Le problème de la « musique à venir »

Robert Beyer

 

 

            Konrad Boehmer, dans l’entretien publié dans Ars Sonora Revue N°1 (juin 1995), évoquait en ces termes l’auteur de ce texte : «...Beyer (...) était un fantasque, un rêveur qui avait publié en 1925 et 1928 deux très grands textes sur une possible musique à électricité, comme il l'avait appelée à l'époque, et dans son concept il y avait un élément qui jouait un rôle extrêmement important, c'était l'espace...». C’est le second de ces textes, (paru en 1928, à Berlin, dans la revue Die Musik — sous le titre : Das Problem der “Kommenden Musik”) que nous vous proposons de lire ci-dessous, dans la traduction de l’allemand qu’en a faite pour nous Martin Kaltenecker. (Concernant Robert Beyer, cf., outre l’entretien cité ci-dessus, l’article de Vande Gorne, infra, p. 83).

            Un observateur avisé de la musique contemporaine ne pourra plus se cacher aujourd'hui que l'évolution de la musique, malgré l'intense activité de ceux qui la produisent comme de ceux qui la reproduisent, est dans un état de stagnation et que le pas décisif vers le début d'une nouvelle ère, si souvent annoncé, n'a pas encore été franchi. Il doit finalement douter si la réalité actuelle de la composition porte en elle ce pouvoir d'opérer une intervention décisive dans l'évolution de la musique, de conduire les problèmes vers une solution et d'achever une crise larvée.

            Continuer sur ce chemin signifie vouloir créer quelque chose de nouveau en partant du passé et des pratiques du contrepoint et de l'harmonie, et faire confiance au clavier pour produire des solutions toujours nouvelles et finalement illimitées. Ce que l'on fait là doit rester une mode et ne pourra jamais être un progrès. Dès que l'on a analysé que l'avancée doit être radicale et profonde et saisit la musique en son principe et en toutes ses parties, chaque étape à venir où l'on interviendrait dans cette évolution de manière “compositive” entretiendra avec la précédante un rapport d'addition (Und-Beziehung) sans représenter quelque chose de fondamentalement nouveau.

            Mais cette transition qui commence clairement avec le début du Romantisme et qui parcourt les stades de la mélodie infinie, de la musique atonale, puis mécanique, tend de nos jours vers un clivage définitif. Nous interpréterons cette évolution de façon juste si nous nous représentons à la fin l'image qui compare les (1) (à comprendre spécifiquement, non comme problème en soi).

            La force motrice qui irradie actuellement à partir de la figure fondamentale de la musique, et qui fait naître forcément l'idée de sa destruction complète, c'est la volonté de faire du nouveau. On rêve de la puissance et des miracles d'un son lointain et on attend qu'il se réalise parmi nous. Partout affleure du nouveau, parfois de façon fugitive, comme une harmonie se meurt doucement, toujours entravé et voilé dans son apparence, en somme ambigu dans sa forme et non-séparé de l'Ancien, la frontière physique et sonore étant posée selon une conception traditionnelle. Par ce que nous appelons : nouveau (qui fait parfois irruption dans les centres d'intérêts des créateurs avec la violence d'une force de la nature, les confrontant à des tâches d'un nouveau genre, auxquelles ils ne peuvent se soustraire — et qu'on tente aujourd’hui de résoudre et de réaliser), nous comprenons la musique mécanique, la production électrique du son, la musique de timbres, la musique des couleurs, la musique pour le film et la radio. Des problèmes qui sont encore compris aujourd'hui comme isolés, comme juxtaposés, et non à partir d'un sens global, à partir d'un point éloigné dans le futur, du contexte d'un nouveau . Car ils proviennent d’une même origine, ils sont l'expression d'une même volonté, et ils ambitionnent une expression et une apparence uniques. Le problème de la “musique à venir” en soi est l'objet de la discussion. C'est à partir d'ici seulement qu'un clivage net devient possible, que le déplacement du centre de la question sera exigé comme la solution d'un problème particulier. L'essence intérieure d'un son, sa forme spirituelle, une fois captée et vécue par l'idée, transparaîtra alors en l'ordonnant dans la multiplicité de ses apparences, nécessaires afin que ce son devienne perceptible par les sens. L’idée les réunira en révélant ainsi dans chacun des membres de ce corps son sens profond.

            L'évolution a progressé de nos jours, beaucoup même, et pour ainsi dire jusqu'à la dernière limite que l'on puisse encore atteindre en composant. La nouveauté de l’aboutissement de l’évolution actuelle laisse espérer que le renouveau s'effectuera d'une manière tout fait différente que jusqu’ici. Il sera peut-être difficile d'abandonner les habitudes de la pensée et de voir la frontière de l'extérieur. Nous disons : la “composition” est incapable de préparer la “musique à venir”. Continuer d'emprunter ce chemin signifie aujourd'hui prolonger un état de choses vers l'infini ; on ne poserait que des fins provisoires, jamais une fin définitive. La continuité de l'évolution n'est aucunement interrompue ; un changement radical découle de son sens même.

            Peu importe au fond par où nous commencerons pour cerner en tâtonnant ce concept du “Nouveau”, qui est encore ouvert et indéterminé, afin de nous approcher au moins d'un cran du domaine de ce qui est déterminable. Jusqu'ici, le mot a été employé avec le sens de “but”, vers lequel tend un processus de transition, et plus exactement comme la prochaine étape positive dans une évolution ascendante, comme le lieu d'une solution, d'une stabilisation sonore, profondément différente dans ses formes des solutions traditionnelles. Nous partons donc du point où le passé récent a commencé à intégrer dans la sphère artistique une nouvelle manière de produire le son. Nous pensons d'une part aux tentatives de produire des phénomènes acoustiques au moyen de branchements et d'amplificateurs électriques, comme des possibilités de construire les timbres, au moyen de l'analyse ou de la synthèse, ainsi que les méthodes optiques, et, d'autre part, aux procédés d'enregistrement et de transmission du gramophone, du fil d'acier magnétique, de la radio et du film parlant en général. Donc, des machines qui permettent de séparer la voix du corps, de la porter au loin, de faire défiler des sons à l'envers, de parcourir un royaume de timbres d'une ampleur presque cosmique et de faire mille autres choses ; des machines puissantes par la forme, leur maîtrise particulière des lois de la nature, par l'établissement de nouveaux buts, dont les miracles gisent au plus profond des mystères de la science.

            Il ne devrait guère être difficile de reconnaître dans l'ensemble des appareils qui permettent de faire résonner à distance, la frontière sonore elle-même de la “musique à venir”, comme le “monocorde” en somme qui assigne au “son à venir” sa possibilité et sa mesure. Doué d'un peu d'imagination, le penseur pourra entrevoir une image d'une grande cohérence, si nous parlons (par analogie avec le film et ses techniques, avec les projets spatiaux et urbanistiques d'un Le Corbusier, et d'autres manifestations actuelles qui tendent par la force des choses vers le même point d'avenir) d'une centralisation de la production de musique : nous parlerons de fabrication, de laboratoires où a lieu la production, l'enregistrement, le montage et la diffusion, de régisseurs et de constructeurs du son, d'espaces invisibles et sans transmission concertante, éclairés par des sonorités, une lumière, des images, des mouvements oniriques et visionnaires, et enfin d'une musique du monde et d'une musique de l'univers.

            Pour l’instant, les formes que revêt ce monde technique sont encore, pour l'essentiel, quand elles traversent le domaine particulier de la musique, des mécanismes de reproduction, de caricature et de destruction — mais elles seront demain le corps resplendissant d'un son d'une infinité spatiale, la base de sa réalité, l'ouverture vers un nouveau royaume sonore. Là où s'opère aujourd'hui l'intégration du principe machiniste dans la musique, elle s'effectue de manière illogique, obéissant à une pensée bloquée dans l'idée d'une évolution continue, par analogie avec ce qui s'est fait jusqu'ici. Ce n'est pas le miracle caché de cet appareillage qui résonne, mais celui de la corde, de la voix, transformées.

            Nous voyons le sens d'une production électrique du son en ceci qu'elle offre la possibilité de dépasser un son qui devait rester jusqu'ici sans espace où il pût résonner - aussi longtemps que sa production était tributaire du corps humain et des dimensions de ses mouvements, qu'il chante ou qu'il joue, et dont la réalité devint en fin de compte la “parole” (2) . Aujourd'hui, il existe non seulement la possibilité d'incarner le son, mais la nécessité urgente de le penser. La “musique à venir” se situera au-delà d'une “instrumentation suscitée par les mains et les lèvres”, au-delà d'une ultime limite stable, d'une série de “points sonores”, d'un clavier, que l'Esprit a conçu en sélectionnant, en ordonnant, en formant les possibilités de l'anatomie humaine, à partir du souffle, celui de la respiration comme celui — transformé — de la main et de l'ampleur de son mouvement pendulaire, au-delà d'un type de phonation physiologique qui, par suite de son classement, contenait en germe tous les regroupements et toutes les constructions de la musique jusqu'ici. (3)

            Le phénomène de la “sonorité à venir” se situera au-delà du “son”, de la “note”, entité indivisible que nous devons comprendre en fin de compte à partir d'une musique portée par la “voix”, par une conduite continue et fluide de “voix” qui est encore aujourd'hui une “polyphonie”. Là où la caractérisation instrumentale du son se faisait à travers les demi-machines, celles dans lesquelles on soufflait, que l'on frottait ou que l'on battait, chaque pas désignait un degré supplémentaire dans le dépassement du “vocal”, d'un passage du son de l'intérieur vers l'extérieur, d'un infléchissement du chanté vers le joué, même s'il ne fut jamais définitif. Se rendre compte de cela n'est pas seulement logique par rapport à la nouvelle production du son, la puissance de ses formes et de ses possibilités, une nouvelle notation, celle de la nature elle-même, et derrière laquelle s'ouvre un son cosmique, qui ne peut plus être enserré par la note, par un son clair, prégnant, dessiné et limité comme jusqu'ici, un chant “ponctuel” et limité. Au contraire, les problèmes internes de la “musique à venir”, comme celui de la mélodie de timbres (Klangfarbenmelodie), de l'échelle enharmonique continue, pour ne citer que ceux-là, exigent un “son nouveau” pour être résolus et stabilisés. Car en fin de compte, ce sera absurde de vouloir réaliser un monde de timbres d'une étendue presque illimitée au moyen d'une écriture à quatre voix ! Nous ne devons pas nous arrêter à quelque “extrait” de ce qui existe déjà, même conçu de manière raffinée, à une différenciation, une accumulation et un élargissement des tendances sonores — nous devons faire les choses radicalement, c'est à dire de voir la “forme”, et non le chiffre et la somme. Si nous essayons de cerner plus précisément les propriétés du “nouveau son” qui permet de faire apparaître logiquement les timbres à travers des transitions fluides et infinies, nous savons pourtant que nous ne pourrons les indiquer que de façon vague ; nous lui attribuerons ainsi quelques qualités : c'est un son pendulaire, aux origines indéterminées, comme s'il nous parvenait des airs ; emplissant l'espace, s'équilibrant et résonnant autour d'un noyau ; c'est le son de la bobine du film qui se déroule et de toutes les possibilités qu'elle offre, non plus à disposition sur un clavier, non pas conçu en fonction de l'homme, de sa mesure et des dimensions de son corps : il les outrepasse, créant des possibilités nouvelles dans le royaume du sonore. On peut s'en faire à peu près une représentation directe en frappant en même temps sur un piano — les étouffoirs levés — des sons aléatoires, en attendant que la résonance se perde, et qu'on écoute alors : quand les sons se mêlent et que se produit un bruissement informe de la masse sonore. Des images sonores semblables sont fournies par l'harmonie vibrillonante du jazz, par les haut-parleurs, les vibrations susurrées des machines, de la grande ville, comme de la musique toute récente. Le “nouveau son” ne peut pas être conduit en suivant les lois des parties chantées ; il est à façonner de l'extérieur. La polyphonie et l'accord sont au fond déjà “en dehors” de la somme des voix ; franchir encore un pas décisif est devenu possible aujourd'hui.

            Le “nouveau son” pourra être définitivement cerné seulement quand le problème de la spatialisation et de la saturation du son (*) sera traité en profondeur, ce qui dépasserait les limites de cet article. Nous ne faisons qu'indiquer la direction qu'emprunterait cette pensée.

            Dans le problème de la spatialisation se fait jour une idée comparable à la loi de la fonction tonale, formulée avec une précision mathématique dans le cadre de la théorie harmonique (4). On se représente en quelque sorte un espace autour des sons, traversés de cercles qui leur confèrent ainsi une direction et un ordre. Nous définissons ici l'espace tonal idéal (tonaler Anschauungsraum) par rapport à celui des modes grégoriens, pour dire que le point d'appui de cet espace relationnel tonique-dominante a été projeté vers l'extérieur, donnant ainsi à la musique la possibilité de créer par elle-même un appui et une enveloppe. La musique emprunte la voie de la spatialisation, de l'éviction de la juxtaposition, de l'objectivation et de la réification, et intègre des éléments qui sont du domaine de l'œil dans celui de l'oreille. L'atonalisation de la musique est une étape de l'évolution, (même si elle ne parvient en somme qu'à une liberté faite de courbes expressives comme sculptées dans la pierre), vers une totalité et une mobilité définitive dans l'espace de douze sons, dont le centre reste l'homme ; le processus évolutif tend en revanche vers un fondement nouveau de la musique, qui sera raisonné, général et strictement numérisé. Le même chemin, mais en sens inverse, est emprunté par la peinture (Kandinsky) : un processus qui, en fin de compte, ne conduit pas seulement à la dissolution de l'objet, mais à briser le cadre et le tableau lui-même, s'orientant en outre avec l'emploi de la lumière pure et absolue (qui n'est possible qu'au moyen de la machine) vers un nouveau départ, une nouvelle solution. Des essais rudimentaires pour un traitement technique du problème de la musique sont fournis par les procédés d'enregistrement spatial pour la radio et pour le gramophone, dont le but est une reproduction plastique du son, mais sans parvenir jusqu'à une solution productive du problème de la saturation déjà indiqué plus haut.

            A la fin de l'évolution se situe un son qui emplit l'espace et qui y résonne, qui se tient immobile autour d'un noyau central, éclairé de diverses façons par un monde de timbres d'une ampleur cosmique, et un son presque visible.

            C'est le même style de pensée qui nous laisse rêver à ce “son immobile” (ruhender Klang) qui, là-bas, dans le monde de la technique, suscite les machines qui changent le visage de l'homme comme celui de la terre ; c'est le même dévouement passionné envers ce que notre âme et notre esprit ont d'illimité, la même volonté tendue vers un espace infini.

            Les conditions préalables qui rendent possible la réalisation de la "musique à venir" sont remplies ; l'intégration en elle du principe de la machine est urgente. Nous avons tenté de poser le problème du “son à venir”, même si ce n'est pas dans toute son étendue ni sa profondeur métaphysique, et nous disons que reconnaître le problème fournit déjà la moitié de sa solution.

 

N O T E S

 

(*). Nous rendons, d’après le contexte, par saturation l’allemand Übertona­lisierung, un mot qui n’est plus dans l’usage et dont l’équivalent français serait, littéralement, surtonalisation.

(1). Feruccio Busoni, Entwurf einer neuen Ästhetik der Tonkunst, p. 34. J.Hauer, Vom Wesen des Musikalischen, p. 22.

(2). R. Benz, Die Stunde der deutschen Musik, II.

(3). R. Lach, Studien zur Entwicklungsgeschichte der ornamentalen Melopöie.

(4). Harburger, Metalogik.