Quelques observations sur la composition

acousmatique multipiste

Patrick Ascione

 

 

Dans la composition d’une pièce en multipiste (8 pistes et au-delà) il ne s’agit pas a priori d’exploiter un espace ressemblant à l’espace visuel tridimensionnel ni d’établir des équivalences entre ce dernier et l’espace des sons puisqu’ils sont de natures très différentes. Du moins en apparence car qui peut dire si l’espace des sons est ou non à 3 dimensions, et au fond que savons-nous véritablement de lui ?

Si l’on considère le haut-parleur un peu comme élément “universel” de projection du son, il peut alors paraître incongru de remettre en question la notion de couple stéréophonique de contrôle en studio au travers duquel il est admis qu’un monde spatial riche et suffisant peut être évoqué.

Au contraire si l’on pense que ce point essentiel de la chaîne du sonore n’est qu’un élément complémentaire pouvant être agencé, utilisé de diverses manières, alors la tentation d’étendre ses fonctions initiales en en augmentant par exemple le nombre pour tenter d’aller plus loin dans l’écriture et la structure spatiale d’une œuvre devient naturelle et nécessaire.

Mais il semble qu’une certaine réticence générale ait tendance à différer ou négliger l’approche plus méthodique de cet espace nouveau (nouveau du point de vue de son intégration et de sa gestion plus maîtrisée dans l’acte compositionnel) offert par l’utilisation de la technique multipiste ou ce que j’ai appelé schématiquement le concept de polyphonie spatiale. Et cela de manière d’autant plus significative que la majorité de ceux qui trouvent infondée cette voie n’ont pas d’expérience concrète de réalisations faisant appel à ce mode de composition (souvent d’ailleurs considéré par eux comme techniciste, figuratif, etc.).

Or qu’y a-t-il ici de plus “techniciste” que dans le principe stéréophonique traditionnel ? En quoi est-il injustifié de ne pas vouloir l’art acousmatique autrement que par sa pratique stéréophonique habituelle ? Faire appel au multipiste pour poser différemment la question de l’espace ferait-il qu’on s’éloignerait du même coup de la musique électroacoustique, de l’art acousmatique ? Ou ne serait-ce pas plutôt le contraire ? Ne serait-ce pas enfreindre l’évolution normale de cet art que de ne pas mettre tout en œuvre pour étudier les divers aspects de ce paramètre mythique (disent certains), au moins si important, depuis sa conception en studio jusqu’à sa présentation en salle ?

Il en va pourtant de la santé d’une pensée et d’une pratique en plein essor ou plus simplement de l’univers encore mal connu du sonore.

Toute démarche similaire en peinture aurait certainement conduit à l’immobilisme le plus complet et aurait probablement privé des générations entières d’amateurs d’une multitude d’œuvres nouvelles, tuant dans l’oeuf les styles, les factures et les écoles que nous connaissons aujourd’hui et qui font justement la richesse de la peinture dans le monde.

Il ne s’agit pas bien sûr dans notre cas d’imiter le réel ou de traduire la géométrie des plans de l’espace en sonorités, ou encore de donner à entendre ce que l’œil voit !

Il s’agit d’élaborer un autre type de discours, d’offrir d’autres perceptions, de procurer d’autres sensations en abordant de manière nouvelle, moins aléatoire, le paramètre espace. C’est-à-dire de nous libérer davantage à l’instant de la création de ce concept approximatif de stéréophonie, tout droit venu de l’industrie du disque et de ses compromis technico-commerciaux des années 50.

Il s’agit en cela de mener plus loin au-delà de théories ou considérations plus ou moins subjectives l’une des qualités majeures incluses en filigrane, promises par l’art acousmatique ; en bref de faire de l’espace une valeur plus “musicalement-plastique”, plus affirmée et maîtrisée en révélant quelques-uns de ses aspects encore inconnus, mais pressentis. C’est tout cela qui compte et c’est à nous artistes, aventuriers du sonore, qu’en incombe évidemment la tâche... A qui d’autre ?

Pour ce qui me concerne lorsque je compose, j’aime à considérer cet espace au même titre que les fréquences, la dynamique, le volume et la question du temps. C’est-à-dire à l’intégrer véritablement dans la démarche acousmatique, le travailler en essayant d’en fixer sur la toile magnétique ses milles nuances et valeurs... En faire tout autre chose, le considérer comme pur élément de spéculation, sans a priori, sans retenue, en laissant mon imaginaire inventer, jouer, vouloir ce que je ne connais pas.

Je ne crois pas qu’acousmatique rime forcément avec traitement stéréophonique de l’espace, et tout virtuel. Au contraire une plus large investigation en ce domaine ne peut que donner plus de crédit à notre pratique. Et même s’il est, pour partie aussi, affaire de subjectivité ou d’imagination (ce qui n’est pas incompatible), il ne faut pas le réduire à une simple vue de l’esprit... Car il demeure dans sa pra­tique et sa perception bel et bien concret.

La controverse qui oppose quelque peu les “stéréophonistes” et les “multiphonistes” ne repose sur rien de très sérieux étant entendu que cette seconde catégorie de compositeurs est loin d’être légion. Mais peu importe. Voilà donc que les auteurs de la musique électroacoustique ou acousmatique qui revendiquaient il n’y a pas si longtemps une certaine liberté de pensée et d’invention au travers de ce mode d’expression presque subversif, s’attiédissent et posent déjà des limites. C’est dommage.

Le tour de la question (si je puis dire) a t-il été fait pour que l’on puisse ainsi établir déjà des conclusions, des catégories, des styles, des écoles, des modèles à encourager, et d’autres à interdire ?

Il y a quelques années je suis passé pour l’ennemi numéro un de la stéréo­phonie parce que j’avais fait appel au principe du multipiste pour travailler l’idée d’une écriture de l’espace qui serait inscrit sur le support, au même titre que les sons... Comment peut-on s’opposer à une démarche que l’on ne pratique et ne connaît pas ?

Les raisons évoquées à l’encontre de cette démarche tournaient (toujours d’ailleurs) autour de deux ou trois thèmes :

1.           L’approche techniciste, comme si le compositeur utilisant ce principe était avant tout une sorte de mécanicien de la diffusion du son, plus préoc­cupé de cinétique et dont la musique ne serait que l’illustration d’une laborieuse technique...

2.           Le manque “d’économie de moyens” : allusion faite au besoin en matériel et au coût exorbitant que de tels projets nécessitent, ce qui bien sûr est complètement faux (encore plus aujourd’hui qu’hier). Économie de pensée ? Ne confondons pas style et moyens techniques utiles. Les deux ne sont pas comparables.

3.           “L’imitation du réel”, du visuel... Le compositeur multipiste, par le seul fait qu’il utilise quelques pistes magnétiques de plus, devient-il pour cela un pâle copieur de la réalité ? Un architecte simpliste du sonore ?

Il a été dit après la création de Couleurs d’espaces (Cycle Acousmatique 93) pour 16 pistes réelles que j’avais fait une œuvre démonstrative, qui se voulait virtuose, et de contenu musical secondaire...

Or toute œuvre de facture nouvelle (du moins inhabituelle dans sa forme) est forcément d’abord perçue comme une démonstration. Elle comporte d’ailleurs une part démonstrative ou allusive tout à fait assumée et parfaitement revendiquée de la part du compositeur. C’est même pour cela aussi qu’elle est pensée et conçue, sachant qu’il faut bien à un moment donné transmettre de la meilleure façon possible ce que l’on veut dire et montrer...

Dans ce cas l’auditeur mal habitué n’entrevoit le plus souvent le travail que sous son angle formel, et a du mal à dépasser cette apparence, réaction curieuse­ment plus marquée encore chez les spécialistes qui ne s’attardent que sur “la façon dont c’est fait” au détriment du contenu dramatique, poétique...

Réaction ou résistance peut-être prévisible et nécessaire. Cependant à facture nouvelle n’équivaut pas toujours propos nouveau, même si le discours, le style évoque un changement radical.

Peut-être est-il difficile de trouver d’emblée le juste milieu, la bonne évaluation et de faire la part des choses entre une mise en forme déroutante (car nouvelle) et le propos, le thème, le “message” que toute œuvre contient au-delà de toute considération externe ou formelle.

(A suivre...)