A propos du concept d'objet sonore

Régis Renouard Larivière

 

 

            Ce texte a été écrit à l’occasion du Colloque Schaeffer organisé par le Festival Aujourd’hui Musiques de Perpignan, en novembre 1996. Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages du Traité des Objets Musicaux, (Le Seuil, 1966).

1.         De la musique à l’objet sonore

            La musique, à la fois sol et ciel de la recherche musicale, a dans le Traité des Objets Musicaux, une situation particulière. Elle y est envisagée comme une activité globalisante et fédérative. Ce que Schaeffer appelle une in­terdiscipline dont la fonction serait de vérifier par synthèse les apports parti­culiers de chaque discipline particulière, se rapportant d’une façon ou d’une autre à la musique. Cette musique comme interdiscipline tendrait davantage peut-être (c’est Schaeffer qui parle) à fon­der une connaissance, que des œuvres musicales (31). Elle est en même temps postulée comme exis­tante, et promue comme outil de vérification et de découverte au sein même de la re­cherche. Elle de­meure néanmoins également la finalité de celle-ci. Le Traité — qui est in­achevé relativement au projet initial de son auteur — aurait dû en effet se terminer, couron­nement de l’ouvrage, par un traité du sens de la mu­sique — ce sens musical, nous dit Schaeffer, “ auquel je ne cesse de me réfé­rer sans savoir le définir ” (1).

            La musique n’est donc pas l’objectif immédiat de la recherche. Cela pour une raison méthodologique, valable pour toute investigation de type scientifique, qui à chaque fois étudie son domaine par le biais d’objets “ qu’elle examine à loisir ” (280).

            La matière première de la recherche ne sera pas non plus le corpus existant les œuvres musi­cales (passées, contemporaines ou “exotiques” — comme dit Schaeffer). Et cela en raison de l’ambition de l’entreprise, qui n’est pas seule­ment de dégager les structures des musiques existantes, mais bien plutôt, et surtout (c’est Schaeffer qui souligne), la détermination de toute musique possible.

            Pour se conformer à cette ambition le Traité part à “ la recherche de l’élémentaire ” (280). Car nous avons “ l’intuition que l’énigme musicale, tout comme celle de la matière, réside (...) dans le plus petit élément musical significatif, celui avec lequel tout se structurera dès l’origine, (tout comme le mystère de la vie réside au ni­veau cellulaire) ” (281). C’est-à-dire de ce qui est considéré comme le niveau inférieur de la musique, ce qui la détermine par le bas, à savoir : ses matériaux, le sonore lui-même.

            Et pour prendre en vue ce sonore en général, Schaeffer va d’abord le réduire phénoménologiquement au concept d’objet sonore.

2.         L’objet sonore et la recherche musicale

            Qu’est-ce donc que l’objet sonore ?

            L’objet sonore, c’est du sonore réduit. Pour sa détermination, Schaeffer s’appuie sur la phénoménologie de Husserl. En fait, cette réduction phénoménologique, qui fonde l’objet sonore, ne nous dit pas positivement ce qu’il est. Elle ne fait que nous renseigner sur la moda­lité de sa conception. C’est bien en un sens ce qu’annonce le mot de réduction.

            Réduire, c’est en quelque sorte laisser tomber quelque chose pour mieux voir ce qu’on cherche à voir, en faisant halte pour le voir (2). Cette no­tion de faire halte est le sens du mot grec, époché, dont use Husserl, (et qui en français, par exemple, a donné notre mot époque). Il s’agit donc, concernant le son, de s’arrêter et de le voir, à la faveur de cette halte, comme on ne le voit pas d’habitude — de laisser tomber ce qui nous empêche, dans l’habitude, d’entendre le son pour ce qu’il est.

            En l’occurrence, et pour le dire rapidement, il s’agit de laisser tomber le monde extérieur (ne pas chercher à connaître l’objet absolument), ainsi que, d’une certaine façon, le monde intérieur, en tant que flux d’impressions sub­jectives. C’est dans cette ouverture, dans cet entre-deux que se constitue l’au­thentique objet sonore, fruit de l’écoute réduite (écoute réduite étant le nom que prend, dans la recherche musicale, l’époché de Husserl).

            Schaeffer s’arrête là. De l’objet sonore en soi, nous n’en sau­rons pas davantage. Ainsi constitué il devient simplement son champ d’investigation, le théâtre des opéra­tions de la recherche musicale. Car “ l’objet est fait pour servir ”, nous dit Schaeffer.

            Il sert d’abord négativement à faire comprendre ce qui n’est pas objet réduit : l’écoute par référence à la cause du son, ou au sens qu’il véhicule. Quand j’en­tends la voisine qui hurle, l’écoute du hurlement lui-même est oc­culté par le fait que je comprends que c’est la voisine qui hurle ; et quand j’entends qu’on me parle, ce que je comprends qu’on me dit occulte les so­norités de la voix qui parle.

            Mais dans l’objet réduit, qu’entends-je ? C’est tout le problème ! La réponse de Schaeffer est en quelque sorte une temporisation : pour savoir ce qu’on entend dans l’objet réduit, il faut l’étudier ; non “ plus entendre mais s’entendre entendre ” (279), prendre conscience de sa per­ception. (Cette per­cep­tion de la perception est d’ailleurs une sorte de chaîne sans fin : on peut continuer à l’infini à percevoir la perception de la perception, puis la percep­tion de la perception de la perception, etc.). En fait, cette perception de la per­cep­tion est, en tant que notion, totalement déterminée par la réflexion qui la fonde, plutôt que par l’observation de la réalité. Nous n’avons jamais une per­ception de la perception, comme si l’on pou­vait avoir une vue sensible sur notre perception, alors qu’elle est elle même cette vue sensible. Par consé­quent, en ce qui concerne l’objet sonore, ce n’est jamais une perception que nous percevons. Nous n’avons pas davantage la possibilité de nous entendre entendre. Nous entendons toujours un son (ou si l’on veut, un objet sonore), mais nous ne pouvons entendre notre entente de cet objet, celle-ci ne faisant aucun bruit.

3.         Système, structure et matériau.

            Schaeffer pense la musique comme un système — à la façon dont la linguistique pense la langue comme un système de signes. Le système est l’horizon de pensée du Traité. Certes, Schaeffer nous pré­vient bien : “ Disons d’abord qu’il paraît particulièrement vain de pré­tendre en sortir un de son chapeau, et que telle n’est pas notre inten­tion ” (328). Un peu plus loin : “ Il est cependant très prétentieux et assez absurde de prôner des systèmes nova­teurs, exclusifs, assurés d’eux-mêmes, lorsqu’on est en période de mue ” (329). Donc le système est ce qu’on cherche à remettre en question, et même ce qu’on cherche tout bonnement à mettre à bas — puisqu’il s’agit de “ commencer tout de nouveau par les fondements ” comme dit Descartes (3). Mais il est aussi ce à quoi tend la recherche, ce à quoi elle devrait aboutir. Car s’il apparaît illusoire et impos­sible d’en fonder aujourd’hui un nouveau (parce qu’il ne pourrait être qu’arbitraire et forcé), le but ultime est, par le biais de “ l’écoute mu­sicale décontextée ” des objets sonores de “ les en­tendre comme por­teurs d’éléments intelligibles dans de nouveaux systèmes à déchif­frer ” (354). Autrement dit et en résumé, lorsque pour Schaeffer il s’agit de penser la musique, il traduit immédiatement : penser le sys­tème mu­sical (traditionnel, ou à venir). Il n’y a pas, dans le Traité, de remise en ques­tion du système lui-même.

            Que le système soit un présupposé de la pensée de Schaeffer est une chose. Ce qu’il faudrait savoir, c’est de quelle façon cette pensée systéma­tique est nécessaire à la musique elle-même. Ou si elle en est plutôt déjà une in­terprétation, dont l’origine est extérieure à la musique ? L’objet sonore fait-il nécessairement partie d’un système, ou est-il un accès plus ori­ginel au phé­nomène musical ? Il ne va pas de soi de penser l’objet so­nore systématique­ment. Ce n’est en tout cas pas comme élément d’un sys­tème (fût-il à venir, ou pourquoi pas, inconscient) que les compositeurs le pensent en composant — d’où l’éloignement dans lequel Schaeffer les tient, tout en ayant besoin de leur concours.

            Disons dès à présent que cette pensée du système dans le Traité, al­tère et occulte la notion d’objet sonore dans ce qu’il a de plus propre. Ce que ce­lui-ci nous montre, c’est précisément cette possibilité de sortie de tout système (n’est-ce pas d’ailleurs, de l’aveu même de Schaeffer, la situation actuelle : cette période de mue dont il parle ?). S’il est possible de faire de la musique en dehors de tout système institué a priori, on doit se demander de quelle fa­çon un système institué a posteriori, fondé par la recherche, nous est néces­saire. Mais Schaeffer pense le système comme un a priori — il va même jus­qu’à parler de code inconscient, qui serait du système non explicité, et selon lequel le musicien composerait malgré lui. Ce qui nous semble bien peu convaincant, (ce n’est qu’une autre façon de dire que le code, ou système, préexiste à ce qu’il décrit et en est la clef, alors qu’il n’est qu’un moyen de le comprendre).

            Toute la démarche du Traité semble être déterminée par le présupposé systématique, celui-ci étant renforcé par l’analyse qu’il propose du système musical traditionnel passé (celui-ci ayant sa culmination dans la musique pure de l’époque classique) (4).

            Nous n’allons pas ici commenter cette analyse. Remarquons seule­ment que les systèmes musicaux traditionnels ont toujours été historiquement débordé par la musique. Est-ce parce que la musique, par nature, les excède tous ? Ou est-ce parce que ces systèmes ont toujours jusqu’à présent été fau­tifs, c’est-à-dire incomplets ou partiels — en un mot non fondés scientifique­ment ? Schaeffer opte pour cette seconde hypothèse.

            Mais revenons à l’objet sonore :

            “ Comment se fait-il que la notion d’objet, à laquelle est consacré ce traité, soit en musique si nouvelle ou si surprenante, alors que le terme struc­ture y fait rage ? N’avons-nous pas dit qu’ils étaient synonymes, ou, en tout cas emboîtés l’un dans l’autre ? ” (277). Car une fois accompli l’isolat de l’objet sonore, Schaeffer analyse celui-ci en tant que structure.

            Cette analyse de l’objet comme structure a pour but de cher­cher à connaître et à dégager ce qui dans le son, c’est-à-dire dans l’objet sonore, peut être entendu comme critère constituant de cet objet. Et cela de sorte à pouvoir faire de ces critères les éléments premiers de futures structures musicales. Ces cri­tères deviendraient, au mieux, de nouvelles valeurs musi­cales d’un nouveau système authentique, le système de toute musique pos­sible. C’est à cette tâche que la recherche musicale va s’employer.

            Le rapport de l’objet à la structure est un rapport d’emboîte­ment, théoriquement sans fin. A examiner un objet isolé, nous nous avisons que nous pouvons le considérer comme une structure d’objets plus petits. Ces nouveaux objets isolés à leur tour, nous pouvons les regarder comme de nou­velles structures composées d’objets encore plus petits, etc. Une mélodie peut par exemple être ainsi considérée soit comme objet unitaire, soit comme structure d’objets, en l’occur­rence de notes. Une note isolée, je peux la regar­der comme un objet sonore. Mais voilà que lorsque je la replace dans une mélodie, elle disparaît en tant qu’objet au profit de ce nouvel objet qui la contient : cette mélodie elle-même. De là le constat de Schaeffer, que para­doxalement, dit-il, l’objet dispa­raît dans la structure.

            En fait ces deux termes (objet et structure), si Schaeffer les confond en une seule notion, appartiennent chacun à une prise en vue différente du pro­blème. Alors que l’objet sonore ouvre à la musique, en même temps que la musique s’ouvre en lui, de sorte qu’il se déploie en une unité musi­cale, la structure le pense à l’inverse comme une diversité d’éléments composants (et le fait qu’on nomme à nouveau chacun de ses composants des objets so­nores ne change rien à l’affaire). A partir du moment où l’on se situe face à l’objet sonore en le considé­rant comme structure, on bascule dans un type de pensée autre, qui a pour effet instantané d’annuler l’accès unitaire à l’objet sonore. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que cet objet dispa­raisse dans la structure. Entre objet sonore et structure, il y a une dif­férence entre une pensée d’ordre philosophique et une pensée d’ordre scientifique.

            D’autre part, penser l’objet en terme de structure, cela revient à le pen­ser comme matériau. C’est-à-dire comme “ réservoir de potentialités ” (349) ; ces potentialités étant des éléments quantifiables et mesurables. C’est là une ré­duction de l’objet sonore (une réduction, celle-là, non phénoménologique) — du même type que celle qui consiste, par exemple, à ne voir dans une forêt qu’une réserve potentielle de bois.

            La révélation première de Schaeffer fut pour­tant bel et bien une intui­tion philosophique.           C’est elle qui mena Schaeffer à concevoir l’objet sonore — qui tra­verse le Traité de part en part, et en est pour ainsi dire le noyau vivant et origi­naire (5).

            Ne parle-t-il pas lui-même de subtilisation, de réduction de l’objet à des jeux purement formels. Il écrit : “ On voit qu’il reste à revenir à la synthèse de l’objet (...). Un peu plus, on oublierait son exis­tence, sa cohé­rence, pour ne penser qu’à ses fonc­tions ” (376). Plus loin encore, à la fin du Traité, : Allons donc jusqu’à dire ceci (...). Nous n’avons ja­mais osé pousser notre notion de l’objet réduit jusqu’où elle pouvait aller. Nous avons obéi à l’axiome implicite de toute connaissance occidentale, qu’elle n’est qu’une connaissance de l’intellect... ” (654).

            Effectivement, son souci constant est de faire rentrer l’objet sonore, coûte que coûte, dans le programme de la recherche. Il va donc s’employer à sans arrêt mettre à distance l’objet de la musique, à les disjoindre et à les considérer séparément l’un de l’autre. Car la recherche doit aboutir à la mu­sique. Et elle a besoin d’une interposi­tion, d’un point de vue, ou si l’on veut d’un point d’appui où se tenir pour déployer sa réflexion, (comme ce­lui que réclamait Archimède) — ce point d’appui ne devant pas être déjà de la mu­sique. C’est de cette tension, de l’artifice de cette sépa­ration tran­chée entre musique et objet, pourtant co-natifs, que sont nées les 700 pages du Traité.

4.         Retour vers l’objet sonore

            Revenons à cette question : comment entend-on les sons ?

            Nous l’avons dit, l’écoute courante est soit une écoute selon les in­dices, c’est-à-dire les causes du son, soit une écoute selon le sens que véhicule le son (dans la langue principalement). Soit je comprends ce qu’on me dit, soit je comprends que la porte grince — et par exemple qu’elle a besoin d’huile... Ces deux modes d’écoute sont en fait la même chose, ils n’écoutent pas le son, mais du sens à travers lui. Qu’on me dise que la porte grince, ou que je l’entende grincer, cela me dit la même chose. Cela ne nous intéresse pas pour la musique.

             Il y a un autre mode de perception du son dont ne parle pas Schaeffer. C’est la peur. Une porte claque au moment où je ne m’y attends pas, je sur­saute. Ce sursaut ne dure en fait que le temps de ramener le son à une cause, réelle, ou probable — c’est-à-dire à un sens. Mais même si ce “mode d’écoute” est heureusement rare et  bref, il est néanmoins impor­tant car c’est peut-être le seul grâce auquel nous percevons, pour de bon, simplement du son. A ce titre il est en rapport avec l’écoute musicale, en ceci qu’il n’est pas une perception d’un sens que véhiculerait le son, mais bien une per­ception du son lui-même. Il est en somme l’envers de l’écoute musicale.

            Reste l’objet réduit. Comment l’entendons-nous ? Nous l’entendons comme musique. Non seulement nous l’entendons comme musique, mais nous ne pouvons pas l’entendre autrement. Ou si l’on préfère : l’entendre, c’est toujours déjà l’entendre comme musique. Au-delà de la réduction phé­noménologique qui fonde l’objet relativement à sa modalité, c’est bien la mu­sique elle-même qui le constitue en tant qu’objet sonore. Elle est à la fois ce qui ouvre l’objet à l’écoute et ce à quoi s’ouvre cet objet dans l’écoute. Plutôt qu’une structure en deux temps, dont le premier serait la constitution de l’ob­jet, et le second une intentionnalité visant en lui la musique, celle-ci est bien plutôt immédiate à la perception. Elle est même la condition a priori de pos­sibilité de l’objet en tant qu’objet sonore. A la réduction de l’é­coute, corres­pond une augmentation au musical à travers le son. C’est même là, au fond, l’unique intérêt de la réduction phénoménolo­gique : de nous rendre, à partir du son, l’accès à la musique.

            Voir la chose de cette manière nous conduit à jusqu’à reconsidérer l’objet sonore. Est-il bien un objet ? Disons seulement prudemment, qu’avant d’être un objet, l’objet sonore est bien plus que cela, à savoir un être musical.

            Nous avons déjà parlé de cette séparation qu’opère Schaeffer entre objet et musique. Il semble que ce soit cette immédiateté à la musique qu’il ne prenne pas en considération dans sa réflexion (5). Celle-ci cherche au contraire une médiation, c’est-à-dire quelque chose qui, dans l’objet, véhicule la mu­sique. Si l’objet est bien, comme nous le prétendons, déjà et immédiatement musique, comment pourrait-il être le moyen privilé­gié pour y mener. Si toute­fois par mener nous entendons bien ac­complir le passage du non musical au musical.

             Il y a en fait dans le Traité une confusion entre élémentaire et causal. L’objet sonore est bien, d’une certaine façon, une particule élémentaire de musique ; mais cela ne signifie pas qu’il recèle en lui des causes de musique que l’on pourrait découvrir, établir et ériger en système. C’est au contraire la mu­sique qui est une sorte de cause de l’objet.

            Mais de quoi l’objet sonore est-il la perception ?

            Il ne peut pas être perception de la musique, puisque la musique est la condition de sa perception. Nous ne percevons jamais la musique elle-même. Elle est, à cet égard, comme le temps : s’il est impossible de percevoir quelque chose en dehors du temps, il est tout aussi impossible de percevoir le temps lui-même. Pareillement, nous ne percevons la musique qu’à travers ses effets. C’est pourquoi il est impossible de déterminer le sens de la musique à partir de l’étude de ces seuls effets (objets sonores, ou tout aussi bien analyse des œuvres musi­cales). Rien de nouveau là-dedans : la biologie non plus que la physique ne peuvent déterminer ce qu’est véritablement la vie ou la nature. Bien au contraire présupposent-elles, avant toute recherche, cette vie ou cette nature qu’elles prennent comme champ d’investigation. Schaeffer, lui aussi présup­pose que la musique existe. Mais ce qu’il y a de curieux chez lui, c’est qu’il cherche à sauter par dessus son ombre, et espère aboutir, par cette voie, à la musique même. L’illusion de Schaeffer est de croire que la musique puisse être déterminée à partir d’elle-même — et que cet elle-même consiste en un système.

            Ce qu’il y a d’extraordinaire, ce qui nous retient si longtemps auprès de cet objet sonore — et, disons-le, ce qui retient Schaeffer lui-même si long­temps auprès de lui —, c’est bien ce fait : que n’importe quel son (ou presque) y apparaît musicalement.

            Maintenant que nous nous coupons du fait que la voisine hurle, du fait que la porte grince ; maintenant que nous avons capté les sons de ce hurle­ment et de ce grincement sur une bande magnétique ; maintenant que nous sommes nous-mêmes désengagés de la situation qui les a suscités ; mainte­nant que nous sommes dans un studio et que nous les réécoutons — et que nous les entendons musicalement, que percevons-nous ? A chaque fois nous entendons ce son-là.

            Ce son-là est bien en un sens concret, puisqu’il est un son particu­lier. Nous avons pourtant toujours accès aussi, à travers lui, à un abstraction. Et cette abstraction n’est pas liée à des valeurs abstraites que le son véhiculerait, et qui seraient dissimulées en lui. C’est le son, globalement et unitairement écouté pour lui-même qui nous livre cette abstraction. Elle est la conséquence de l’écoute réduite. Si dans cette écoute, je perçois un gémissement (et peu importe que le corps sonore qui l’a produit soit véritablement un gémisse­ment), je ne suis pas en rapport avec ce gémissement-là particulier, mais à chaque fois toujours avec l’être-gémir en général. Il en va du son (de l’objet sonore) différemment que pour l’image. La photographie d’une chaise me met au contraire toujours, et avant tout, en rapport avec cette chaise-là qui est photo­graphiée. Ce n’est que grâce à une opération intellectuelle, qui est une média­tion, que je peux comprendre que cette chaise représentée désigne sym­boli­quement la chaise en général, ou l’être-chaise. Le son, lui n’est pas sym­bole, mais accès immédiat à l’être. C’est cet accès qui constitue le chant de l’objet sonore. C’est pourquoi Merleau-Ponty, dans l’Œil et l’esprit, déclare, comme en passant, que “ la musique (...) est trop en deçà du monde et du dé­si­gnable pour figurer autre chose que des épures de l’Être, son flux et son re­flux, sa croissance, ses éclatements, ses tourbillons ”.

            (C’est pour la facilité de la démonstration que nous avons pris pour exemple : “un gémissement”. Il arrive souvent de rencontrer un son que l’on peut qualifier d’un mot. Mais la plupart des sons ne se laissent pas si facile­ment qualifier. Cela ne contredit en rien l’absolue précision de notre percep­tion musicale, qui toujours nous informe d’une façon extrêmement précise de ce que nous dit l’objet sonore. On peut même parler de certitude de notre per­ception par rapport à l’objet. De même que lorsqu’on prononce le mot arbre, cela nous met en rapport immédiat et sans doute possible avec le végétal li­gneux bien connu. Ce manque de mot pour qualifier les sons plaide davantage dans ce sens de l’immédiateté et de la précision, que dans celui d’une soi-disant indétermination de l’écoute, ou de je ne sais quel “subjectivisme”.)

            Paradoxe de Schaeffer : il cherche à penser à partir de la perception du son. Mais s’il part du perçu, c’est pour le ramener à du quantifiable. Il réduit par là le perçu à ce qu’il y a de calculable en lui, manquant du même coup l’essentiel de ce perçu, qui précisément n’est pas de l’ordre de ce calculable. Car ce ne sont jamais des critères que nous percevons — ni non plus des fré­quences, pas plus qu’au fond, dans la musique traditionnelle, nous ne perce­vons des hauteurs — même s’il y a des hauteurs et des fréquences dans les sons musicaux. En fait, Schaeffer ne fait pas confiance à la perception : il cherche à la certifier, à l’authentifier et à la vérifier de sorte à être certain qu’elle est bien perception musicale. Sa question est : qu’est-ce qui dans l’objet est véritablement musique. Questionnement très cartésien.

            Un objet sonore isolé, se détachant sur le silence qui le précède et dis­paraissant dans celui qui le suit, est toutefois un objet musical fra­gile. L’immédiateté à la musique ne garantit pas le maintien en musique. Un objet sonore n’est pas une œuvre. Le son brûle et disparaît, il se fane, s’étiole.      S’il n’y a pas de différence calculable entre musique et non musique, que nous sommes toujours déjà de plein pied dans la mu­sique, — au point que lorsque nous écoutons une musique qui nous ennuie, ou qui appartient à une autre tradition musicale que la nôtre, une musique où, se dit-on, nous ne comprenons rien et qui ne nous dit rien, — il n’empêche que même dans cette situation, jamais nous n’al­lons jusqu’à douter que c’est bien de la musique que nous entendons. Jamais, au beau milieu d’une symphonie interminable, nous ne nous mettons soudain à entendre des mèches de crins frottant des boyaux de chats — pour rebasculer à nouveau, si le discours musical rede­vient intéressant, dans la perception musicale d’un pupitre de violons.

            Cette immédiateté à la musique, son surgissement, est ce qu’il y a de commun à l’objet et à l’œuvre (7). C’est aussi et ce qui fonde la diffé­rence entre les deux. Ce surgissement à la conscience du son musical a pour corol­laire son égale disposition à l’extinction : la musique a besoin d’être mainte­nue, ou si l’on veut entretenue comme un feu. C’est ce maintien en musique qui manque à l’objet sonore. Comment d’ailleurs la musique pourrait-elle s’établir et se maintenir si l’une de ses caractéristiques essentielles est juste­ment ce surgissement ? La mu­sique est toujours en équilibre, dans un équi­libre dramatique entre apparition et disparition. L’objet est appel, en lui et à partir de lui, au maintien de cet équilibre par la composition musi­cale. C’est à cet appel que répond le compositeur.

 

N O T E S

 

1.         Schaeffer, préface au Guide des Objets Sonores, de Michel Chion, page 11.

2.         Cf. Jean Beaufret, Note sur Husserl et Heidegger, in De l’existentialisme à Heidegger, Paris, Vrin, 1986.

3.         Citation de Descartes donnée dans le Traité, page 15 (Préliminaire : Situation historique de la musique).

4.         Cette analyse, on le sait, s’élabore par comparaison avec l’analyse linguis­tique de la langue. Notons à ce propos que les équivalences qu’établit Schaeffer entre le niveau supé­rieur du langage, qui serait celui des significa­tions, et le niveau supérieur du discours musi­cal, qui serait celui du sens, prête déjà à discussion. Ce niveau des significations du langage n’est le niveau le plus haut que si, comme dans la linguistique, on envisage celui-ci comme un système de signes ayant pour but ultime la communication. Il existe pourtant bien dans la langue un niveau du sens, qui est l’exacte correspondance au niveau supérieur musical du même nom. C’est le niveau poétique. Mais de poésie, ni Saussure, ni Schaeffer ne s’occu­pent.

5.         Voici ce qu’écrit Hannah Arendt (lettre à Mary McCarthy du 20 août 1954. Correspondance, p. 60 sq.) : “ La principale illusion consiste à croire que la Vérité est le résultat d’un processus de pensée. La Vérité, au contraire, est toujours le début de la pen­sée ; penser en soi reste toujours sans résultat. C’est ce qui fait la différence entre la “philosophie” et la science. La science a des résultats, la philosophie jamais. L’acte de pen­ser commence après qu’une expérience de vérité a fait mouche, si l’on peut dire (...). Cette idée que la vérité est le résultat de la pensée est très ancienne et remonte à la philosophie classique, peut-être à Socrate lui-même. Si j’ai raison et qu’il s’agisse bien d’une illusion, alors c’est probablement la plus vieille illusion de la philosophie occidentale. On la décèle dans presque toutes les définitions de la vérité, spécialement dans la définition tradition­nelle : aequatio rei et intellectus (conformité de la représentation intellectuelle à la chose considérée). En d’autres termes, la vérité n’est pas “dans” la pensée mais, pour utiliser le langage kantien, est la condition de la possibilité de penser. C’est à la fois un début et un a priori. ” Le Traité semble être un exemple de cette illusion dont parle ici H. Arendt.

6.         Schaeffer ne mentionne l’immédiateté à la musique que pour la rejeter au profit de la recherche musicale fondamentale. Cf, par exemple, page 357 sqq. : Luthiers, électroniciens ex­périmentaux, homme de Neandertal, “ tous étaient des musiciens épris de musique comme objectif immédiat ” (357). C’était de la recherche appliquée, et non de la recherche fonda­mentale (...). Le chercheur fondamental, lui, a pour objet le “ musical même, ce qui se dissi­mule de musical dans le sonore ” (358). Etc.

7.         Schaeffer a bien vu cela, à sa manière, dans ce qu’il appelle le rapport fond-figure. Un objet musical, nous dit-il, ne peut apparaître que sur un fond. Et selon l’intention d’é­coute qui est la nôtre, ce fond peut se transformer en figure, sur le fond nouveau que consti­tue alors la figure initiale. Mais il n’a pas explicitement considéré cette ques­tion du surgis­sement en elle-même, qui est antérieure et commande cette pos­sibilité de permutation des fi­gures en fond. (Cf. T.O.M., page 275 sq.)