Entretien avec Michel Redolfi

par Christian Zanési

 

 

            À quel moment et dans quelles circonstances est né le C.I.R.M. (Centre International de Recherche Musicale) ?

            Le C.I.R.M. est né en 1968 à l’initiative de Jean-Etienne Marie, non pas à Nice comme on pourrait s’y attendre, mais à Paris, à la Schola Cantorum où était situé le premier siège de l’association. A cette époque, Jean-Etienne Marie voulait surtout abriter un pôle de réflexion et d’essai sur la micro tonalité, avec notamment les fameux pianos expérimentaux du compositeur mexicain Julian Carrillo.

            Peu après sa fondation le siège du C.I.R.M. se déplaça souvent pour se fixer en 1978 à Nice, accueilli par une municipalité qui se félicitait sur­tout de gagner avec le studio de création un festival, les MANCA (Musiques Actuelles Nice-Côte d’Azur).

            Quelle était la nature de ce premier studio niçois ?

            Je dirais que c’était un studio instrumental, pour reprendre l’expres­sion de Michel Pascal, un des premiers collaborateurs du C.I.R.M. C’est-à-dire un atelier électronique avec une prédominance instrumentale ; on y trouve les harpes et pianos microtonaux de Carrillo entourés d’une galaxie d’instruments électroniques passés et nouveaux : l’Ondioline jouxte les synthétiseurs de tous formats. C’est un studio fait pour la musique mixte, mais conçu par un compositeur avant tout symphoniste.

            Et pourtant, paradoxalement, en électronique Marie aura les coudées beaucoup plus franches que bien des compositeurs de sa génération. Il fera beaucoup d’improvisations live et aimera poser son petit synthétiseur EMS directement sur le piano à queue.

            Finalement il est davantage dans la tradition de la musique élec­tronique que dans celle de la musique concrète ?

            Indubitablement. Bien que fin connaisseur de la musique concrète — Jean-Etienne Marie fut un des collaborateurs de Pierre Schaeffer et a parti­cipé en 1962 au Concert Collectif — il était plutôt attiré par le “haut-vol­tage” et les sessions rapides en studio, qui plient l’électronique au projet instrumental. Il aimait aussi la prise de son créative et à ce titre il a été à la R.T.F. d’alors un des premiers  “Musicien Metteur en Ondes”, à qui on doit (si ma mémoire est bonne) l’enregistrement de la création de Déserts d’Ed­gar Varèse au Théâtre des Champs Élysées ainsi que bon nombre de re­transmissions des festivals de musique contemporaine tel que celui de Royan.

            Quelle était la tendance du festival qu’il a créé à Nice ?

            Je dirais essentiellement musique contemporaine “classique”, avec l’objectif de créer à Nice (après qu’il l’ait initié à Orléans) un festival di­dactique, qui amenait les valeurs reconnues de la musique contemporaine. Je pense à Iannis Xenakis, Pierre Henry, les Percussions de Strasbourg, etc. La découverte de nouveaux noms n’était pas absente ; ainsi Scelsi fut joué de nombreuses fois en création aux Manca, bien avant que la notoriété ne le gagne.

            Par qui était financé le studio ?

            Par le duo ville et ministère, suivi par les tutelles locales. Aujourd’hui ce sont les mêmes partenaires qui nous soutiennent pour l’élé­vation du C.I.R.M. au rang de Centre National de Musique Contemporaine.

            Huit ans plus tard, en 1986, Michel Redolfi vous prenez la suite de J-E. Marie, comment cela se passe-t-il ?

            Bien ! malgré le contraste apparent de nos programmes respectifs ! Jean-Etienne Marie tenait personnellement à ce que je provoque un élargis­sement des centres d’intérêts du C.I.R.M., au-delà des strictes recherches sur la microtonalité qu’il désirait poursuivre personnellement (d’ailleurs, peu savent qu’il fonda après le C.I.R.M. une nouvelle association, le M.I.T.T., dédiée exclusivement au domaine microtonal). C’est pour cela qu’au grand dam de certains de ses collaborateurs il me proposa — alors que je résidais en Californie — d’apporter un autre son, une autre démarche au C.I.R.M. Son choix de rupture m’a valu la désertion de son entourage et finalement une liberté d’action inespérée, salutaire. J’en avais besoin, car mon programme était à mille lieux de la succession tranquille. Je proposais de dépasser le cadre de la musique contemporaine de salle, celle qui fit les beaux jours des MANCA de la première période, pour m’attacher à des formes musicale plus expérimentales et fugaces, en prise directe avec l’ac­tualité des technologies ou des tendances émergentes.

            Le design sonore était mon cheval de bataille, une pratique née au cinéma et qui privilégie la cohérence stylistique au service d’un scénario. Une pratique qui se régalait — alors — d’inventions sonores, de jeux d’es­paces spectaculaires (Ah ! les flèches enflammées d’Indiana Jones au tra­vers de la salle !..). Le Ministère de la Culture pariait avec nous sur un pro­gramme de création musicale appliquée à des champs grands publics. Le ci­néma était potentiellement un des meilleurs vecteurs de pénétration, l’en­gouement pour le format Dolby multipiste, produisant une activité — ainsi que des investissements — inattendus pour la réalisation de bandes sonores créatives. Cette propension embrassait aussi bien les Space Operas améri­cains tout autant que de merveilleuses petites productions européennes ; les bandes son des années 80 étaient ciselées par des orfèvres érudits,  comme par exemple Walter Murch pour les films de Coppola ou de Scorcese.

            Comment était le studio à votre arrivée et qu’en avez vous fait ?

            Avec Michel Pascal, mon partenaire des premiers jours au C.I.R.M., nous avons opté dès 1987 pour une électronique légère, synchronisable à l’image vidéo et issue donc du domaine du studio “rock”, tabou à l’époque, configuration qui préfigurait le multimédia d’aujourd’hui. Nous étions cer­tainement parmi les rares compositeurs contemporains à arpenter les salons du Son en quête de processeurs numériques légers ou de logiciels Macintosh, considérés alors comme de petits gadgets... La modernité tech­nologique se conjuguait plus volontiers avec quatre X.

            Mais paradoxalement, c’est grâce à un ancien de l’I.R.C.A.M., Andy Moorer, passé à la division son de Georges Lucas, que je découvre aux USA les premières stations audionumériques personnelles et en équipe il­lico dès 1987 le C.I.R.M. à Nice (système Dyaxis) : Le nouveau studio de musique électroacoustique sera hybride, permettant la réalisation électroa­coustique et la post-production ! On nous a regardé tout de suite avec de gros yeux... Mais qu’est-ce que vous faites ? Vous mélangez tous les do­maines, vous allez devenir un studio commercial ! A quoi bon s’équiper de moniteurs vidéo ? Bon, d’une part — pour le plus grand soulagement de nos tutelles — je pariais sur un marché de la création sonore au cinéma et de l’autre, en terme d’écriture, le C.I.R.M. se lançait dans un pari artistique, où le studio serait le lieu des convergences entre les arts visuels et la musique.

            Finalement cette pratique s’est plutôt généralisée aujourd’hui ?

            C’est ce qu’on appelle banalement de nos jours le multimédia. C’est-à-dire une pensée globale pour des pratiques complémentaires. Mais à l’é­poque on n’était des O.S.N.I. (Objets Sonores Non Identifiables !), préoc­cupés par des codes S.M.P.T.E ou des asservissements du MIDI à l’image !

            Donc, dans le premier studio du C.I.R.M. un ruban vidéo pouvait piloter à la fois les magnétos et les synthétiseurs. Aujourd’hui tout le monde fait ça dans la cuisine de son home studio, mais à l’époque c’était vraiment une nouvelle voie. Ceci dit, si la pratique s’est généralisée elle s’est hélas effacée en tant qu’écriture. La majorité des petits studios de postprod’ font du moulinage ou du rafistolage d’effets sonores ultra conventionnels. Du doublage sonore insipide. Les grands studios de cinéma français ont aban­donné la conception sonore et ne font pas mieux. L’inaudibilité du gros son de la Cité des Enfants perdus et là pour signaler la crise malgré la louable prétention à innover.

            Je reviens à l’équipe du début, vous êtes d’abord deux, puis Luc Martinez vous rejoint.

            Luc vient du domaine du théâtre et de la danse où il a développé son intérêt pour le son mis en scène, spatialisé, dramatisé. En entrant au C.I.R.M. il se retrouve en terrain connu mais avec des territoires élargis : Il conserve sa dynamique en recherchant un lien entre les nouveaux outils et une pratique rafraîchie de la musique électroacoustique.

            Luc est aussi un homme de micro, passionné par un sens tactile du son. Il connaît aussi sur le bout de l’oreille les instruments numériques grand public et en discrimine les essentiels pour nos studios. Son centre d’intérêt actuel est centré sur les systèmes interactifs dont il dote un grand nombre de ses projets chorégraphiques et maintenant mes récentes installa­tions en piscine. Luc Martinez agit comme agent “recentreur” dans un mi­lieu musical qui a tendance à se fourvoyer systématiquement dans les situa­tions marginales. Il fait partie des jeunes créateurs qui montrent qu’au mi­lieu du chemin il y a encore des choses intéressantes à glaner. Gilles Grand, qui collabore régulièrement au C.I.R.M., nous fait bénéficier d’une manière analogique à un autre domaine grand public et pourtant diaboliquement ex­ploratoire, quand on veut bien s’y attacher. Il s’agit d’Internet. Le C.I.R.M. et notre festival MANCA ont ainsi leurs sites WEB depuis les premières heures et dans lesquels, avec Gilles, nous prônons l’expérimentation musi­cale ouverte à un public international et souvent anonyme.

            Comment s’est réalisé le programme de départ ?

            Puisqu’à Nice nous avons les studios de cinéma de la Victorine, nous désirions que le C.I.R.M. fusse donc un centre de création sonore-re­lais pour le cinéma ; il était temps de se mettre à l’œuvre en apportant notre savoir faire de musicien de studio.

            Et là, nous nous sommes heurtés à une résistance inattendue. Pour amorcer l’intérêt des professionnels, nous avons organisé les Rencontres Européennes Cinéma-Son (REX), pour essayer de fédérer les preneurs de son, les réalisateurs, les scénaristes et bien sûr les compositeurs, sur le thème de la conception sonore. Projections grand format, ateliers avec des designers internationaux, colloques relayés par la presse spécialisée, les REX ont participé activement à la prise de conscience publique et profes­sionnelle sur les enjeux du son à l’image. Nous avons financé et présenté la restauration de la copie 70mm / multipiste du Playtime de Tati, rassemblé l’équipe des Shadocks au complet (le réalisateur Rouxel retrouva ainsi à Nice le compositeur Cohen-Solal Public), invité les mixeurs des studios Disney et ceux des studios londoniens de Pinewood. Une fois la fête passée, au bilan nous sommes rendu compte que nous avions surtout amplifié les jalousies des lobbies du cinéma et de la musique contemporaine.

            Les retours d’activité sur le C.I.R.M. furent mineurs, mais nous sa­vons que nous avons produit une onde de choc. Si les Shadocks — entre autres — sont maintenant “redécouverts” à la radio ou en vidéo, c’est bien à la suite de nos REX de 1989.

            Mais au lieu de rester déçus et aigris nous avons changé de direction et nous nous sommes projetés sur les espaces publics, constatant que fina­lement ils sont aussi un terrain illimité d’expériences ouvertes au grand public. Ainsi avons-nous rapidement orienté nos scénographies sonores sur les musées et les parcs scientifiques comme ceux de la Villette, du centre de la mer Nausicaa à Boulogne, du parc botanique Phoenix à Nice, de l’Expo­sition Universelle de Séville de 1992 et même de Disneyland-Paris dont le directeur des spectacles, Jean-Luc Choplin, est un passionné de John Cage ! Nous avons trouvé dans tous ces organismes le partenariat, l’écoute et les commandes que nous espérions du côté du cinéma.

            Mais ce désir d’aller vers le plus large public n’est-il pas en soi une critique de la musique contemporaine qui, on le sait, a une écoute confidentielle réservée à un public plus ou moins spécialisé ?

            La confidence n’est pas une tare. Elle peut-être une zone érogène dans la culture de masse. Un frottement comme dirait Luc Ferrari. Donc ce que nous réalisons n’est pas une réaction avec le milieu dit contemporain,  mais plutôt un atout complémentaire pour renforcer son pouvoir d’attrac­tion. Avec les MANCA, nous continuons de produire la musique de concert avec beaucoup de conviction. Bien sûr, nous avons une approche scénogra­phique particulièrement soignée du concert qui fait toute la différence.

            Changer la présentation et donc les conditions habituelles de l’é­coute n’est-ce pas une manière de combler le fossé qui existe entre ces publics ?

            Oui. Il est vrai qu’une “belle écoute” rend le public réceptif, ouvert, meilleur. Un public qui a bien écouté est un public qui sort transformé, parce qu’il reste sous l’empire d’un moment de vie exceptionnel. Il ne s’agit pas que de fonction auditive, mais d’un sentiment général de prise en charge poétique. La salle est un vaisseau qu’il faut savoir diriger à l’oreille et à l’oeil. De sa conduite maîtrisée ou de son dérèglement contrôlé, dépend l’in­tensité du plaisir — dit musical. Bien avant le multimédia a existé un bateau ivre faisait bien chalouper l’audience, ce fut l’opéra. Une certaine musique contemporaine ne joue plus le jeu de la représentation et laisse le public à quai. Elle se prive trop souvent de l’illusion artistique en pariant trop idéa­lement sur la réceptibilité pure au son. Et pourtant, même l’écoute chez-soi d’un disque s’accompagne d’un rite, d’un environnement choisi, d’une ef­fraction à l’ordinaire.

            Pour les MANCA nous essayons donc de trouver les dispositifs scéniques ou acoustiques qui permettent précisément de sortir la musique hors de la fosse et le public hors des sièges en velours, afin de produire de nouvelles instances d’écoute collective. La recherche de sites d’exception fait partie de ce travail. Je pourrais citer, les concerts sous la coupole de l’Observatoire, dans la grande serre tropicale, sur les plateaux de tournage des studios de la Victorine, dans les salons de musique historiques et même à l’Opéra, si c’est pour jouer la différence (avec les concerts électroacous­tiques du G.R.M., par exemple).

            Comment se présentent les MANCA 96 ?

            L’an dernier, l’actualité multimédia avait rejoint les Manca et notre Festival surfait sur la crête du mouvement interdisciplinaire qu’il avait pré­figuré : les Manca prirent leur envolée sur Internet (www.imaginet.fr/manca).

            Mais une ligne (verte) de démarcation est tracée cette année : Loin des apologies technologiques, cette 18ème édition observera avec intérêt — et malice — la Nature infiltrer le réseau nerveux de la création. Animaux et paysages inspirent plus que jamais les compositeurs. A l’instar des arts vi­suels, la création sonore trouve ses palettes et ses textures dans l’organique et les polyphonies se construisent sur des schémas fractals ou génétiques. Nouvelles voies, ou trompe l’oreille ? C’est la question que nous poserons en concert et en colloque.

            Parmi les  musiciens programmés, il y a ceux qui optent pour la na­ture telle quelle, la nature-nature, et il y a ceux qui préfèrent la dénaturer, la distancer et pointer vers l’abstraction. Il y a ceux qui veulent faire passer la musicalité de la nature comme Knud Viktor et ceux qui veulent faire passer un certain naturel comme Luc Ferrari. Il y a ceux qui travaillent en alchi­mistes la nature des sons, tel Bernard Parmegiani et ceux qui veulent capter les sons sans jamais les transformer comme le spécialiste des chants d’oi­seaux, Jean Roché.

            Donc on va s’intéresser à cette nature qui interpelle toujours le do­maine sonore et que sciemment ou inconsciemment nous laissons encore se faufiler dans le studio audionumérique.

(Entretien réalisé par Christian Zanési)

 

D I S C O G R A P H I E

 

Too Much Sky
Desert Tracks
Pacific Tubular Waves
CD Ina-GRM C 1005.

A Sunny Afternoon at Bird Rock Beach
Effractions
Full Scale Ocean
Hat Hut Records/CIRM ART CD 6026.

Appel d’Air
Jazz, d’après Matisse
Portrait de Jean-Paul Celea avec contrebasse
CD Ina-GRM C 2005.

[Nausicaa, bande originale de l’exposition : ]
Aquarium, Diamant des Thons
Espace de Sortie
Interlude
Observatoire des Crustacés
Programme 1 Atlantide
Programme 2 Immersion
Remontée du Temps
Traversée des Abysses
Vie dans les Profondeurs
CD CIRM 9104

Crysallis, un opéra subaquatique
CD Ultrason 38R 001