Entretien avec Ivo Malec

par Bruno Giner

 

 

            Cet entretien a été recueilli et réalisé par Bruno Giner, et publié une première fois dans le Bulletin de la Société Nationale de Musique, (Intemporel, Juin 1995). Il a cependant été revu et corrigé par Ivo Malec pour la présente publication.

Lors de votre venue en France, issu d'une formation musicale classique, vous avez découvert la musique concrète, découverte déterminante puisqu'elle a influencé et alimenté toute votre pensée musicale à venir.

            En 1955, la première année ou j'étais à Paris, je voulais tout entendre, tout voir, étancher ma soif de découvertes. J'avais une très bonne et solide culture classique mais qui en l’occurrence ne me servait à pas grand-chose ; je n'avais en fait que des problèmes.

            En visite au club d'essai de la Radio Télévision Française, rue de l'Université, je discutais avec quelqu'un et tout d'un coup j'ai entendu un son qui provenait de l'étage au dessus. Ce son, ni instrumental ni vocal, ne ressemblait à rien de tout ce que je connaissais. Ainsi, dans ma quête des choses à entendre je suis tombé, presque par hasard, sur la musique concrète et cela a conditionné toute ma musique future.

            Les principales caractéristiques de votre parcours musical sont d'une part, un “passage” permanent de l'écriture instrumentale (ou vocale) à un travail en studio tourné vers la production d'œuvres électroacoustiques, et, d'autre part, au croisement de ces deux techniques, la réalisation d'un certain nombre d'œuvres mixtes.

            J'ai toujours eu dans ma vie des périodes qui étaient purement instrumentales ou vocales et des périodes électroacoustiques, cela d'ailleurs pour des raisons d'impossibilité momentanée à poursuivre dans un genre ou dans l'autre, car les tensions et les problèmes qui en résultaient devenaient de plus en plus insurmontables.

            Se déplacer ailleurs, ce n'était pas plus facile mais cela représentait un autre type de résistance, cela m'obligeait à une pensée et à une écoute différentes. J'ai toujours puisé dans les techniques électroacoustiques des éléments que j'ai pu transférer utilement dans l'écriture instrumentale, et vice-versa d'ailleurs.

            Naturellement, malgré les difficultés, un autre type de désir allait vers le “mariage” de la bande et des instruments.

            À propos de ce “mariage”, quel type de rapports instaurez-vous entre la partie bande et la partie instrumentale ?

            Comme je l'ai dit quelque part, je me suis toujours efforcé d'éviter ce que j’appelle le “parallélisme mou” des deux sources sonores ; je ne recherche pas pour autant un “dialogue”, mais plutôt une interdépendance, un mélange organique au service d'un discours musical unique.

            Qu'elle soit mixte, instrumentale, vocale ou acousmatique, comment abordez vous de façon générale une œuvre nouvelle ?

            Quand je m'engage dans une nouvelle œuvre, j'essaye toujours de peu à peu l'entendre globalement, sans savoir exactement ce que ça sera, d'en faire une écoute révélatrice de sorte que, à un moment donné, cette œuvre se présente comme une chose virtuelle, un possible dont j'entends précisément les limites. Je ne sais pas encore ce qu'il faut faire mais je sais exactement ce qu'il ne faut pas faire.

            D'une certaine façon, vous procédez par élimination.

            En quelque sorte ; je suis quelqu'un qui se donne toujours une quantité énorme de matériel au départ, tout simplement parce que je fuis le moment où il faut décider (je mets donc un certain temps à éliminer ce qui ne me servira pas). D'autre part, sur un plan méthodologique, cette attitude me donne le temps de mieux réfléchir à un trajet, de l'installer peu à peu dans mon esprit comme un être vivant que j'essaie d'apprivoiser, un être que je ne connais pas encore et au travers duquel j'essaie de me frayer un chemin.

            En 1985, suite à une commande d'état pour les Rencontres Internationales de Metz, vous composez Attacca, pour percussion et bande magnétique. Vous n'aviez pas écrit d'œuvres mixtes depuis déjà assez longtemps...

            Attacca était une œuvre où il me fallait une bande magnétique. En même temps, sur le plan de mon propre rapport au “développement des machines” cela tombait bien ; sans qu'on y pense, les nouvelles technologies entrent peu à peu dans notre esprit et se transforment en désir. C’est ainsi qu’au début des années 80 j’ai fait mes premiers pas vers l'ordinateur, chose à côté de laquelle je ne voulais pas passer puisqu'elle était là... Mes réserves de sons s’étaient alors considérablement enrichies.

Fidèle à ma méthode, j'avais donc tiré de mes cartons beaucoup de matériel pour la bande d'Attacca et en fabriquais d'autre en fonction du travail à réaliser.

            Vous commencez donc par définir le contenu de la bande magnétique.

            Dans le cas d'une œuvre mixte, on est bien obligé de commencer par la bande, ne serait-ce que partiellement, car une fois que vous avez choisi votre son, il reste comme il est ; vous ne pouvez d'un trait de plume changer sa nature. C'est quelque chose de très exclusif, à la fois sur le plan temporel mais aussi sur le plan de l'existence propre et c'est donc la bande qui devait me donner les prémices de réflexion.

            Le début d'Attacca caractérise bien votre manière d'entrer dans une œuvre. Les premiers sons, tant électroacoustiques qu'instru­mentaux, mais aussi le type de rapport qu'ils exercent entre eux sont presque une signature.

            J'aime bien commencer par exposer une sorte de naissance du son, ne pas le donner aussitôt dans son aboutissement ; progressivement il va prendre sa place. Il n'est pas déjà là, il se donne par bribes, il s'annonce, il élargit peu à peu son territoire. En l’occurrence, et pour ce qui est de la percussion, elle expose, elle aussi, ses techniques et sa façon d’être pour toute la pièce, mais par petits fragments, non lisibles comme tels. C'est une espèce de préparation du terrain, une définition des limites et une définition stylistique.

Je crois qu'en toute œuvre, particulièrement dans la tradition occidentale, on a dès la première minute la totalité de l'œuvre. Cela n'est pas forcément conscient au départ, mais, après analyse, on constate que tout était déjà présent. Un début doit être quelque chose d'extrêmement prégnant, quelque chose qui coupe immédiatement le contact avec ce que l'on pourrait appeler la vie “d'avant”. Dans un concert il y a ce bruit permanent, le murmure du public, et puis, avant que l'œuvre ne commence, un silence ; ensuite seulement la musique prend sa place. Ce silence entre les deux est quelque chose de très ambigu qui va devenir par sa qualité quelque chose de tout à fait autre, magnifique, si les premiers sons invitent ce silence convenu à devenir une valeur. Dans le cas contraire, ce silence ne sera rien d'autre qu'une simple marque de politesse.

            Une fois le projet défini, les limites établies et le matériau choisi, quelle est votre attitude d'un point de vue méthodologique ; s'agit-il pour vous de suivre un plan préétabli ou plutôt de chercher à mettre à jour les liens organiques entre chaque élément ? Autrement dit, la forme est-elle préexistante au matériau ou, au contraire, s'adapte-t-elle à ses exigences ?

            Je vais vous donner un exemple ; en ce qui concerne Attacca j'avais composé une douzaine de minutes de bande, séquence par laquelle l'œuvre devait débuter. Pourtant quelque chose me gênait ; cette séquence, devenue énorme et très “monolithique”, je ne pouvais ni la couper ni changer quoi que ce soit à l'intérieur. Pour tout dire, je l'ai écoutée et réécoutée, j'ai passé des journées entières avec elle ; j'ai essayé aussi de m'en approcher par l'écriture de la percussion pour finalement découvrir, et en conclure, que ce ne devait pas être le début de l'œuvre mais la fin !

            Je sais aujourd'hui qu'il n'était pas possible d'arriver à cette conclusion sans avoir cette espèce d'approche interrogative face au matériau et à la forme qui fait que, tout d'un coup, l'évidence surgit et l'ordre des choses se met en place.

            Finalement c'est une attitude assez “concrète”, c'est à dire au sens d'un va-et-vient permanent entre l'écoute et le résultat, lequel se construit en fonction de la pertinence de cette écoute, sans la référence “abstraite” d'un plan scrupuleusement établi qu'il n'y aurait qu'à respecter à la lettre.

             À ce propos, j'aimerais évoquer une phrase d'Heidegger qui s'élevait contre la “pensée calculante” en face de laquelle il y a ce que l'on pourrait appeler “l'irréductible”. Tout ne peut pas être résolu par une pensée calculante qui est pourtant celle qui prédomine aujourd'hui. Une œuvre est comme un processus vivant, ce qui implique qu'à un moment donné il faut dévier car il y a des choses que l'on ne peut pas prévoir à l'avance. En face de l’œuvre naissante, il faut être un personnage avec les oreilles et l'esprit ouverts, guetter le moment où surgit cet “irréductible” et savoir reconnaître que la chose est là et non ailleurs.

            Dans vos œuvres récentes, Artemisia (œuvre acousmatique composée en 1991), Doppio coro (œuvre pour orgue composée en 1993) et Exempla (œuvre pour grand orchestre achevée fin 1994), sans rien enlever de ce qui fait l'essence de votre musique — une certaine attitude vis-à-vis du son et de sa matière — vous avez considérablement élargi le champ de vos préoccupations, notamment en ce qui concerne le traitement de la hauteur et la forme en général.

            Toute ma vie, j'ai soigneusement évité le problème de la hauteur en tant que fonctionnalité harmonique repérable, refusant d'admettre que cette fonctionnalité joue son rôle primordial ; j'ai toujours mis d'autres choses — aussi fortes — à la place. Néanmoins, je n'ai jamais oublié que la hauteur en tant que telle, et toutes musiques confondues, était une valeur incon­tournable.

            Dans Artemisia, il y a effectivement des petites cellules harmo­niquement lisibles qui apparaissent très brièvement et cette idée m'a semblé exploitable. Lorsqu'on joue avec l'harmonie, le problème est de savoir la manipuler afin qu'elle ne se présente pas comme un exercice d'écriture mais plutôt comme une exposition de matières différentes. Dans Doppio coro, ne pouvant faire avec un orgue des harmonies aussi complexes que sur une bande, j'en ai choisi une, d'une certaine complexité, et j'en ai changé la couleur, l'éclairage, le plan et la place dans le spectre de l'orgue. Il y a donc tout un travail sur les hauteurs, sur des agglomérats harmoniques, associés — entre autre chose — à des procédés de “filtrage”, à des registrations différentes effectuées à l'intérieur même du son.

            À l'écoute de cette œuvre, au-delà de vos procédés compositionnels, il m'a semblé entendre très clairement par endroits quelque chose appartenant à l'univers de Beethoven...

            Oui, absolument ! J'ai repris un procédé cher à Beethoven (que l'on trouve notamment dans la Neuvième Symphonie), un procédé abstrait, un geste de chercheur ; il s'agit de l'intervalle de tierce majeure descendante qui par son intervention inattendue vous change l'horizon et vous retourne le monde. Beethoven fait là quelque chose de parfaitement contre nature dans le contexte de la logique tonale. Pour moi il ne s'agissait pas d'un hommage ou de quoi que ce soit de cet ordre là, j'ai juste repris, par-delà cent cinquante ans, l'efficacité immédiate du procédé.

            Cela relève de la notion d'accident, comme phénomène de perturbation du discours musical.

            Tout à fait, car Beethoven était un grand perturbateur.

            Cet élément perturbateur, qui n'est pas sans rappeler “l'irréductible” dont vous parliez tout à l'heure, on le trouve également dans votre façon de traiter certains éléments rythmiques, en particulier l'idée de répétition (de boucle ?) et le décalage métrique d’événements pulsationnels différents.

            La pulsation est quelque chose qui diffuse une énergie considérable et qui, grâce à cette énergie, peut durer un certain temps sans changements. Elle se prête ainsi, et d'une façon admirable, à la perturbation dans le sens où le moindre petit grain de sable peut enrayer toute la machine. En réalité, mon goût prononcé pour la pulsation est le goût pour l’observation d’un phénomène capable d'ouvrir d'un seul coup perturbateur des chemins inattendus.

            Proche dans une certaine mesure d'Artemisia, vous venez de terminer Exempla, œuvre pour grand orchestre, (1) qui expérimente un procédé formel tout à fait nouveau dans votre production.

            Je fais souvent les pièces par paire, l'une abordant une problématique et l'autre la développant. Dans Exempla, il y a une forme globale où l'on entend des éléments de musique comme si l'on prenait une œuvre déjà existante que l'on coupe à un endroit et dont on reprend le fil quelques minutes plus tard. Ce sont treize séquences musicales (entre 40 secondes et 2 ou 3 minutes) reliées entre elles par des transitions de moindre importance. Évidemment tout doit avoir un rapport : la cinquième avec la neuvième, la quatrième avec la première etc...

            Aucun de ces extraits n'est développé : il fournit la matière musicale et, au moment où cela pourrait aller plus loin, il s'interrompt et on passe à autre chose. Dans Artemisia, il y a également plusieurs parties dont le rapport se crée par des transitions, des liaisons qui essayent de bien fonctionner avec ce qui précède et ce qui suit, c'est à dire de donner une logique à tout l'ensemble.

            J'aimerais, pour finir, confirmer l'impression que vos dernières œuvres, comparées à d'autres plus anciennes, semblent augurer d'une période créatrice plus sereine, plus contemplative, moins déclarative où vous laissez votre musique s'exprimer pleinement et, peut-être, plus librement.

            J'ai appartenu à une époque très passionnante, très ingrate aussi, où il y avait beaucoup d'agitation et de destruction. Bien évidemment les œuvres reflétaient cette image et ma musique était plus violente, plus dense et plus tendue que maintenant. Je savais avoir d'autres choses en moi mais je me les interdisais — ce n’était pas le moment... Aujourd'hui je les prends en considération, je les accepte et mon horizon s'en est peut-être élargi. Je me sens plus dans la situation d'un observateur que d'un acteur : j'aime faire passer les objets devant moi. L'affirmation volontaire s'est progressivement transformée en une acceptation plus sereine, plus contemplative en effet. J’ai même récidivé dans ce que vous notiez comme ma “sérénité”. De mon concerto pour violon et orchestre, intitulé Ottava alta (1995) (2), Harry Halbreich a écrit : . Comme la presse luxembourgeoise abondait dans le même sens, j’en conclue que vous n’êtes pas le seul, bien que le premier, à constater mes récents cheminements. Je peux en tout cas vous dire que je ne l’ai pas fait “exprès”, et que, pour le faire, je ne me suis pas tourné vers le passé pour m’y livrer, avec nostalgie, à je ne sais quelle recherche du langage perdu... — la nostalgie n’est pas une catégorie compositionnelle ! Je pense, au contraire, que je l’ai fait tout naturellement, parce qu’il y avait, vers l’avant, encore quelques itinéraires qui voulaient bien s’ouvrir à moi. Je les en remercie.

 

N O T E S

 

(1). Exempla a été créée le 12 mai 1995 au Victoria Hall de Genève, par l’orchestre de la Suisse Romande, sous la direction d’Armin Jordan.

(2). Ottava alta a été créée le 14 décembre 1995 à Luxembourg, par Raphaël Oleg, violon, et l’orchestre de la RTL, sous la direction du compositeur.

 

B I O G R A P H I E

 

Ivo Malec est né à Zagreb en 1925. Après des études musicales et universitaires dans sa ville natale, il effectue de nombreux séjours en France et, en 1959 s'installe définitivement à Paris. Suite à sa rencontre — déterminante — avec Pierre Schaeffer, il devient membre du GRM à partir de 1960. Son catalogue, riche d'une cinquantaine d'opus, alterne volontiers des œuvres pour orchestre, pour ensembles instrumentaux ou vocaux ainsi que des œuvres acousmatiques et mixtes.

Professeur de composition au CNSM de Paris de 1972 à 1990, son enseignement a contribué à former un grand nombre de jeunes compositeurs.

Cinq fois Grand prix du Disque, et Grand prix de la Sacem, Ivo Malec est Commandeur des Arts et des Lettres. Il a obtenu en 1992 le Grand Prix National de la Musique.

 

D I S C O G R A P H I E

 

Attacca ; Week-End ; Lumina ; Gam(m)es.
CD Actuel Salabert/Ina-GRM SCD 8901.

Attacca (+Tosi, Campana, Tanguy).
CD Skarbo, SK 3923.

Ottava bassa ; Cantate pour elle ; Arco-11.
CD Erato/Radio- France, 2292 455212.

Reflets.
CD Concert imaginaire GRM, Ina C 1000, Musidisc 244532.

Doppio Coro ; Artemisia ; Triola ; Cantate pour elle ;

Week-End ; Luminétudes ; Reflets ; Dahovi ; Lumina.

Double CD Ina-GRM C 2006/2007, Musidisc 245052.