Entretien avec Luc Ferrari

par Christian Zanési

 

 

            À la fin des années cinquante, le chef d'orchestre Hermann Scherchen a fait construire dans sa villa de Gravesano, en Suisse italienne, un studio de musique électroacoustique, certainement le premier studio privé. Luc Ferrari, compositeur invité à Gravesano, raconte ce lieu aujourd'hui disparu.

            Ce studio était un rêve fou, mais quand on y allait on était dans une sorte de paradis, dans un endroit idéal. La propriété était en dehors du magnifique village de Gravesano, sur une colline, avec un panorama unique au dessus du lac de Lugano. On était dans une nature absolument fabuleuse. Il y avait ce jardin immense où l'on pouvait se reposer et méditer, il y avait la piscine dans laquelle on pouvait se rafraîchir, il y avait le beau temps de cette région, c'étaient des conditions de travail formidables.

            Comment avez-vous rencontré Hermann Scherchen ?

            A la fin des années 50, Hermann Scherchen débarquait de temps en temps à Paris dans ce qui s'appelait à l'époque le Groupe de Recherche de Musique Concrète. Il débarquait avec des appareils un peu bizarres, des petites boîtes qui faisaient des fausses stéréo et toutes sorte de trucs, des choses qui traitaient déjà de l'électroacoustique mais un cran décalé. C'étaient des prototypes qu'il inventait lui-même et qu'il faisait réaliser.

            Il était passionné par tout ça et il faut dire que c'était un homme qui avait suivi l'évolution des avant-gardes depuis Schönberg, depuis le Pierrot Lunaire en quelque sorte (je ne crois pas que ce soit lui qui l'ait créé, mais pas loin). Il avait fréquenté aussi le milieu des instruments électroniques entre les deux guerres, le Trautonium, le Thérémin et des choses comme ça.

            Donc naturellement il est venu voir Schaeffer à Paris et je l'ai rencontré à ce moment là.

            C'était en quelle année ?

            C'était en 1960 à peu près. Il nous avait invité à Gravesano parce qu'il organisait des symposiums dans son studio, et c'était l'occasion d'y rencontrer des gens tout-à-fait hirsutes. Toutes sortes de disciplines s'y entrecroisaient, du cinéma, de la vidéo dont c'était les débuts (je me rappelle de démonstrations vidéo sur grand écran par le procédé “Eidophore”, le tout premier vidéo-projecteur), il y avait aussi des physiciens, des mathématiciens et peu de musiciens. Je me souviens qu'on y était allé avec ma femme en voiture avec les Xenakis et je crois bien qu'on était cette fois-là les deux seuls musiciens.

            C'était un peu comme une grande famille, on faisait de véritables banquets dans le jardin de la villa et puis, un peu pétés par les vins de la région, on recommençait à discuter dans les studios.

            Mais comment et pourquoi ce studio a-t-il été créé ?

            Je pense que pour Hermann Scherchen c'était depuis très longtemps une lubie d'avoir d'une part un studio et d'autre part de pouvoir y inviter des gens. Scherchen était un découvreur, il a participé à la reconnaissance de Xenakis, de Luigi Nono, un petit peu à la mienne aussi et avant la guerre il avait participé à toutes sortes d'autres aventures. Il avait envie de faire quelque chose dans l'électronique.

            Il avait donc acheté cette magnifique maison ancienne à Gravesano et la partie qui était une sorte de hangar, séparé de l'habitation, il l'avait aménagée en studio. Un studio assez professionnel, c'est-à-dire que de l'intérieur on n'y entendait pas les oiseaux.

            Il fonctionnait comme un mécène, puisque c'était avec son propre argent, m'a-t-on dit, qu'il avait construit tout ça ?

            Il n'a pas eu d'aide et il s'est complètement ruiné avec cette histoire. Il avait besoin d'argent pour se nourrir et élever ses enfants (il faisait beaucoup d'enfants) et aussi et surtout pour alimenter cette soif culturelle. Je me souviens de sa femme disant avec un grand sourire qu'il s'était ruiné avec ce studio.

            Il avait aussi une espèce de fantasme sur les haut-parleurs et il faisait des expériences sur la spatialisation. Parce qu’à l'époque on parlait peu de la stéréo, ça n'intéressait pas grand monde, et d'ailleurs aujourd'hui encore je suis sidéré d'entendre que le plupart des émissions de France Culture sont réalisées en mono, quarante ans après ! Ce n'est pas pour dire du mal, mais c'est une constatation qui m'étonne toujours.

            Lui, il était fasciné par tout ce qui représentait le son en mouvement. Xenakis, Nono et moi aussi, donc on baignait dans une espèce de famille de “son en mouvement”. Et Hermann Scherchen avait inventé un haut-parleur qui tournait, c'était une énorme boule qui tournait apparemment dans tous les sens (en fait, dans deux directions) et cette boule était recouverte de nombreux haut-parleurs. Le principal problème électronique c'était de savoir par où faire passer les fils pour alimenter les haut-parleurs au travers de ces deux axes. Il faisait écouter la musique avec cet engin et ça donnait du phasing, un peu comme une ambulance qui passe dans la rue. C'était très drôle parce qu'à travers ça on écoutait Messiaen, Schönberg, et Mozart.

            Quels étaient les rapports qu'il entretenait avec vous ?

            Quand il m'a invité à réaliser une oeuvre dans son studio on vivait en famille. D'abord il aimait beaucoup Brunhild qu'il trouvait très jolie et il n'aurait jamais pensé que je puisse venir sans elle (je crois qu'il avait plus envie de la voir elle que moi !). On mangeait ensemble et on avait des relations purement affectives puisque par discrétion il ne voulait pas savoir ce que je faisais (quoique je le soupçonnais de questionner d'une façon insidieuse le soir son technicien pour savoir ce que j'avais fabriqué dans la journée) . Mais jusqu'à la fin de ma composition, il n'a jamais écouté une seule note de ce que je faisais.

            Donc les rapports étaient une espèce d'attention affective, très amicale, et en même temps c'était une personne qui aimait jouer autant avec l'affection et l'amitié qu'avec le fait qu'il était très impressionnant. C'est-à-dire qu'il jouait de son intimidation comme d'un pouvoir, ce qui devait être pour lui très amusant.

            Vous avez dit qu'il y avait un technicien dans ce studio. Quel était son rôle ?

            Il faisait ce qu'on lui demandait, ce qui est habituellement le rôle d'un technicien. Il ne semblait pas avoir une imagination délirante, mais par contre c'était un formidable exécutant et ce qu'on lui demandait devenait possible, ce qui était vraiment très agréable.

            Je ne pense pas que ce soit avec lui que Hermann Scherchen inventait des choses. Il devait avoir des gens avec lesquels il travaillait pour réaliser ses machines. L'ingénieur qui était là, était plutôt un ingénieur-technicien qui servait d'assistant pour les compositeurs invités et qui aidait Hermann Scherchen pour ses enregistrements et ses recherches personnelles.

            Le studio de Gravesano penchait-il, puisqu'on était au début des années soixante, du côté de la musique électronique ou de la musique concrète ?

            Hermann Scherchen ne désirait pas prendre parti dans cette querelle, parce que c'était une véritable querelle entre, d'une part Herbert Eimert qui avait créé le studio de musique électronique de Cologne, et d’autre part Pierre Schaeffer qui avait inventé avec Pierre Henry la musique concrète à Paris. C'était une concurrence ouverte parce que c'est plus facile de se détester que de s'aimer et en plus, les relations entre Schaeffer et les autres n'étaient pas simples du tout. Donc, probablement au départ Eimert et Schaeffer ont pris ombrage l'un de l'autre et ils se sont posés en concurrents, finalement en concurrents esthétiques ce qui était un peu bête. Et je pense que Scherchen n'est pas tombé dans ce piège-là, c'est-à-dire qu'il était autant intéressé par la fabrication des nouveaux sons venant de l'enregistrement, donc du système acoustique via les microphones, que de la fabrication des sons venant de l'électronique des générateurs.

            On retrouvait donc dans son studio les deux types d'équipements ?

            Oui, on trouvait des magnétophones professionnels, des générateurs de fréquences, il y en avait des armoires entières, et puis beaucoup de micros puisqu'il s'intéressait particulièrement à la prise de son. Par exemple chez Eimert il n'y avait pas de studio de prise de son puisqu'on y faisait tout avec les générateurs de fréquences, tandis que là c'était vraiment un studio qui était ambivalent.

            Au début des années soixante, y avait-il beaucoup de studios en dehors de ceux de Paris, Cologne et Milan ?

            Pierre Henry avait dû déjà fonder son premier studio, le studio Apsome, puisqu'il s'était séparé de Schaeffer, il y avait aux États-Unis celui de Columbia créé par Ussachevsky, celui de Gand en Belgique devait commencer à exister et donc ça ne faisait pas beaucoup. Alors le studio d'Hermann Scherchen était très intéressant, puisque, comme il n'avait pas pris parti dans la querelle Cologne-Paris on y rencontrait les gens de tous les autres studios. C’était le seul symposium sur ces questions, parce qu'à Darmstadt on traitait d'autres problèmes.

            Comment Schaeffer voyait cette initiative ?

            Eh bien, Schaeffer était très content, il aimait énormément ce genre de manifestation où l'on trouvait des scientifiques, des artistes et surtout des gens qui s'occupaient de communication et donc il y était lui aussi. Il avait des choses à dire et il recevait très bien tout ce que les autres racontaient.

            Vous avez composé dans ce studio Tautologos ?

            Oui, précisément Tautologos 1 parce que le 2 a été fait à Paris. Je me souviens que quand j'étais en voiture avec Xenakis je lui disais : . Donc j'ai tout fait là-bas avec ce que j'ai trouvé sur place, parce que j'aime bien débarquer dans un endroit et faire avec ce que j'y trouve. Il y avait un piano et moi j'étais plus intéressé par les sons acoustiques que par les sons électroniques, donc j'ai travaillé principalement avec le piano, mais par contre j'ai utilisé les générateurs de fréquences pour faire des larsen à travers le haut-parleur tournant, j'envoyais des sons électroniques dans le haut-parleur et je les reprenais avec des micros suspendus qui se balançaient. C'est là aussi que j'ai essayé d'être rigoureux dans les processus de répétition que j'avais par ailleurs déjà abordés dans d'autres partitions. Le titre de Tautologos représentait l'idée des répétitions superposées. Le fait intéressant et amusant était que la partie réalisée dans les haut-parleurs tournants avec les générateurs s'inscrivait dans un cycle spatial en relation avec le reste de la composition. Ce que j'appelais la tautologie et donc Tautologos.

            Comment Hermann Scherchen a-t-il accueilli le travail ?

            C'était assez impressionnant parce qu'un jour, c'était en fin de matinée, je suis allé chez lui dans sa maison et je lui ai dit : . J'étais dans les délais, j'avais eu une quinzaine de jours pour faire ça, et j'étais même un peu en avance. Lors d'un précédent séjour j'avais eu la même période pour faire les préparations.

            Il est donc venu au studio, il a écouté une fois, il n'a fait aucun commentaire et il a dit : . Il a écouté une deuxième fois et il a dit : , et comme ça, toujours sans commentaire, on a écouté la pièce une dizaine de fois. Elle n'est pas très longue, sept ou huit minutes, mais multiplié par dix, avec les retours en arrière, ça a bien duré deux heures d'écoute. Et je ne me souviens pas qu'il ait dit quoi que ce soit. J'étais surpris parce que jamais personne ne demandait dix fois la même écoute, deux fois c'était déjà plutôt généreux, alors dix ça m'a paru assez fort. Et je me suis dit : c'est parce que ça l'intéresse probablement... (J'étais à cette époque optimiste). Par contre le soir on a dîné ensemble et il était très très joyeux.

            Le studio de Gravesano n'existe plus aujourd'hui, comment ça s'est passé ?

            Hermann Scherchen était très endetté à cause de ce studio et quand il est mort ça a été une catastrophe, parce qu’il n'y avait plus d'argent qui rentrait, pas de retraite ou des trucs conventionnels comme ça, probablement quelques droits d'auteurs puisqu'il composait et orchestrait. Donc le studio a été revendu, du moins les appareils, par sa femme parce qu'il fallait bien qu'elle paye la succession, les dettes, etc... Je me souviens aussi que Brunhild est retourné là-bas pour faire le point et aider à établir le catalogue des enregistrements et des œuvres. Et c'est comme ça que cette histoire s'est terminée.

                        (Entretien réalisé par Christian Zanési, le 18 janvier 1996)

 

D I S C O G R A P H I E

 

À la recherche du rythme perdu (1978), J'ai été coupé (1969).
CD La muse en circuit, n°581156.

Ce qu'a vu le cers (1977).
CD La muse en circuit, n°581088.

Cellule 75 (1975), Collection 85 (1985).
 CD La muse en circuit, n°581010.

Berceuse du vent, des cloches et de l'ogre (1991).
CD CIRM, 1991.

Hétérozygote (1964), Petite symphonie pour un paysage... (1973), Strathoven (1985), Presque rien avec filles (1989).
CD Acousmatrix, n°3.

Music promenade (1969), Presque rien avec filles (1989), Presque rien n°1 (1970), Presque rien n°2 (1977).
CD INA-GRM, n°25 51 72.

L'escalier des aveugles (1991).
CD La muse en circuit, n°291302.

Programme commun (1972).
CD ADDA/Euromuses.

Unheimlich Schön (1971).
CD Métamkine 008.

Et si toute entière maintenant (1987).
CD ADDA.