Funérailles et décibels

(plaidoyer pour l'interprétation)

Bertrand Dubedout

 

 

            Mes bien chers Amis, à moins d'un ultime et général sursaut, il est à craindre que nous ne soyons très prochainement conviés aux funérailles de la musique électroacoustique, tous domaines confondus : acousmatique, mixte, live electronic etc., et je dois vous dire mon dépit de constater que cette musique ne meurt point sous les coups de ses détracteurs, mais d'une opiniâtre constance de ses promoteurs à lui administrer, concert après concert, ses derniers sacrements. Les compositeurs semblent ainsi assumer sans broncher l'étonnant paradoxe d'être tout à la fois les créateurs attentionnés de leurs œuvres et leurs exterminateurs privilégiés, de consacrer des mois de studio aux pratiques les plus fines, les plus sophistiquées de la composition pour consentir au mieux et souvent avec ennui à passer trois quarts d'heure à la console de diffusion pour préparer une interprétation. Il y a là un véritable dédoublement de la personnalité : en studio l'Homo Sapiens (pour reprendre un terme cher à Pierre Schaeffer) et son cortège de raffinements, et devant son public le parfait butor, à de très rares exceptions près. Que cet état de chose soit dû à des facteurs nombreux et complexes, et soit sûrement plus subi que voulu par les compositeurs ne change rien à l'affaire et à la seule question qu'il est utile de poser : Que défendons-nous ? La réponse est simple, directe, brutale : pas grand-chose, dans les conditions qui prévalent neuf fois sur dix. La musique sûrement pas ; peut-être un vague statut social, validé et calibré par la structure ou l'institution qui présente le concert et la technologie qu'elle a pu y déployer. Et c'est tout. Maigre bilan, pour une communauté qui prétend à l'héritage d'une des plus importantes révolutions musicales.

            Ne serait-il pas grand temps de lever le voile ? On veut toujours attribuer la faible adhésion du public et du milieu musical lui-même aux musiques électroacoustiques à des facteurs exclusivement esthétiques, au rejet des avant-gardes par un auditoire conformiste et passéiste, accessoirement à l'inégalité de la production musicale. Mais s'interroge-t-on seulement sur les conditions dans lesquelles, le plus souvent, le public reçoit les œuvres, aux conditions dans lesquelles il est invité à formuler une appréciation (étant admis que le disque n'est qu'un ersatz, un outil périphérique pour l'approche d'une œuvre) ? Nous le savons tous, nous l'avons tous vécu : on installe le matin, on répète l'après-midi, on joue le soir. Résultat : installation hâtive, qui en dit plus sur les compromis qu'il a fallu gérer qu'elle ne permet de souligner la spécificité de chaque œuvre, répétitions bâclées, entrelardées de réglages lumière et de chasse aux ronflettes diverses, et concert médiocre quand tout se passe bien. Après quoi on va au restaurant, on se congratule et chacun s'en retourne chez lui, content. Telles sont, avec diverses variations possibles, les conditions les plus habituelles d'un concert de musique électroacoustique. Chacun de nous le sait et curieusement, chacun de nous se tait. Il règne en musique électroacoustique une sorte de mauvaise conscience collective sur tout ce qui touche au concert. Il n'est que d'observer le comportement des compositeurs devant la console de diffusion pour s'en convaincre. Autant le studio semble le lieu de tous les désirs, de toutes les utopies, de tous les jaillissements, de toutes les conquêtes, autant la salle de concert paraît celui de toutes les craintes, de toutes les inhibitions, des refus, des refoulements, des soumissions, au prétexte que nous jouons dans des salles qui ne sont pas faites pour ça, avec des enceintes qui ne sont pas faites pour ça, des consoles qui ne sont pas faites pour ça (faudrait-il ajouter : devant un public qui n'est pas fait pour ça... ?), etc... L'Homo Sapiens inhibe l'Homo Faber et parviendrait presque à lui faire oublier que depuis l'aube des temps, il ne s'est pas trop mal débrouillé avec “ce qui n'était pas fait pour ça” ! Y-compris les compositeurs de musique électroacoustique qui ont su faire des “moyens de transport du son” (des instruments de télépanaphonie comme dirait Michel Chion) de puissants outils d'écriture.

            D'où provient donc ce renoncement à donner à l'œuvre son véritable accomplissement, à en révéler la profondeur dans l'espace du concert avec le même engagement que celui qui en a permis la composition ? Et corollairement, comment expliquer la conspiration du silence, cette véritable omerta sur le triste sort des œuvres au concert, cet entêtement à ne pas (vouloir) comprendre que le principal obstacle au répertoire électroacoustique ne réside ni dans sa nature ni dans sa qualité, mais dans une abyssale carence d'interprétation, carence dans laquelle, soit dit en passant, aucun répertoire d'aucune époque musicale n'aurait pu, même pas survivre à son époque, mais seulement se constituer ? Qui par exemple a su convaincre un large public de la grandeur de Chopin ou Debussy si ce n'est des musiciens comme Michelangeli qui font fait du plus infime de leurs gestes le témoin d'un travail, d'une réflexion, d'une poétique, d'une intention, de chacun de leur concert un rite, les conditions sublimes d'un partage, d'une communion.

            Notre situation serait peut-être, sinon excusable, du moins explicable si nous étions aujourd'hui, comme des pionniers dans des espaces totalement nouveaux, sans repères, sans appuis. Or ce n'est absolument pas le cas. Parmi les compositeurs de musique électroacoustique, ceux qui ont connu les plus grands succès et qui sont aujourd'hui parmi les plus connus et reconnus sont aussi ceux qui ont su très tôt (et sans aucune référence puisque tout était à inventer) imaginer, réaliser, et exiger les conditions nécessaires à la communication de leurs œuvres : Pierre Henry, Karlheinz Stockhausen et François Bayle, et quand je dis conditions, je pense non seulement aux conditions matérielles : équipements, disposition, etc., mais aux conditions “mentales”, aux exigences qu'il faut formuler en termes de temps de travail, de réflexion, d'intention, d'une certaine attitude quant à la transmission des œuvres au public. De cela, encore une fois, nous savons tout : des installations gigantesques, “liturgiques”, de Pierre Henry à l'acousmonium de François Bayle, en passant par les exigences maniaques de Stockhausen (1) ; nous avons assisté à ces concerts, à tel point que c'est à eux que nombre d'entre nous doit son adhésion à la musique électroacoustique ; nous avons vu, étudié les schémas et les photographies de leurs dispositifs de diffusion, nous avons lu les témoignages, épluché les textes théoriques. Alors peut-être, par paresse mentale, prenons-nous pour acquis ce qui ne l'est nullement, ce qui, pour chaque nouveau concert, doit être intégralement repensé. Quelques habitudes rudimentaires ont vite pris force de loi, occulté les véritables enjeux du concert. Registration, répétitions et interprétation sont ainsi devenues des formalités administratives, dénuées de sens, expédiées avec désinvolture. On sort la sono comme on sort le chien, trois projecteurs lumière attestent du souci artistique, et l'affaire se solde généralement par une avalanche de décibels. Je ne sais pas pour vous, mais j'en ai personnellement un peu marre d'assister, concert après concert, à la braderie de mes engagements. Alors voyons-y de plus près, et tentons de passer en revue ce qui peut donner sens et consistance à une interprétation et au bout du compte, donner à l'œuvre sa chance d'être entendue et à l'auditoire celle d'y entendre quelque chose. Nous oublions trop souvent que le public ne disposera, le plus souvent, que d'une écoute pour se faire une idée de l'œuvre.

            1. Le travail à la table

            Préalable à toute interprétation, le travail “à la table”, l'étude minutieuse, maniaque, macro et microscopique de l'œuvre (y-compris la sienne), son analyse, le repérage temporel, éventuellement chronométrique, la mise en partition si l'œuvre, par sa nature et/ou sa durée, présente des difficultés de mémorisation. Pour des raisons mystérieuses, cette étape essentielle semble souvent escamotée, alors qu'elle seule permet la formulation d'un réseau d'exigences, d'intentions, qui guidera l'interprète au cours des étapes suivantes, toujours difficiles, d'installation et de répétition. Au minimum, ce travail permettrait d'éviter ces gags misérables qui constituent encore le quotidien de nos concerts : œuvres jouées à l'envers, en mono, en stéréo inversée, transposées parce que le pitch control n'a pas été remis à zéro et j'en passe... Ce temps de travail est aussi celui de l'acquisition d'une “mémoire physiologique” de l'œuvre : à l'instar du chef d'orchestre qui s'entraîne à faire les départs, on peut mémoriser par une gestique les principaux points d'articulation. On charge ainsi le corps d'une certaine mémoire de l'œuvre, ce qui évitera de perdre du temps de répétition à cette mémorisation, et donnera à cette répétition des appuis très solides, en particulier pour la mise en place des plans de contraste, des articulations particulièrement difficiles. Inutile de préciser que ce travail demande du temps : des heures et des heures. Du temps d'écoute (si possible sur des installations différentes : au studio, chez soi, au casque, etc. pour ne pas être prisonnier d'une couleur, d'une dynamique, ou d'un relief univoques), et du temps de réflexion. Une oreille affûtée, un corps préparé, beaucoup de temps de travail. J'aurais vraiment l'impression d'enfoncer des portes ouvertes si je ne savais que ce b-a-ba est trop rarement respecté ! En revanche, il ne faudrait pas céder à la tentation symétrique de fixer une interprétation à l'avance. Ce qu'il faut, c'est tout à la fois la meilleure audition intérieure de l'œuvre et un grand espace d'adaptabilité (celle-là étant du reste la condition de celui-ci) aux conditions, toujours variables et fluentes, du concert. J'aurai l'occasion de revenir là-dessus : le saut du studio au concert n'est pas un saut quantitatif, mais qualitatif.

            2. La registration

            Voici sans doute le point le plus délicat, et d'ailleurs le plus sujet à controverses. L'installation du dispositif va fixer une certaine registration et conditionner ainsi l'espace du concert. C'est le point devant lequel nous sommes le plus démunis car pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, des musiciens ont affaire à une musique et une lutherie qui n'offrent aucune registration a priori. On se prend à regretter l'orchestre avec les percussions au fond et les cordes devant, les graves côté cour et les aigus côté jardin. La musique instrumentale est évidemment celle des registrations fixes, sauf déménagements ou démontages intempestifs au cours de l'œuvre (ce qu'on a essayé et, grâce au ciel, abandonné). Les musiques électroacoustiques posent l'épineux problème de n'importe quel son pouvant sortir n'importe où. C'est, comme bien souvent, dans l'existence d'un certain nombre de limites que l'on trouvera la solution, dans la mesure où elles vont imposer la fixité de certains critères, la permanence de certains caractères (vous me voyez venir...). Ces limites appartiennent aux domaines les plus variés : architecturaux (nature et acoustique de la salle), temporels (temps de disponibilité de cette salle), techniques (nature du dispositif de diffusion), esthétiques (choix des œuvres), pratiques (passage d'une œuvre acousmatique à une œuvre mixte ou vice versa par exemple), etc... Selon le cas, elles interagissent dans tel ou tel ordre de hiérarchie. L'instrument de diffusion, particulier à chaque concert, s'élabore donc à partir de ces données. Au sein de cet instrument général, des instruments plus particuliers pourront être façonnés, pour tenir compte de la particularité de chaque œuvre. Je reste frappé par la fixité, pour ne pas dire la rigidité des dispositifs au sein d'un même concert, comme s'il était interdit de déplacer des enceintes, alors que les changements de dispositif entre deux œuvres sont monnaie courante en musique instrumentale. Et c'est à mon avis fort regrettable, car cela permettrait de souligner la singularité de chaque œuvre, encore une fois un peu comme dans l'orchestre : une percussion au lieu de cinq ici, là les bois par trois, ailleurs un groupe concertant, etc. J'ai entendu beaucoup d'œuvres souffrir (c'est un euphémisme) d'un espace de diffusion tout à fait inapproprié. Il ne s'agit bien sûr pas de fixer une registration (rappelons que n'importe quel type de son peut sortir de n'importe quel haut-parleur), mais déjà d'orienter ce que je serais tenté de nommer un certain “registre d'intentions”, concernant les plans de présence, de couleur, de profondeur, les possibilités de contraste, etc. Ce registre d'intentions renvoie au paragraphe précédent, à cette idée de l'œuvre que l'on s'est forgé à son étude. Beaucoup de temps de travail une nouvelle fois, car ceci ne se décrète pas, mais doit être essayé à chaque fois dans chaque nouvelle salle, pour chaque nouveau programme.

            Faut-il préciser que les contraintes induites par les salles, les dispositifs de diffusion et le temps de travail possible pèsent (ou devraient peser) d'un grand poids dans le choix du programme, quitte à renoncer à donner telle œuvre si les conditions n'en autorisent pas le déploiement dans ses dimensions spécifiques ? J'irai même plus loin en suggérant de renoncer à un concert quand les conditions minimales ne semblent pas réunies. Je sais qu'ainsi, je propose de supprimer trois concerts sur cinq, mais je crois que nous n'avons que trop payé notre laxisme quant à cette question, au prétexte de la nécessité absolue de diffuser le répertoire électroacoustique. Il nous faut exiger des conditions professionnelles de travail, spécialement en terme de temps d'occupation des salles. Cette exigence vaut pour nous, car elle garantit l'attention portée à la registration, et pour les directeurs de salles ou organisateurs de festivals en posant l'importance des enjeux artistiques.

            Certains compositeurs vont jusqu'à réclamer des salles de concert spécialisées et parfaitement normalisées, à l'instar des salles de cinéma, avec des haut-parleurs quasiment vissés aux murs, qui permettraient au public d'entendre des diffusions étalonnées, enregistrées numériquement en temps différé. Inutile de dire qu'au-delà de la parfaite utopie financière qu'elle incarne, cette idée me fait frémir dans la normalisation qu'elle postule, dans le syndrome de fossilisation précoce qu'elle présente et dans la négation qu'elle sous-tend de la variété des musiques électroacoustiques, et au sein de celles-ci, de la grande diversité des œuvres acousmatiques. La musique acousmatique possède elle-même ses propres catégories, correspondant à une grande variété de calibres. On y trouve l'équivalent de la musique de chambre, du concerto, de la symphonie, de l'oratorio, de l'opéra, on y trouve des instruments d'époque, des instruments modernes. Toute cette diversité me semble irréductible à une norme, de même qu'il me semble difficile de fixer, normativement, l'évolution de cette musique, de ses lutheries, de ses espaces nécessaires. Et puis comment nous mettre d'accord sur la nature de la salle, celle des haut-parleurs, sur leur emplacement, etc ? Qui tranchera ? Cette suggestion n'est en réalité pas très sérieuse, mais constitue un symptôme du désarroi de bien des compositeurs devant l'acte d'interprétation. Il nous faut, mieux qu'accepter l'aspect non figé des conditions d'interprétation, la variété des lieux et des équipements, les prendre comme autant de chances de révéler des œuvres de nouveaux visages, de nouvelles saillances, de nouveaux territoires, pour peu que l'on veuille bien s'en donner les moyens.

            Concernant les équipements, la qualité d'une interprétation n'est bien sûr pas linéairement fonction de la qualité intrinsèque du dispositif de diffusion. Une installation judicieuse pourra compenser les faiblesses techniques de tels haut-parleurs, un travail approfondi permettra même d'en tirer quelque profit en terme de séparation et relief des timbres. J'ai entendu de somptueux concerts sur des dispositifs assez médiocres. Je ne milite bien sûr aucunement pour la généralisation des sonos délabrées ! Il est un seuil de qualité technique en-deçà duquel, avec toute la bonne volonté du monde, on ne peut plus rien faire. Mais il y a aussi des installations luxueuses qui proposent, en tout point de l'espace, une bande passante linéaire et une puissance équivalente, tant et si bien qu'il y est très malaisé de travailler dans une véritable dimension de volume, avec ses zones d'ombre et de lumière, ses coins et ses recoins, ses creux et ses bosses, ses sublimes infidélités, ses différentes focales qui donnent à une œuvre tout son relief. Le principal problème me semble résider dans les nécessités liées aux œuvres multipistes. Autant il est possible de donner, sur un petit dispositif (de dix à douze voies de projection, avec au moins deux paires d'enceintes large bande), d'excellentes versions de nombre d'œuvres bipistes ou stéréophoniques, autant une œuvre quatre pistes nécessitera des haut-parleurs équivalents en timbre et puissance pour la diffusion de chacune des pistes, sans quoi un même son, passant d'une piste à l'autre, se dénaturera, changera de timbre, de couleur etc. De la même façon, le passage d'une œuvre stéréo à une œuvre multipiste au cours d'un même concert pourra s'avérer extrêmement problématique si l'on ne dispose pas simultanément d'un très grand nombre de voies de diffusion, et d'enceintes de qualité équivalentes dans des calibres variés.

            Que ce soit avec dix ou soixante dix haut-parleurs, l'installation et la registration constituent un moment clé dans le chemin au concert, très lourd de conséquences musicales. Tous les interprètes d'un concert devraient pouvoir y collaborer ; ce n'est pas un domaine annexe, réservé aux manutentionnaires et aux ingénieurs. Des installations désastreuses sont la cause de bien des échecs en musique électroacoustique, autant, comme je l'ai déjà dit plus haut, en acousmatique qu'en musique mixte. Trop souvent, le compositeur (ou l'interprète) arrive au dernier moment devant la console de diffusion, stressé par le peu de temps de répétition dont il dispose. Comment dans ces conditions pourrait-il en plus demander des modifications de l'installation ? Mesdames et Messieurs les organisateurs de concerts, il faut inviter les interprètes électroacoustiques à participer à toute l'élaboration d'un dispositif, et pas seulement à la répétition de cinq heures de l'après-midi !

            3. Les répétitions

            Comme vous le voyez, j'ai mis ce terme au pluriel. Mes amis, je vous en conjure, il faut allonger les temps de répétition, et pouvoir disposer de plusieurs séances de travail. A de rares exceptions près, nous sommes en ce domaine dans le dilettantisme et le je-m'en-foutisme les plus absolus ! Si je fais la moyenne des temps de répétition dont j'ai pu disposer sur un grand nombre de concerts, j'arrive péniblement à trois fois la durée de l'œuvre, soit une moyenne d'une heure environ. Ce n'est franchement pas sérieux, c'est injustifiable, désastreux, scandaleux. Vous savez comme moi que la première lecture d'une œuvre sur un nouveau dispositif suffit à peine à reconnaître celle-ci. Appréhender un instrument ne consiste pas seulement à poser les doigts au bon endroit. Il faut de multiples approches pour tester les réponses du dispositif dans les domaines et les registres les plus variés, puis organiser ses propres réponses au dispositif. Si vous n'êtes pas prêts à ce travail, restez chez vous, cela vaudra mieux pour tout le monde. N'étant pas particulièrement doué, je ne peux pas en une heure emmagasiner l'énorme somme d'informations que représentent l'acoustique de la salle, la nature du dispositif, son ergonomie, et en faire la synthèse pour la rapporter au réseau d'intentions que j'évoquais plus haut. J'ai d'abord besoin de temps pour, en quelque sorte, dompter le dispositif, c'est-à-dire rassembler les informations dispersées, éclatées, que me donne ce dispositif d'une œuvre étudiée en studio en un tout cohérent, élargir mon spectre auditif et intentionnel aux multiples registres timbriques, dynamiques, spatiaux, etc. de ce dispositif. J'ai ensuite à nouveau besoin de beaucoup de temps pour esquisser puis élaborer, séquence après séquence, la succession des plans de projection de l'œuvre : rechercher, disséquer la sonorité exacte de chaque séquence, en mesurer les seuils dynamiques — seuil haut et seuil bas, et aller vérifier, en me déplaçant dans la salle, que les plans de projection présentent intérêt et pertinence pour tous les auditeurs. Combien de compositeurs ai-je vus ne pas décoller le nez de la console, ne pas se lever de leur siège : pensent-ils vraiment que tous les auditeurs seront empilés au centre de la salle ? Tout auditeur qui a payé son billet n'a-t-il pas droit à une projection sonore de qualité, même celui qui sera assis au fond à gauche ou qui sera placé sous tel haut-parleur (la plupart du temps, il n'entendra pratiquement que ce seul haut-parleur, et se demandera avec bon sens à quoi sert tout ce bazar) ? J'ai ensuite besoin de beaucoup de temps pour, au sein de chaque plan de projection, travailler la malléabilité, la plastique, mesurer les zones de jeu, de variation possibles. J'ai ensuite à nouveau besoin de beaucoup de temps pour enchaîner les plans les uns aux autres, travailler et retravailler les articulations, enchaîner les séquences, les groupes de séquences, toute l'œuvre. A partir de là, on peut commencer à parler d'interprétation, c'est-à-dire qu'il faut enfin beaucoup de temps pour jouer l'œuvre plusieurs fois, pour, au sens fort, en jouer, agir sur la base d'une maîtrise la plus grande possible, en ayant soin de se réserver pour le concert des zones de souplesse, d'adaptabilité, ne fût-ce que parce que la seule présence du public va modifier, souvent dans des proportions importantes, l'acoustique de la salle.

            Nul besoin de faire un dessin, il faut jeter la petite heure de répétition aux oubliettes. C'est en termes d'heures (au pluriel) et de séances (au pluriel) qu'il faut désormais, et exclusivement, planifier les répétitions d'un concert (on aura compris qu'enchaîner d'une seul coup toutes ces étapes de travail relève de l'exploit olympique, et je crois qu'il est bon, pour une meilleure maturation, d'espacer ces étapes). Ceci vaut bien sûr également pour les œuvres mixtes, domaine où l'équilibrage son électronique/son instrumental est toujours très délicat, et où les compositeurs sont souvent des néophytes en termes de culture électroacoustique (non pas culture d'érudition, mais culture, pratique d'une certaine écoute, et formulation d'exigences d'écoutes dans des registres autres que la hauteur ou, très vaguement, le timbre). Ainsi, ces compositeurs ne travaillent pratiquement jamais la bande ou la partie électronique séparément, sont la plupart du temps ignorants et peu curieux de ce qu'un tel travail pourrait révéler, faire ressortir. Quitte à passer pour un vrai stalinien, je pense qu'il faudrait leur suggérer fermement les nécessités d'un tel approfondissement, et les coller d'autorité à la console, à moins qu'ils ne consentent, ce qui est aussi assez souvent le cas, à céder la place à un interprète plus dégourdi.

            Les musiques temps réel, live electronic ou tout ce qu'on voudra, sont peut-être celles qui payent le plus lourd tribut à notre avarice temporelle. Ce sont sûrement celles qui nécessiteraient le plus long temps de répétition in situ car elles présentent les interdépendances les plus fortes entre une situation instrumentale : générer, fabriquer, ou transformer le son, et les impératifs de la situation acousmatique. Elles sont aussi souvent victimes des variations entre répétitions et concert qu'on a pas voulu prendre le temps de prévoir : au concert, l'instrumentiste n'est pas exactement à la même distance du micro, ou bien la présence du public atténue telles résonances, ou bien d'autres choses encore. Surtout, la gestion des équilibres sonores se fait le plus souvent à la va-comme-je-te-pousse, tant la lutherie de production est accaparante. Aussi je crois qu'il n'est que temps de placer à parité les exigences du compositeur et celles de l'interprète. L'œuvre, et tout le répertoire électroacoustique, ne peuvent exister qu'à cette condition.

            4. Le concert

            Voici le public ! Tout frétillant, dévorant la notice de salle, sûrement avide d'inouï, et s'apprêtant fébrilement à vivre un moment magique de création d'avant-garde ! Il s'imagine très gentiment et logiquement que les compositeurs/interprètes auront à coeur de faire de chaque instant de l'audition un florilège de raffinements, de différenciations, un régal de mets aromatiques et variés, une extase d'intelligence, un délice de poésie et de rêverie, propices à l'imaginaire, à l'envol ! Las, la grande majorité des concerts consiste, non point à mener au nirvâna, mais à plaquer l'auditeur à son siège par la pression acoustique, à l'ensevelir sous les déferlements sonores. Ce n'est plus la visite du Louvre, c'est du vidage de cave. Je suis venu m'ouvrir l'esprit, et je me retrouve à me boucher les oreilles, à numéroter les cils de mon canal cochléaire pour pouvoir compter les rescapés à la sortie, et à me demander ce que j'ai bien pu faire au bon Dieu pour mériter de tels sévices. Nous en sommes très exactement là.

            La cause principale de cet effroyable état de choses réside dans le fait que la plupart des compositeurs veulent retrouver, au concert, les sensations de l'écoute en studio, agrandies aux dimensions de la salle : tassement, compression des dynamiques et des timbres, densité des textures, uniformité de la couleur, proximité, etc. Cette écoute en studio, ce n'est un secret pour personne, est généralement pratiquée à des niveaux sonores excessifs, sources de perte d'acuité auditive précoce. A ce syndrome s'ajoute le fait que ces compositeurs semblent n'avoir aucune conscience de la transmutation de l'œuvre entre le studio et la salle de projection : l'œuvre change véritablement de nature de même qu'un corps change de structure moléculaire quand il passe d'un état à un autre, d'un milieu à un autre, d'une température à une autre. Dans la salle de concert, l'œuvre acquiert des dimensions plurielles, totalement insoupçonnables en studio, qu'il faut repérer, approcher, maîtriser : d'où le rôle essentiel des répétitions. De même que, pour reprendre l'image de Pierre Schaeffer, il manquait l'incarnation du timbre aux fugues de Bach, il manque à l'écoute en studio les dimensions de volume qui vont, au sens profond, révéler l'œuvre, sa richesse, et pas seulement en termes de timbres ou de couleurs, ce qui demeurerait anecdotique, mais dans son écriture même. J'irai plus loin en disant qu'il y a plus de différences entre une œuvre électroacoustique en concert et la même en studio qu'entre une œuvre orchestrale et sa réduction au piano (musique contemporaine mise à part), tant les dimensions d'espace, de profondeur, de relief sont constitutives de l'écriture électroacoustique et peuvent détruire, lorsqu'elles sont absentes ou mal déployées, la lisibilité d'une forme.

            A ce propos, je suis intimement convaincu d'un fort parallélisme entre les gestes du mixage et ceux de la diffusion, même si celle-ci, paradoxalement, s'apparente à une sorte de “démixage”. Or, bien des compositeurs considèrent le mixage comme une étape, bien sûr obligée mais somme toute fastidieuse, et musicalement neutre. Il s'agirait d'empiler, de réunir les sons et les séquences, un peu comme on rassemble les gamins à la fin de la récréation, puisqu'on ne peut pas amener tout ce monde-là séparément dans la salle de concert. Un truc pratique, quoi. Je suis bien évidemment convaincu qu'au mixage, soixante pour cent de l'œuvre reste à écrire, et que l'énergie mentale, gestuelle, la musicalité qu'on y injecte vont en quelque sorte recirculer dans le corps de l'interprète, pour peu qu'il ait prêté à l'œuvre une oreille attentive, et qu'il se soit interrogé sur la nature possible du mixage. A priori, l'écoute en studio ne réclame aucune action particulière, si ce n'est monter deux potentiomètres. Aussi les compositeurs pour lesquels l'œuvre n'est pas un organisme vivant, avec ses membres, ses os, ses viscères, ses vaisseaux sanguins, son réseau nerveux, sa respiration, n'est pas un être avec ses pensées, ses colères, ses amours, ses peurs, sa mémoire, ses projections, ses rêveries, pour qui l'œuvre est un objet sonore inanimé ne recherchent-ils, au concert, aucune qualité spécifique si ce n'est un “encombrement acoustique” maximum. La diffusion électroacoustique est bien fonction du niveau de préoccupation, de maturité, et de sensibilité musicales, ceci incluant la conscience des domaines dans lesquels on agit.

            Autre source de contrariétés, et d'inanité musicale, les éternels problèmes techniques, spécialement en musique mixte et temps réel. Ils sont la plupart du temps, hormis lorsque sont en jeu les dispositifs les plus hardis ou expérimentaux auxquels on voudra bien accorder quelque indulgence, le fait de l'indigence des acteurs : compositeurs, ingénieurs, qui ne veulent pas régler leur dispositif devant le public au prétexte de je ne sais quels scrupules. Pourtant, que je sache, personne ne s'est jamais plaint ou offusqué du temps que met l'orchestre à s'accorder, ou le pianiste à régler la hauteur de son tabouret. Les harpistes arrivent même dix minutes à l'avance pour accorder interminablement, devant tout le monde, leurs Do bémols et leurs Mi dièses. Mais en musique électronique, pas question de prendre deux minutes pour tapoter sur les micros, essayer la réverbération ou contrôler les départs auxiliaires ! Vous n'y pensez pas ! On y va comme en quatorze et rendez-vous au larsen, aux couinements, aux saturations, aux surprises de niveaux qui parsèment les concerts comme autant de diables sortant de leurs boîtes au moment inopportun, quand ce n'est pas une panne totale de son ou un générateur qui ne veut plus s'arrêter. Ce sont bien sûr les œuvres qui font les frais de ce dilettantisme. Un dispositif électronique s'accorde, se vérifie, exactement comme un instrument ou un orchestre même si cela doit prendre cinq ou six minutes.

            Ainsi sommes-nous encore loin d'avoir atteint au concert le professionnalisme dont nous pouvons nous prévaloir à la table ou en studio. Ce constat pourrait être étendu à la nature même des programmes qui sont bien souvent des défis au bon sens non seulement en termes techniques, mais esthétiques. Comme pour toutes les époques musicales, il y a des œuvres qui n'ont rien à faire ensemble, qui se nuisent réciproquement. Un programme doit être pensé comme une macro-forme musicale avec ses temps d'élan, de repos. Les programmes exclusivement acousmatiques sont souvent fastidieux à monter, et épuisants à écouter. Les programmes exclusivement mixtes ou live le sont aussi, et s'emmêlent les pieds dans des imbroglios de câbles, branchements, et pieds de micro divers. Plus le temps passe et plus je suis partisan, sans exclusive, de programmes mélangés, y-compris à l'instrumental ou au vocal, à condition bien sûr d'une très forte pertinence musicale, stylistique. Ils permettent à l'écoute de s'aérer, de renouveler ses registres d'activité, ce sont les moins compliqués à monter techniquement, le temps de répétition y est optimum. Tout ceci bien entendu dans les conditions de professionnalisme, de sérieux et d'engagement auxquelles ces lignes tentent au moins de susciter votre adhésion, tant je crains que de la tenture de Pythagore, sublime voile de mariée, il ne subsiste plus bientôt, si nous continuons comme cela, qu'un

 

N O T E

 

(1). Les traces écrites abondent : je vous renvoie notamment au cahier Recherche/Musique n°5 — Ina-GRM 1977 : Le concert. Pourquoi ? Comment ?, avec en particulier Propos sur le concert de Pierre Henry p. 97 ; cf. également les multiples publications de et sur Stockhausen, et Musique Acousmatique — propositions... ...positions, de François Bayle, Ina-GRM-Buchet/Chastel, 1993, ch. 1 : L'Acousmatique comme modalité, et plus particulièrement Méthode p. 69 sqq.

 

B I O G R A P H I E

 

            Bertrand Dubedout (né à Bayonne en 1958) a suivi ses études musicales supérieures à l’Université de Pau et au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris. Il est aujourd’hui professeur de composition électroacoustique au Conservatoire National de Région de Toulouse, et directeur musical de l’Ensemble Pythagore qu’il a fondé à Toulouse en 1987.

 

M U S I Q U E S

 

Nouveaux agrandissements, (acousmatique,1983), Les nombres, (pour 7 instrumentistes, 1986), Épisodes transparents, (pour choeur à 32 voix et bande magnétique, 1988), Maestrazgo, (pour 11 instrumentistes, 1989), Territoires (acousmatique,1989), Entre les braises rouges, (pour flûte, alto et harpe, 1990), Sapha (pour choeur mixte et orchestre, 1991).

Fractions du silence : Premier livre (pour quatuor de saxophones, 1994), et Deuxième livre (pour flûte en sol, hautbois et violoncelle, 1992).      

Ses œuvres sont publiées aux Editions Billaudot.

 

D I S C O G R A P H I E

 

Entre les braises rouges, [Ensemble Pythagore]

( , avec œuvres de Bortoli, Giner, Leroux.)

CD l'Empreinte Digitale ED 13019, diffusion : Harmonia Mundi.

Aux lampions

Musique concrète : CD Métamkine MKCD012, 1994.

Les nombres, [Ensemble Pythagore]

Fractions du silence : Premier livre, [Quatuor Diastéma]

CD l'Empreinte Digitale (avec œuvres de Gaigne) : parution printemps 1996.