« Unheimlich Shön » , de Luc Ferrari

- à écouter très doucement -

Lionel Marchetti

 

Luc Ferrari

Je lui dis : mon père, dis moi une parole que j’en vive…» Abba Evagrius

1.

            Souvent, il me semble que les œuvres de musique concrète sont bien mal jugées et ce, au sein même du milieu des compositeurs qui ne s’attachent en fait, (comme empêtrés dans la vision réductrice qu’ils ont parfois de leur discipline) qu’à juger les travaux par leurs soi-disant qualités techniques, ne s’occupant alors plus que de la tailles de leurs outils aux mémoires monstrueuses et imparables, comme gage d’un véritable label de volupté.

            L’idée d’un jeu avec le résiduel, d’un mode de fabrication pauvre encombre l’oreille des ci-dessus cités, et en fin de compte, n’ira toucher que les profanes du genre, qui eux, réagissent simplement, accordés avec leur regard sensible.

            C’est peut-être mieux ainsi.

2.

            Avec Unheimlich schön, nous avons cette chance de posséder une œuvre qui n’utilise pour moyen d’action qu’un dispositif minimal (un micro, un magnétophone, un effet de delay) et de fait, joue beaucoup plus avec la mise en scène d’un “tournage sonore” (1) que du traitement brutal et machinique de celui-ci.

            Il en résulte un éclairage bien particulier, très reconnaissable car ici, Luc Ferrari travaille avec les moyens les plus simples qu’il s’est mis à disposition. L’appareillage technique (électrique) habilement détourné a vite fait, dans ses mains de devenir vecteur poétique.

            Ainsi :

            Sa poésie, en dansant sur la rive,

            Son âme divisée d’avec elle-même,

            Grimpa, tombant elle ne savait où …» (2)

3.

            Une jeune voix de femme à la présence intime et chaleureuse, répète (se répète) une petite phrase en langue allemande : , elle respire, très proche du microphone, semblant pour l’auditeur presque collée à la membrane du haut-parleur. Peut-être aperçoit-elle quelque chose,... une clarté,... une percée ?

            Petit à petit, les mots se décollent se dédoublent, se répercutent alentours (à moins que ce ne soit dans les parois de nos crânes) et puis finalement, le tout est lentement noyé, absorbé, disparaît dans le silence, vers le vide, vers le blanc.

            Il faut dire que cette musique, au delà de ses qualités esthétiques, fonctionne non pas seulement comme un organe à développer des images, mais nous donne aussi cette possibilité d’un regard en dedans, nous fait vivre à son rythme afin, peut-être, de se réaliser soi-même dans son corps et son esprit ; d’abandonner sa carapace égoïque.

4.

            La répétition d’un son sur lui-même (d’un acte ou d’un geste, d’un mot...) a des pouvoirs magiques. C’est entre autre sur ce phénomène que s’est focalisé Pierre Schaeffer, à la fin des années quarante, en soumettant sa perception à la déformation que proposait l’écoute d’un disque rayé : le célèbre sillon fermé. Bien sûr, les directions de sa recherche amenèrent la naissance de la musique concrète qui sera tout de suite si riche en styles et personnalités.

            Mais peut-être (re)découvrait-il aussi le pouvoir archaïque et mystique de la répétition, qui peut proposer un véritable décollement de cette fixation qu’a notre point de vue dans l’appréhension souvent figée et décidée du monde ; et nous emmener au travers de voyages extatiques (extra-ordinaires) dans l’unicité d’une matière non-duelle, relativisant ainsi tout attachement trop investi dans les systèmes accordés.

5.

            Le chaman, dans beaucoup de sociétés extrême-orientales, voyage au son du rythme répétitif d’un tambour de peau tendue qui lui sert en quelque sorte d’organe auxiliaire de dégagement, de véhicule pour une pérégrination au travers de ses propres géographies mentales, car  (3) :

            — Si tu veux avoir une vision

            cherche un endroit solitaire

            prends un galet

            frotte-le contre un rocher

            en un mouvement circulaire

            pendant des heures

            pendant des heures entières — » (4)

            En Orient, «le Yoga vise à interrompre les pensées (ces pensées par lesquelles l’esprit s’efforce de saisir le monde et de se saisir lui même) en les méditant, jusqu’à ce que l’évidente inanité du processus soi si vivement ressentie qu’il s’éteigne de lui-même, permettant à l’esprit de parvenir à son état naturel de clarté». (5)

            Par exemple, en méditant sur la syllabe Om, qui incarne l’essence mystique du cosmos tout entier —  (6) — on voit le Brahman et on obtient l’immortalité, la méditation conduisant à la délivrance :

            versée en un jet continu,

            pareille au bourdonnement

            d’une cloche sonnant au loin,

            est l’indicible résonance

            de la syllabe Om :

            qui la connaît, connaît le Veda !

            du lotus du cœur,

            elle se tient immobile,

            brillant comme une lampe

            qui ne s’éteint jamais…

            telle une flamme dans le cœur,

            C’est pourquoi il faut user sa force

            à ramasser en soi le souffle

            jusqu’à obtenir la disparition

            complète de tout autre son. » (7)

            Dans l’expérience religieuse occidentale, la prière du cœur, basée sur la répétition incessante de l’expression , toute accordée avec le souffle, est également une méthode permettant d’obtenir la plus subtile communion avec Dieu, devenu nourriture, devenu respiré et ce, en permettant l’élimination des imaginations et des pensées.

            . (8)

            Voici trois citations qui nous parlent de la prière perpétuelle et ne sont pas sans rappeler l’étrange univers de la pièce musicale de Luc Ferrari :

            «Il nous arrive que Notre Seigneur Jésus-Christ nous fasse grâce en son nom doux et gras (onctueux). Abba Macaire le Grand dit : faisons attention à ce nom de notre seigneur Jésus le Christ en contrition de cœur ; lorsque tes lèvres sont en ébullition, que tu l’attires à toi et ne le conduis pas en ton esprit pour faire semblant mais pense à ton invocation : Notre Seigneur Jésus le Christ, aie pitié de moi, dans le repos tu verras sa divinité se reposer en toi, il chassera les ténèbres des passions qui sont en toi» Abba Macaire.

            «Il arrive que les paroles prennent une suavité singulière dans la bouche et que l’on répète interminablement le même mot de la prière sans qu’un sentiment de satiété vous fasse aller plus loin et passer au suivant. Parfois, la prière engendre une certaine contemplation qui fait s’évanouir la prière sur les lèvres. Celui auquel échoit pareille contemplation entre en extase et devient pareil à un corps que son âme a quitté» Isaac de Ninive.

            Et enfin :

             Grégoire de Nazianze.

6.

            Dans cette musique concrète, Luc Ferrari, visiblement inspiré d’une tradition de la gestion du temps très étirée, touche à une attitude des plus sensible : on pourrait presque penser à un yoga érotique, un jeu sonore métaphysique ou à une lente étreinte,... d’une éblouissante beauté.

            Je me plais donc à imaginer l’auditeur d’Unheimlich Schön se laissant atteler à cette douce parole, jouissant du musical comme d’un point d’envol pour une autre modalité d’être, trouvant alors au-dedans de lui même tout un monde, et...

dans toutes les directions comme une feuille morte emportée sans me rendre compte si le vent m’emportait ou si c’est moi qui enfourchais le vent.» (9)

            La simplicité de la mise en scène s’accorde parfaitement à l’aspect sensuel de la nature humaine (chez le compositeur, toujours associée à la figure de la féminité) et trouve ici un véritable épanouissement ; bien qu’il ne se passe … presque rien .

            Sous la lampe parfois je m’assieds en attendant le jour.

            C’est un sentiment secret, nul ne le peut comprendre.

            De temps en temps je pousse quelque soupir.» (10)

            Unheimlich Schön,... c’est une aurore mentale...

            à le redire, je compose mon collier.» (11)

 

N O T E S

 

(1). Expression de Michel Chion, in L’Art des sons fixés, Ed. Metamkine/Nota Bene/Sono Concept, 1991.

(2). William Butler Yeats, Une jeune démente, Ed. Verdier.

(3). Jeanne Achterberg, Le chaman : maître de guérison dans le royaume imaginaire, in Anthologie du chamanisme, Ed. Le Mail.

(4). Kenneth White, dans un texte pour l’art inuit. Galerie Saint-Merri, Paris, 1995.

(5). Alan W.Watts, in Le bouddhisme zen, Ed. Payot.

(6). Mircea Eliade, in Patanjali et le yoga, Ed. du Seuil.

(7). Dhyânabinda upanishad, in Upanishads du yogaLa méditation parfaite, Jean Varenne, Ed. Gallimard Unesco.

(8). Jean Gouillard, in Petite philocalie de la prière du cœur, Ed. Point Sagesse.

(9). Tchouang Tseu, Œuvre complète, trad. Liou Kia-hway, Ed. Gallimard Unesco.

(10). Po Kiu-Yi, Assis dans la nuit, in Trésor de la Poésie universelle par Jean-Clarence Lambert et Roger Caillois, Ed Gallimard Unesco (p. 720).

(11). Toukârâm Psaumes du pèlerin, Ed. Poésie-Gallimard.

 

B I O G R A P H I E

 

Autodidacte, Lionel Marchetti découvre le répertoire de la musique concrète avec Xavier Garcia au COREAM de Fontaine (Isère). Compose régulièrement au CFMI de Lyon, a travaillé au GMVL, GRM, COREAM, La Muse en Circuit et Collectif et compagnie. Réalise des créations radiophoniques pour l'ACR de France Culture. Pratique également la musique improvisée avec Jérôme Noetinger. Fondateur du Studio de la Drague avec Jérôme Noetinger et Anne Julie Rollet. A écrit plus d'une vingtaine de musiques concrètes.

 

D I S C O G R A P H I E

 

Mue (la demeure brillante)
CD Métamkine CD 007.

L'incandescence de l'étoile
CD Divided CD002 Chicago.