Un certain Pierre Schaeffer...

François Bayle

 

 

            Dans un dessin caricatural, qui orne la couverture de ses Machines à Communiquer (1), et où l'on voit de petits personnages s'efforçant d'emboîter l'un dans l'autre deux énormes objets, l'un rond, l'autre carré… Pierre Schaeffer se révèle.

            Vanité des visions de la vérité et de leur accord incertain, nécessité de la communication et compromis de leur interface.., on pourrait dans bien des lectures possibles retrouver la leçon schaefferienne, où l'humour et le sens concret de la vie ont à « vacciner », comme il aimait à dire, la technicité et la science des spécialistes (qu'il détestait autant qu'il utilisait).

            Que Pierre Schaeffer soit entré dans l'Histoire pour avoir inventé un art nouveau et étonnant – la musique concrète – constitue un fait suffisamment remarquable déjà pour honorer sa mémoire. Mais ce serait réduire à son ombre rapportée au seul plan esthétique le profil essentiellement pluridisciplinaire d'un tel personnage.

            Novateur il apparut au même titre qu'un John Cage, dans le geste scandaleux d'élargir le domaine musical jusqu'au monde général des bruits.

Mais novateur il fut, et en profondeur, lorsqu'il eut immédiatement conscience de promouvoir une mode sans lendemain si elle ne se révélait comme le fruit fertile d'un concept plus riche : la recherche musicale, au carrefour des moyens de synthèse et des objets de perception.

            De l'étude de leurs corrélations infinies il fut et restera le grand précurseur. Son imposant Traité des Objets Musicaux (2) paru en 1966 demeure l'ouvrage notoirement le plus cité dans les bibliographies des chercheurs.

            Cependant ceci n'est encore que le portrait d'un certain Pierre Schaeffer. Très exacte­ment celui qui avec une poignée d'œuvres et quelques ouvrages primordiaux boucla en une petite douzaine d'années (1948-54, puis 58-60, 64-68 enfin) une révolution musicale qu'aucun des grands compositeurs de notre époque n'aurait eu l'audace de conce­voir et dont seul Olivier Messiaen sut reconnaître et soutenir immédiatement l'entre­prise d'une « musique la plus générale qui soit ».

            Le personnage complet ne saurait être saisi sous un seul angle. En fait Schaeffer visait plusieurs cibles, notamment la plus large, celle de la relation humaine, où pouvoir et communication s'entrelacent, où concret et abstrait se répondent, art et technique s'opposent et s'alternent, comme guerre et paix.

            La musique alors, c'était dans les moments de repli, le jardin secret des expériences en réduction, tout autant que la métaphore supérieure, l'horizon chimérique.

            Ce conflit permanent avec lui-même lui tenait lieu de discipline et de morale. Il avait à cœur de propager cette inquiétude mobilisatrice et de la mettre au service de l'intelli­gence. Toute son activité dans le secteur public fut dévouée à promouvoir la recherche dans son questionnement, toujours au bord de l'échec, jugé par lui comme plus fruc­tueux souvent que la réussite ce qui était parfois difficile à vivre par ses collaborateurs.

            Après avoir dans les années 50 inventé l'art radiophonique, il fut l'instigateur d'une forme de télévision différente, dans le cadre d'un Service de la Recherche qu'il a créé et animé de 1960 à 1975.

            Ainsi, convoquant régulièrement de grands écrivains, philosophes, scientifiques, témoins du XX° siècle, Cl. Levi Strauss, R. Oppenheimer, G. Lukacs, F. Ponge.., il donnait à voir et à entendre dans sa célèbre série d'Un certain regard une dimension critique de l'aventure moderne.

            L'art musical n'était pas oublié, avec K. Stockhausen, E. Varèse, O. Messiaen, H. Scherchen, B. Maderna, ou encore Cecil Taylor ou Pierre Henry.

            Ni l'humour extravagant des Shadocks de Jacques Rouxel, ses personnages hilarants, habitants de planètes déglinguées, et explorateurs des trous noirs de la logique…

            On a souvent – et à tort – comparé Schaeffer à Mac Luhan, dont il ne partageait ni le positivisme anglo-saxon ni l'optimisme futuriste.

            C'est que, marqué par un goût religieux de la tradition, il souhaitait entrer dans l'Avenir à reculons — pour reprendre le titre d'un de ses livres (et l'expression de P. Valery) — sans troquer les valeurs vitales de nos héritages culturels pour la pacotille moderniste et mortifère dont l'engouement médiatique l'exaspérait.

            Il reste encore à dire de l'homme Schaeffer le pouvoir de l'éloquence et de l'écriture.

            Capable comme les Barthes et Lacan des Séminaires, de tenir en haleine des heures durant son auditoire hebdomadaire, il étonnait par ses synthèses dérangeantes. Ceux qui ont participé à ces séances se souviendront toujours de cette voix magnétique, séduisante de bon sens et d'ironie, et qui lui causa aussi de si tenaces inimitiés.

            Homme de la communication orale, animateur, organisateur, stratège, où trouvait-il le temps d'être aussi dramaturge, romancier, essayiste, pédagogue ? L'ensemble impo­sant de ses écrits et de ses ouvrages dont le rassemblement est entrepris par l'Uni­versité française et l'Institut national de l'audiovisuel fournira aux chercheurs, l'espace des dimensions de cet auteur, multimédia avant la lettre, qui avait adopté et mis en pratique le célèbre « je trouve d'abord, je cherche ensuite » (attribué à Picasso).

            On recommandera parmi ses livres, le savoureux Faber et Sapiens (3), l'un de ses derniers témoignages…

            Mais peu à peu son indiscipline lucide et la constante portée critique de ses analyses souvent cinglantes écarteront de la scène un acteur respecté mais surtout craint pour son esprit déstabilisateur. Depuis quelques années, emmuré dans le mutisme de la maladie, déjà Pierre Schaeffer nous avait discrètement quitté…

            Sa disparition libère aujourd'hui la considérable portée de ses idées et de ses entreprises, dont cependant la musique fut et restera le cœur révélateur.

 

N O T E S

 

(1) Machines à communiquer ; tome 1 : Genèse des simulacres, 1970 ; tome 2 : Pouvoir et communication, 1972 (Éditions du Seuil, Paris).

(2)  Traité des objets musicaux ; 1966 (Éditions du Seuil, Paris)

Le Groupe de recherches musicales fondé en 1958, en fut le laboratoire, puis le Service de la recherche de la Radiotélévision française et maintenant l'INA, Institut national de l'audiovisuel. L'Ina-GRM et l'Ircam constituent en France les hauts lieux de recherche musicale internationalement reconnus où se sont déployées des générations de chercheurs et de créateurs.

(3)  Faber et Sapiens ; 1985 (Éditions Belfond, Paris).

François Bayle Collaborateur de la première heure de P. Schaeffer au Service de la recherche (1960), il se voit confié le GRM en 1966, qu'il dirige ensuite au sein de l'INA depuis 1975. Compositeur, chercheur, il y anime personnellement de nombreuses activités, cycles de concerts, séries radiophoniques, séminaires et publications, et notamment dans le cadre de l'Acousmathèque qu'il a créée, une collection CD de renommée interna- tionale (40 compositeurs, 100 œuvres, dont l'œuvre complète de Pierre Schaeffer et P. Schaeffer-P.Henry en un coffret de 4 CD, accompagné d'un livre).