martyriser.

Musique, art qu’on recherche autant pour ses défauts que pour ses qualités, pour son eau tiède, pour ses accroche-cœur, pour sa densité insinuatrice et avilissante et pour tout ce qu’elle traîne à sa suite.

Musique «vulgaire» qui convient à tant de gens, ailleurs fins et difficiles, qui s’en laissent entourer pour opacifier leur impression d’exister, pour prendre de la vulgarité comme on prend du lest, comme remède à une certaine épaisseur qu’ils n’ont pas et qu’obscurément ils souhaitent, pour s’en rembourrer ; qui convient aussi aux durs et aux compartimentés, qui les fait s’amollir et ressentir le côté dolent, lécheur, tributaire, abandonné, énamouré, masochiste, swing ou énergumène, que, sans cela ils n’eussent jamais connu, tenu soigneusement en respect par eux dans tous les autres domaines. Dire que tant d’hommes sont morts en entendant la Madelon, me disais-je, enfant, et j’étais accablé. Musique, médicament de l’humeur, mais qui en est aussi le plus grand persécuteur, art enfin plus qu’aucun autre capable de donner le  «Ah!» du pays et de l’époque.