Shaken reef

Christian Rosset

 

 

Un : (écrit en écoutant 1. Outside de David Bowie et Brian Eno)

On vous demande d'écrire sur. De confiance. “Vous avez une grande sûreté dans l'art de déposer les mots, les idées.”  Le corps bien disposé, face à l'écran, vous frappez irrégulièrement sur le clavier mollement sonore : Je traverse le pont de chemin de fer qui sépare la ville de la forêt.  Encore et  toujours  des chiens traînant leurs maîtres... En cette saison, le passage des trains se mêle à la chute des glands. Vous notez : un ensemble de bruits à peine perceptibles tend paradoxalement à effacer le rugissement d'une énorme machine sonore. Vous relisez ce mot : effacer et vous vous retenez de justesse d'éteindre l'engin sans enregistrer. Dans la forêt, je m'emplis le corps de cette ambiance délicieuse (“hello, mad squirrel !”), et dévale à toute allure les sentiers en pente. Vous sortez et vous vous dirigez vers le pont de chemin de fer. Comme le corps accélère, des lambeaux de discours r se projettent à l'intérieur du crâne et cognent sur les parois. Peu à peu ils vont rejoindre les milliers de petites billes ovales qui tapissent le sol.  Au fond, il est inutile de vouloir échapper à cette commande. Vous désirez faire et seulement faire. Vous dites : un trait est une caresse, une harmonie est une invasion, une ligne, un univers. Vous ajoutez : Mon corps se libère de la pâleur des écrans, je sens qu'il retrouve des couleurs, de la disponibilité ; une lumière sensuelle accompagne la remontée du sujet, et les mots s'inscrivent dans la mémoire, je rêve qu'ils s'agencent avec une terrible clarté...  Vous sentez que l'énergie manque toujours et c'est pour ça que vous foncez à travers les arbres. Mais, en fin de parcours, vous vous retrouvez à nouveau devant ce Mac auquel vous n'avez pas échappé car vous êtes de votre temps.

Deux : (écrit en écoutant Washing machine de Sonic youth)

La machine enregistre : c'est vrai, il faut tracer des repères, établir un lexique ; vous vous enfermez dans un lieu sombre ; vous composez, assisté par un ou plusieurs ordinateurs ; vous transformez les sons en temps réel ; ces machines deviennent trait d'union entre figures sonores et verbales ; vous lisez une disquette intitulée : Ars sonora ; quelque chose avance : une guirlande de mots - un débat ?

Intérieurement vous opposez pâleur de l'écran et lumière violente qui traverse les arbres, immobilité et vitesse ; vous imaginez soudain le studio transporté en plein air ; vous composez un lieu qui mêlerait dialogues et activité solitaire : allongé, je songe depuis une éternité que le débat  a été abandonné ; dans le terrain vague, les herbes sont bien plus folles que les idées ; là, déposer un mot, une proposition, un univers conceptuel, un système pour l'an 2000 (et plus si affinité), ce n'est ni plus ni moins espérer retrouver ses copains (et rares copines) de jeu dans le terrain délaissé...

C'est un désir enfantin.

 Parenthèse un : Écrire en temps réel. Compter le temps. Se servir de la durée d'œuvres gravées (CDs) pour établir des cadres. Et s'en inspirer. Outside, pour commencer : musique électroacoustique (autant que disque de rock). Mixage complexe : comme d'aller à l'extérieur (chez soi : mélange plus intérieur ?...). Ensuite, washing machine, (même écoute). Tentation du grand nettoyage. Lecture récente du livre de Jacques Roubaud : Poésie, etcetera : ménage. Les compositeurs devraient le lire et faire de même.

Parenthèse deux : Les yeux fixant l'écran, les oreilles emplies de "déluge sonique" (diamond sea), les doigts caressant ( ?) les touches du clavier etc., nulle image ne se forme, ni dedans, ni dehors ; le “réel” suit son cours.

Trois : (écrit en écoutant Mixtur de KarlHeinz Stockhausen)

On vous fait entendre un son que vous identifiez : des pas sur la neige. Vous vous représentez l'image d'un tel marcheur. Vous écoutez le prélude de Debussy qui porte ce titre. Vous résistez maintenant à toute forme de figuration qui gâcherait le plaisir sensitif de cette musique. Vous vous concentrez sur le vide ; vous avez l'air absent.

On vous demande, à présent, d'être attentif à un son transformé, peut-être le même, mais cette fois guère reconnaissable. Vous imaginez des situations visuelles, c'est votre droit ; vous vous promenez dans cet univers que vous construisez intérieurement au fur et à mesure de l'écoute ; vous glissez, tombez dans des trappes ; vous tentez de raconter ce qui se passe dans votre tête à votre voisin qui écoute aussi et qui vous dit : je n'ai aucune image en moi et j'en m'en sens parfaitement bien.

Comme si l'extrême complexité du mixage pulvérisait la machine à raconter.

Au fond, l'image idéale, pour moi, est celle qui est perturbé par une bulle : bande dessinée, genre autonome, comme le cinéma, qui n'a guère d'affinité avec notre sujet, sinon à travers le plaisir offert.

Silence, sonore, visuel. Sensualité sans nom. Vous croyez tomber sous le charme d'une voix, mais ce qui vous trouble et vous laisse sans défense, c'est un léger strabisme ou une tache sur la peau, une cicatrice. Vous ne savez plus détacher les sens ; dire : ceci vient de l'écoute, ceci est de moi, non de l'"autre". Tout est lié, mélangé, comme une androgynie fatale : vous êtes entré dans un univers qui en même temps vous pénètre ; de là viennent plaisir et inquiétude, terreur et jouissance... Mais, comme vous ne croyez pas à la fusion,  vous restez sur vos gardes.

Parenthèse trois :   violence de Mixtur.  Il fut un temps où, loin de fuir le réel, les compositeurs se le prenaient à bras le corps. Mélange concret, instrumental.

Virtuel : mot à la mode, le plus souvent accolé à “image” : grande poubelle de l'imaginaire fin de siècle. Fouilles à toute heure pour archéologues amateurs.

Quatre : (écrit en écoutant Nah und Fern de Mauricio Kagel)

Vous mêlez de l'écrit à du son brut, sans apprêt. Vous dites : du réel plus du réel égale du réel. Je suis allongé dans le terrain vague, abandonné à mes vagabondages, ma petite cuisine intérieure. Au loin, j'entends une sonnerie, un carillon. Vous pensez alors à une église de campagne, mais le mode de jeu éveille vos soupçons : des intervalles improbables vous troublent. Vous êtes certain que c'est une partition qui est exécutée, enregistrée, puis mixée à des sons du dehors : pas lourds et réguliers, clef ouvrant une serrure (de très près), tic-tac d'une pendule. Vous pensez : il n'y a pas de hiérarchie : tout est écriture. Les bruits les plus naturels sont médités, expérimentés, vérifiés, signés - composés.  Proche et lointain basculent : les intervalles sophistiqués du carillon, l'harmonie des sonneries de trompettes, s'inscrivent naturellement dans le paysage sonore, comme par hasard, comme de la mauvaise herbe dans le gazon.

L'écoute ou lieu d'échanges — hanté par de l'humain. Peinture sans image. Goût des frottements, de l'amer, des vagues fouettant les récifs en réveillant la sensibilité tactile...

Parenthèse quatre : écrire en temps réel, composer une page sans dépasser la durée d'une écoute, faire plusieurs choses en même temps sans perdre l'attention, c'est une technique qui permet d'éviter le piège de l'inachèvement (qui provient surtout d'un excès de prétention et de sérieux la délicatesse, l'humilité, la retenue d'un Schubert, par exemple, ne sont plus de mise, aujourd'hui). Le temps passé à faire et refaire laborieusement révèle surtout un trop plein d'angoisse, une monotonie obsessionnelle. C'est d'une grande naïveté que de vouloir déposer de manière excessivement complexe.

L'artiste contemporain le compositeur peut-être plus que les autres valorise trop la durée du travail (sans comptabiliser les pertes d'énergie) et pas assez l'inspiration (ou, si vous préférez, l'harmonie, parfois dissonante, entre le corps et la pensée, les sensations extérieures et intérieures, la recherche et la mémoire - toutes tensions favorisant la concentration dans l'instant de l'acte).

Cinq : (écrit en écoutant un mélange de Pièces brèves d'Igor Stravinsky  et de Chansons pop anglaises d'aujourd'hui)

Humeurs musicales... Au début du dix-septième siècle, le Captain Tobias Hume nomme ainsi un ensemble de pièces pour basse de viole seule : Musicall humors. Toujours  allongé  dans l'herbe du terrain vague, je songe au livre de Burton  Anatomy of melancholy et je déplore la perte de la carte des humeurs, carte géographique, en pointillés, séparant terres et mers par un ruban continu de noms exotiques. Le mélancolique possède le plan de l'île au trésor  (dites-vous). Au début de ce parcours, vous couriez à toute allure entre les arbres ; et maintenant vous restez immobile dans la verdure à rêvasser aux temps anciens. Vous changez d'humeur comme de chemise, à l'intérieur même d'une mesure, d'un espace temporel infime. Votre musique est insaisissable : ni gaie, ni triste ; ni claire, ni obscure ; ni violente, ni calme... Je songe à la beauté de ce qui est bref : une vie, une forme musicale, une lumière, un sourire. A composer avec ces moments, ces éclats, on dessine une nouvelle carte ; on dépose les signes de l'

Éternité. Déroulement sans fin d'humeurs contradictoires, fulgurantes, intimes, catastrophiques, réjouissantes...

Énergie. Grande densité. Nul apitoiement.

Émotion.  Contenant la force de toutes humeurs mêlées.

Douce violence. Formes ramassées : berceuses disant la vie entière (Byrd : Lullaby ) ; caresse de la viole de gambe cheminant jusqu'aux larsen d'une guitare électrique ; riff sec précédant l'énoncé d'un prénom féminin (Carol, Sally, Lucille - Chuck Berry, Little Richard...)...

Parenthèse cinq : une des grandes différences entre les musiques instrumentale et électroacoustique (en occident) vient d'une conception du temps (et du développement dans la durée) presque opposée. La leçon de Stravinsky ou de Webern : resserrer, ne pas gaspiller, frapper à chaque note - musiques sans graisse, ascétiques, mais ouvertes, offrant un plaisir subtil, sensuel autant que cérébral - ne vaut rien dès qu'on se risque à composer à l'aide de machines. Toutes les tentatives d'équivalence entre écriture instrumentale et électroacoustique ont donné des caricatures (ou presque) ; ce sont des domaines fortement contradictoires : les pratiquer tous deux est sans doute  nécessaire pour épanouir notre (schizophrénie ?). Cette fois, j'ai envie de laisser filer le son, de ne pas retenir le flux, de me laisser surprendre par des transformations imprévisibles, de frôler à peine le clavier, faire glisser doucement la souris et d'écouter ce que le son me dit : sa beauté, son étrangeté...

Et puis soudain, pousser un cri d'horreur et tout effacer. Ca va très vite : c'est comme peindre, parfois ; risquer une vingtaine de toiles, balayées à grande eau, pour n'en garder qu'une plutôt que de s'acharner sur la même, prétendument parfaite...

Vivre cette aventure du son ou de la couleur en temps réel : vivre chaque seconde, mais n'en retenir que quelques unes afin de décharger la mémoire, la libérer, pour pouvoir continuer.

Et ne pas abandonner l'écriture instrumentale pour autant. Faire et défaire, courir et se retenir, proliférer et gommer, selon l'humeur, le temps, de soi, de l'autre. Vous cessez soudain de ratiociner. Vous avez fini de répondre avec des mots. Vous sortez des mots. Vous vous dites que, le temps d'écrire ce texte, vous auriez pu composer quelque chose. Vous aviez même un titre : Shaken reef. Mais il vous est impossible maintenant de revenir en arrière.  Vous n'écrirez jamais une musique intitulée Shaken reef...

                                                                       Octobre 1995

 

Notes

(écrit dans le silence)

 

0. Shaken reef : “récif secoué”, jeu de mot absurde entre deux langues. On peut comprendre aussi bien : “récit secoué”, titre qui renvoie à cette forme de texte expérimental, ni étude, ni fiction, faussement autobiographique et travaillant  un entre-deux  (pronoms, styles, genres musicaux etc.) “généralisé” en temps réel. “Reef”sonne aussi comme “riff” et “shaken” évoque “shake baby shake” chanson rock célèbre...

1. Outside : disque récent de Bowie (un peu lourd mais...). Durée : 74'51.

2. Mad squirrel : écureuil fou, personnage de Tex Avery.

3. Mac : ordinateur Macintosh LC 475.

4. Washing machine : dernier CD de Sonic Youth, particulièrement jouissif dans le style “post-grunge nois” (hommage à la taxinomie des critiques). Durée : 68'24. La onzième et dernière plage "the diamond sea" dure 19'37.

5. Poésie etcetera : ménage : livre très récent de Jacques Roubaud publié aux éditions Stock, collection “Versus”.

6. Mixtur : dans la version de concert pour orchestre, générateur d'ondes sinusoïdales et quatre modulateurs en anneau, réalisée à Liège par Henri Pousseur, Patrick Lenfant et Pierre Bartholomée, il y a quelques années. La pièce est de 1964. J'ai écouté une copie cassette d'une retransmission France-Musique d'il y a au moins huit ans. Durée : ? (sans doute autour de 25').

7. Nah une fern : pièce radiophonique pour cloches, trompettes avec arrière-fond (1993/94). Durée : 41'15.

8. Pièces brèves : d'Igor Stravinsky, par exemple : “Pribaoutki” (48" + 22" + 42" + 1'48), “Preludium pour jazz ensemble” (1'26) etc...

9.  Chansons pop anglaises : par exemple : “Connection” (Elastica, 2'20), “Snake” (P.J.Harvey, 1'57), “Lose it” (Supergrass, 2'38).

10. Hume, Burton, Byrd : en hommage à l’Angleterre élisabéthaine. “Musicall humors” dans la version de Jordi Savall. “Lullaby” de William Byrd, dans la version du consort of musicke, chanté par Emma Kirkby. Le livre de Burton, non traduit, introuvable : reste le titre...

(à suivre... ?)

Christian Rosset : né à Paris, le 18 décembre 1955.

Principales compositions instrumentales : Tous les jeux le jeu pour 7 instrumentistes ; Atelier 45 pour violoncelle, guitare et piano ; Ensomnie pour voix, clarinette, violoncelle et piano (texte de Claude Ollier) ; L'étang du garde  pour deux guitares ; Distances (en chambre) pour 4 instruments à vent et quatuor à cordes ; Entlightenment pour 3 basses de viole ; Jusqu'à l'aube  pour 5 instrumentistes ; Cinq chutes (de bleu ou de neige) pour violon et piano ; Hiems pour flûte basse ; 24 nocturnes (d'une journée entre deux tempêtes) pour violoncelle et piano...

Principales compositions électroacoustiques et hörspiele : La marche claire ; Le ciel sous terre ; Ténébrées ; Cat city memories ; Pour les présentes et les absentes... (réalisées au GRM, à la Muse en circuit ou à l'A.C.R. de France-Culture).

“Pièce mixte” : Échanges de la lumière pour basse de viole et bande (GRM, cycle acousmatique 1994).

Travaille à Radio France comme producteur depuis 1975. Une quarantaine d'Ateliers de création radiophonique ainsi que de nombreuses Nuits magnétiques (pour France-Culture “parlé”). Producteur régulier au programme musical de France-Culture (Euphonia, Opus, La rythme et la raison...).

Écrit, grave et dessine (mais c'est une autre histoire)...