Entretien avec Robert Normandeau

par Christian Zanési

 

 

Quelle est la situation des compositeurs de musique électroacoustique au Québec aujourd'hui ?

            On est arrivé à une époque de maturité, parce que les premiers enseignements proposés au Québec  ont eu lieu il y a une quinzaine d'années déjà.

            Donc la première génération d'étudiants est maintenant une génération de compositeurs professionnels, qui à son tour enseigne et qui doit aussi trouver sa place dans le paysage de la musique électroacoustique au Québec, au Canada, et aussi dans le monde. 

            Ce sont des gens qui circulent pas mal et qui peuvent  situer leurs œuvres  dans l'ensemble de la production mondiale.

            Il n'y a plus le prétexte de la nouveauté, il n'y a plus l'alibi de la difficulté de faire cette musique au Québec parce que  les choses sont bien établies et bien organisées. Il y a des concerts, des associations, des échanges, des programmes à la radio et il faut donc maintenant que les musiques se fassent.

La base, le début de ce mouvement, ça a été l'université ?

            Non, il y a eu d'abord eu deux phénomènes, l'un à Québec et l'autre à Montréal.

            À Québec, dès 1969, le compositeur Nil Parent a fondé le premier studio francophone et des gens connus maintenant comme Marcelle Deschênes, Jean Piché ou Alain Thibault  sont passés par ce premier studio.

À Montréal  Philippe Ménard et Yves Daoust, qui avaient eu leur formation essentiellement en France, notamment au Groupe de Musique Expérimentale de Bourges, ont fondé une association professionnelle dans le but de diffuser les oeuvres et d'organiser des concerts.

            Ils ont aussi trouvé des postes d'enseignants, soit au conservatoire soit dans les universités, et c'est comme ça que les choses ont commencé.

Le département électroacoustique à l'université est donc venu dans un second temps ?

            Oui, à l'université de Montréal c'est arrivé à la fin des années 70. Le secteur électroacoustique  a été commencé par Louise Gariépy,  qui était professeur d'acoustique,  elle a fait venir comme compositeur invité Francis Dhomont, et Marcelle Deschênes s'est jointe à cette équipe de professeurs.

            Là, ils ont commencé à créer un véritable programme de composition électroacoustique, et ça, dans une université francophone c'était vraiment une nouveauté. C'est d'ailleurs à ma connaissance la seule université en Amérique du Nord qui propose spécifiquement un diplôme complet de composition électroacoustique.

Que deviennent les étudiants ?

            Il y a des fortunes diverses. Toutefois on peut dire que les compositeurs de ma génération, ceux qui ont donc terminé leurs études, disons depuis cinq ou six ans, avaient vraiment la vocation et sont tous encore aujourd'hui en activité.

            Bien sûr, rares sont ceux qui vivent uniquement de leur plume si je puis dire, et la  plupart font ce que l'on appelle des musiques d'application, pour le théâtre, pour la télé etc... ils ont construit leur propre studio et ils continuent.

            La seconde génération, je la trouve moins tenace. Je ne sais pas si c'est un phénomène de désillusion sociale, culturelle ou autre, mais finalement il n'y en a peu qui restent. C'est difficile quand même d'exercer ce métier, il faut être opiniâtre et je ne suis pas convaincu que les gens qui sont actuellement étudiants ont l'envie de se lancer.

Peut-on définir un point commun entre tous les compositeurs canadiens ?

            Il faudrait faire une distinction tout de suite, parce que les compositeurs canadiens sont installés aussi bien à Vancouver, à Toronto qu'à Montréal (les trois principales villes où l'électroacoustique se pratique), et il est clair, par exemple, que les compositeurs francophones n'abordent pas le medium de la même manière que les compositeurs  anglophones.

             Je dirais que la majorité des studios des compositeurs anglophones est essentiellement de nature midiste, avec grosso modo une lutherie empruntée à la musique pop, ce qui donne plutôt  des musiques de processus.

             Il y a peut-être deux exceptions dans ce paysage, c'est Paul Dolden qui est un compositeur de Vancouver et qui travaille essentiellement à partir de matières sonores acoustiques, enregistrées par microphone et Randall Smith, de Toronto, dont on entendra sûrement parler dans un avenir proche. C'est un autodidacte  qui travaille aussi principalement à partir de matières sonores enregistrées par micro. Voilà pour le Canada anglais.

             Pour Montréal,  il y a aussi de tout, mais je crois que l'on peut dire que la caractéristique principale, c'est le baroquisme, c'est-à-dire l'acceptation de toutes les influences.

            Les compositeurs de ma génération ont grandi avec la musique rock, c'est  une origine importante et ils ne la renient pas. Ils ne viennent donc pas  exclusivement de la musique savante, de la musique classique ou de la composition instrumentale, et la plupart, mais pas tous, sont passés directement du rock à la musique électroacoustique. Donc les studios sont souvent à cette image, c'est-à-dire très baroques avec toutes sortes de moyens qui sont glanés à droite et à gauche. Souvent des moyens très simples d'ailleurs, mais qui permettent justement de travailler  le son enregistré acoustiquement.

On pourrait parler d'une tendance ou d'une influence plutôt française dans cette pratique musicale.

            Oui,  il y a une influence française et en même temps il y a, je crois, une espèce de liberté qu'on commence à retrouver aussi en France chez les compositeurs de la jeune génération.

            Même les gens qui ont le même âge que moi acceptent, de la même manière que les Québécois, cette espèce de baroquisme, c'est à dire cette influence où on retrouve tous les genres musicaux mêlés. Je ne sais pas exactement ce que cela va donner mais actuellement ça fait des musiques extrêmement foisonnantes d'idées et de sons. On est très très loin d'une démarche pure et dure. Je dirais que c'est une musique qui puise aussi ses sources d'inspiration  à l'extérieur du musical, dans ce que l'on appelait autrefois la musique à programme.

Travaillez-vous dans votre studio personnel ?

            Eh bien, on n'a pas tellement le choix ! Contrairement à l'Europe et la France en particulier, où des studios de production  existent en dehors des institutions enseignantes, et donc permettent l'accueil de compositeurs professionnels, chez nous les studios sont essentiellement dans les universités, et après la fin des études on n'y a plus accès. Donc il faut absolument trouver des outils de production personnels.

Quelle est la durée du cursus d'études ?

            Ça dépend : à l'Université de Montréal par exemple, aujourd'hui on peut aller jusqu'au doctorat. Ça veut dire sept à huit années d'études universitaires. Et à la suite de ces études on se retrouve dans la rue. Moi j'ai eu l'espèce de prévoyance d'équiper mon studio petit à petit durant mes études. Ce qui fait qu'après mon doctorat mon studio était autonome.

Il est chez moi, à la maison, et ce n'est d'ailleurs pas toujours facile pour la vie familiale, mais ça donne l'avantage de travailler quand ça me chante à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit.

Comment vivez-vous ?

            J'ai une situation plutôt privilégiée à Montréal dans la mesure où j'arrive à faire un certain nombre d'activités qui sont toutes  directement reliées à la musique électroacoustique. Je ne vis pas de mes musiques, c'est évident, et il n'y a pratiquement aucun compositeur de musique électroacoustique qui en vive directement, mais en faisant un peu d'enseignement, un peu de radio, en faisant des commandes, des musiques d'application etc.., on arrive à survivre.

            Il y a aussi une différence qui existe au Québec par rapport à la France : c'est que les artistes, dans quelque domaine que ce soit d'ailleurs, peuvent faire des demandes de subventions, des demandes de bourses et les obtenir sur la base de projets individuels. Des projets non reliés à des institutions ou à des groupes ou même à des conditions de production.

            Ces bourses sont accordées par des jurys de pairs qui sont renouvelés à chaque concours ce qui garantit une certaine objectivité, si l’on peut dire, qui permet par exemple à de jeunes artistes d'émerger. Si le projet est intéressant, même si la personne n'a pas un curriculum vitæ très important, on lui donne les sous, et il le fera. Ça marchera ou ça ne marchera pas, mais au moins il aura eu la chance d'essayer.

En ce qui concerne votre propre pratique musicale vous vous orientez de plus en plus vers une projection en multicanaux.  Pourquoi et comment ?

            C'est venu à la suite de plusieurs constatations : la première c'est que, contrairement à l'Europe, on a utilisé chez nous dès les débuts de la pratique électroacoustique des magnétophones multipistes. Et donc j'ai toujours travaillé sur ces magnétophones. D’ailleurs, un 24 pistes équipe un des studios de la faculté de musique de l'Université de Montréal.

            Et, deuxième constatation, il y a une chose qui m'a toujours frustré dans le travail sur le multipiste, c'est l'étape finale de l'oeuvre qui consiste à mixer toutes ces pistes sur une bande stéréophonique, puisque la plupart des supports commerciaux qui existent, fonctionnent sur la base d'une bande stéréophonique.

            Et cette étape, je l'ai toujours trouvée frustrante parce qu'elle m'est toujours apparue comme une sorte de carence, je dirais, dans l'écriture, dans la forme de l'écriture sur support. Le fait de placer des choses sur une bande et de ne pas déterminer au moment où on le fait quelle sera leur importance relative, leur poids par rapport à l'œuvre, par rapport à l'ensemble des autres voies et des autres sons, m'apparaissait comme une espèce de démission du compositeur.

            Une démission pratique parce qu'effectivement au moment où l'on enregistre ces sons-là, on n'a pas à s'en préoccuper et on s'en préoccupe seulement à l'étape finale. Là parfois, ça devient difficile de revenir en arrière  parce que c'est compliqué, parce qu'on a perdu les origines des sons, des traitements, etc… donc on s'arrange comme on peut et il y avait pour moi comme une sorte de compromis qui était plus ou moins acceptable.

            J'ai donc décidé de commencer à remodeler mon travail en studio en faisant en sorte que ce que je pose maintenant sur la bande multipiste soit exactement ce que l'auditeur entendra. Peu importe la façon dont il l'entendra : qu'il entende la bande originale multipiste dans un concert ou le mixage de l'œuvre en stéréo par exemple si elle est diffusée à la radio, le résultat sera exactement le même. L'écriture sur le support multipiste est une écriture extrêmement fine, extrêmement détaillée et cela a complètement renouvelé ma façon de travailler.

Et pour le concert ?

            Alors au concert pourquoi ne pas assigner à chacune de ces voies, à chacune de ces pistes directement son propre haut-parleur, son propre outil de représentation ?

            Ça se justifie de deux façons : d'abord sur le plan de l'écriture, parce que la lisibilité de ces différentes voies est beaucoup plus grande dans la mesure où chaque haut-parleur a sa propre responsabilité et si le haut-parleur a moins de choses à faire, il devient beaucoup plus clair.

            Puis sur le plan acoustique, l'oreille a un pouvoir de séparation des sources sonores plus efficace que dans un mixage stéréophonique. L'information est plus pertinente lorsque l'auditeur est baigné dans l'ensemble de ces sons et là, il peut exercer un choix infini, presque exactement comme lorsque vous êtes dans un cocktail ou dans une réunion mondaine et qu'il y a plein de gens qui parlent, il y a autour de vous des bruits de verres, des bruits de voix mais, s'il y a quelqu'un qui, situé à 15 mètres de vous, dit du mal de vous, dans le brouhaha de la conversation, vous pouvez focaliser votre attention et l'entendre. Alors, de la même manière, dans la salle de concert, l'auditeur pourra avoir une écoute multiple de ces musiques présentées sur ce dispositif.     

                                                         (Entretien réalisé par Christian Zanési)

 

B I O G R A P H I E

 

Robert Normandeau (Québec,1955).

Maîtrise (1988) et premier doctorat (1992) en composition à l’Université de Montréal. Membre fondateur de la Communauté Electroacoustique Canadienne. Membre de l’Association pour la Création et la Recherche Electroacoustiques du Québec (1986-93). Fondateur de Réseaux (1991).

Lauréat des concours internationaux de Bourges, Phonurgia-Nova, Luigi-Russolo, Noroît-Léonce-Petitot, Stokholm et Ars Electronica.

Chargé de cours à l’Université de Montréal depuis 1988.

Son travail de compositeur est aujourd’hui essentiellement consacré à la musique acousmatique.

 

D I S C O G R A P H I E

 

Lieux Inouïs,

Jeu (1989), Mémoires Vives (1989), Rumeurs (1987), Matrechka (1986), Le Cap de la tourmente (1985).

CD empreintes DIGITALes, diffusé par iMéDIA, IMED-9002.

Tangram,

Bédé (1990), Eclats de voix (1991), Spleen (1993), Tropes (1991), Tangram (1992),

Double CD empreintes DIGITALes, diffusé par iMéDIA, IMED-9419/20.