« A la recherche d’une musique concrète » :

pour une réédition de l’ouvrage de Pierre Schaeffer.

Bruno Bocca

 

 

            A la suite de la mention que Michel Chion en a fait dans les articles parus en 1995 dans Ars Sonora n°2, cet article présente le Premier journal de musique concrète, premier chapitre de A la recherche d’une musique concrète de Pierre Schaeffer, paru en 1952.

            L’ouvrage de Schaeffer comporte quatre chapitres que forment :

            I - Premier journal de musique concrète (1948-1949), pages 9 à 76.

            II - Deuxième journal de musique concrète (1950 - 1951), pages 77 à 120.

            III - L’expérience concrète en musique (1952), pages121 à 200.

            IV - Esquisse d’un solfège concret, pages 201 à 229.

            Premier journal de musique concrète (1948-1949, pages 9 à 76).

            Paru en 1952, le livre de Schaeffer a relaté avec précision les différents états de ses découvertes. C’est le premier ouvrage théorique sur la musique concrète. L’on sait que plusieurs intuitions prémonitoires se firent jour chez d’autres (1) ; il est cependant le premier à s’être arrêté à l’élaboration d’une définition précise, l’appellation d’un genre nouveau en musique, d’une démarche nouvelle . A partir de cet ouvrage où tout est déjà là, en substance (2), la pensée de Schaeffer a rayonné, et pas seulement au niveau simplement musical, mais également dans ses choix techniques et esthétiques, ses réflexions, ses décisions...

            Ce qui m’a immédiatement séduit, dans cet ouvrage, a été de retrouver bon nombre de termes et d’expressions employés alors pour la première fois mais qui depuis, au fil des ans et des publications diverses, étaient devenus parties intégrantes du péri-langage de la musique concrète sans que l’on ne sache plus exactement qui en était l’auteur, quelle en était la source. C’est le cas, dès la bande annonce de ce qui est abordé dans le chapitre premier de ce Premier journal, de l’expression (reprise par la suite pour désigner la musique concrète) : “ (...) instrument de musique le plus général qui soit (...) ”.

            Je tiens à préciser qu’à l’instar de M. Chion (3) et d’autres également, j’emploierai les appellations concrète et acousmatique, musique des sons fixés au même niveau, comme étant des termes génériques, alors qu’électroacoustique, électronique, etc... désignent, à mon sens, des apartés musicaux spécifiques. De retour en force, musique électroacoustique devient de plus en plus imprécis. Sous prétexte d’être branché sur le courant électrique, il est trop souvent utilisé pour mettre sur le même plan le banal et l’original (4).

            [Le livre étant encore introuvable, on trouvera plusieurs citations intégrales de certains passages accompagnés d’un commentaire].

            “ J’emporte des timbres, un jeu de cloches, un réveil, deux crécelles, deux tourniquets à musique naïvement coloriés. Le préposé fait quelques difficultés. D’habitude, on lui demande un accessoire déterminé. Il n’est de “bruitage” sans texte en regard, n’est ce pas ? Et celui qui veut le bruit sans texte , ni contexte ? ” (page 12)    

            Des timbres... Il peut s’agir en fait d’une “ cloche immobile frappée par un marteau ” (5), c’est à dire d’un instrument émettant un timbre. Oui, mais lequel ? Et qu’importe... Schaeffer a eu besoin d’un élément sonore préexistant (6) dont le nom de la cause était indéterminé. Quoi de plus imprécis qu’un instrument dont l’identifiant est un terme générique, qui par ailleurs qualifie traditionnellement un des paramètres du son instrumental en général ? De plus imprécis et de plus ouvert. Timbre est alors à prendre ici dans le sens que lui donne Vaggione (1991, page117), c’est à dire : “ dans le sens de “structure spectrale” plutôt que dans celui de “référence causale”. Et cette ouverture d’esprit a été rendue possible grâce à une intuition de Schoenberg. Le timbre est alors une porte d’entrée et non plus l’identification d’une cause. ” (7).

            La porte d’entrée de la musique concrète se fait donc par et avec le matériau-timbre, saisi dans son acception encore classique mais pressenti comme susceptible, sans que Schaeffer ne sache encore comment, de générer une “symphonie de bruits” (8). Dans le cas, nouveau à l’époque et sans précédent non plus dans l’histoire universelle de la musique, de l’expérimentation schaefférienne, le timbre en tant que matériau malléable fait appel au support et à l’espace, bien que ce dernier paramètre soit aussi et surtout partie intégrante de la projection (9). En ce qui concerne cette évolution importante, de l’harmonie au timbre, et sa conceptualisation qui a précédé P. Schaeffer de plusieurs années, je cite Vaggione (1991, page 118), qui après avoir rappelé le concept schoenbergien de Klangfarbe, écrit :

            “ Le passage de l’harmonie au timbre pouvait être réalisé à condition de trouver le moyen convenant à la descente d’échelle que cela impliquait, puis de développer une micro-composition, pour ensuite la relier à la surface d’un discours musical sous-tendu par une vision articulée des relations mises en jeu (...). La série, avec sa combinatoire de surface, se situe au contraire dans le sillage du thématisme tonal, et comme telle constitue une voie de secours qui traduit un constat d’échec face à l’intuition première. ”

            Cependant, l’emprise de l’habitude de structuration de la pensée musicale a priori, par la notation, son influence à l’époque charnière de la découverte concrète, ont fatalement resurgi dans quelques œuvres du début. Même chez des compositeurs adoptant franchement une nouvelle démarche, comme Pierre Henry. Dans ce sens, les deux auteurs cités ci-après complètent ce que dit H. Vaggione, en précisant que la pensée sérielle écrite influença plusieurs œuvres de cette époque.

            “ C’est pourquoi, dès ses premières années, on a vu la musique concrète essayer de se plier à une combinatoire abstraite (Étude I et II de Boulez, Antiphonie et Vocalise de Pierre Henry). ” Chion, Reibel (1976, page 307)

             C’est en s’attaquant au paramètre timbre que Schoenberg a intuitivement permis une acception concrète du matériau compositionnel, le timbre ne serait alors plus effet perceptible d’une cause identifiable mais offrirait la possibilité d’être pris en tant qu’objet en soi, virtuellement capable de générer une nouvelle nature d’œuvres musicales. Dans une compréhension ouverte, Klangfarbenmelodie (10) est le terme qui pourrait s’appliquer à l’aspect linéaire d’une étude simple de musique concrète, schématisée par le couper-coller et la superposition d’objets sonores, rendu possible par des moyens technologiques. Simple parce que mélodie me semble plus faire référence à un développement “en ligne mélodique” de la musique, trop rattaché à une tradition combinatoire ; alors que concret pris dans une dimension esthétique générique au même titre qu’acousmatique, possède en puissance plusieurs niveaux de perception et de compréhension (11). Cette acception linéaire implique que l’on essaye perceptivement de ne pas descendre l’espace interne en profondeur pour s’en tenir à une relative superficialité.

            Klangfarbenmelodie, selon les connaissances et les moyens de l’époque de Schoenberg, met en œuvre des timbres-objets alors que la musique concrète utilise l’objet-sonore comme ressource compositionnelle (12). Cependant, l’optimisme quelque peu extatique de Schoenberg à la toute fin de son traité d’harmonie illustre parfaitement le caractère visionnaire de ce qu’il avait établi et qui peut, dans ce climat d’ouverture, s’appliquer à l’attitude concrète. Car il s’agit bien là d’une nouvelle manière de percevoir et de composer. Le traité date de 1909-1911. L’on sait que les premières traces écrites de composition à l’aide des douze sons, alors en gestation à l’époque de la rédaction des lignes qui vont suivre et qui appellent déjà une structure théorique, datent de 1923. C’est cependant quelque chose de plus large que la Klangfarbenmelodie composée à l’aide de “simples” sons instrumentaux, que le chef de file de l’École de Vienne perçoit lorsqu’il écrit :

            “ S’il est possible maintenant, à partir de timbres différenciés par la hauteur, de faire naître des figures sonores que l’on nomme mélodies -successions de sons dont la cohérence même suscite l’effet d’une idée- alors il doit être également possible, à partir de pures couleurs sonores — les timbres — de produire ainsi une succession de sons dont le rapport entre eux agit avec une logique en tout point équivalente à celle qui suffit à notre plaisir dans une simple mélodie de hauteurs. Il semblerait que cela soit une fantaisie futuriste, et c’est sans doute le cas. Mais une fantaisie dont j’ai la ferme conviction qu’elle se réalisera. Je suis fermement convaincu qu’elle est en mesure de porter bientôt à un suprême niveau les jouissances sensorielles, intellectuelles et spirituelles que l’art nous offre. ” (Schoenberg 1922, 1983, page 516)

            Cette possibilité — déjà posée — d’ une mélodie de couleurs a offert à Schaeffer la clef intellectuelle pour pénétrer un champ nouveau d’investigation esthétique (13). Il n’avait pas à revenir sur des acquis dont la réalité musicale historique était pleinement justifiée. Non pas que la musique concrète soit uniquement le résultat des développements spéculatifs de la musique “abstraite”. Seulement Schaeffer devait se positionner par rapport à ce qui existait déjà, la tradition (14) de la musique instrumentale occidentale réalisée à l’aide d’un système de notation. Il n’avait pas à prouver uniquement la réalité d’une écriture (15) sur support à l’aide d’objets mais également sa validité (et n’est ce pas encore trop souvent le cas face à de nombreuses institutions lorsqu’il s’agit d’y réaliser une projection en concert, par exemple ?...).

            A la recherche d’une musique concrète nous montre évidemment — et nous y reviendrons — que l’art acousmatique est né au milieu de ce siècle de la possibilité de fixer le son sur un support mais nous savons maintenant que cette idée a été rendue possible par l’existence d’un climat esthétique particulier, les lendemains du dodécaphonisme puis le sérialisme bientôt intégral... Bref, comme nous le rappelle Delalande (1996, page 5) : par la volonté “ d’une recherche sur l’emploi musical des qualités morphologiques du son jusque là sous-utilisées. D’une pensée musicale privilégiant la combinaison de hauteurs et de durées de notes on était passé à une “écriture” du son sous tous ses aspects ”. Et cette réalité du contexte historique de la musique instrumentale n’est peut-être pas étrangère au titre même de l’ouvrage le plus célèbre de Pierre Schaeffer : le Traité des Objets Musicaux (et non pas sonores ) (16). Selon F. Delalande (1996, ibid., page 24) “ l’idée de considérer le son dans sa texture morphologique est antérieure à l’apport de Schaeffer. Mais la conceptualisation qu’il propose de l’objet sonore, théorisation de la pratique concrète, rejaillit non seulement sur l’écriture instrumentale et orchestrale de ceux qui fréquentent sa pensée, mais sur l’analyse qui est faite de la musique antérieure. ”

            Pierre Schaeffer s’est servi des timbres ou plutôt de cette virtualité entrevue de pouvoir les utiliser dans un état de pré-absence causale. Car c’est bien là finalement où Schoenberg pouvait conduire ceux qui le suivraient, sans même augurer avec précision la nécessité des développements technologiques qu’ils utiliseraient sans restriction, le moment venu, comme moyens techniques (17). Entre Schoenberg et Schaeffer, Varèse commençait à entendre le pouvoir compositionnel de ce nouvel espace futur. Cette “micro-composition” dont parle H. Vaggione est le riche ferment d’un objet sonore en devenir ; le fruit d’un effort de changement radical, de l’abstrait au concret, activé puis fixé par P. Schaeffer qui a su, par intuition et par volonté, pervertir (18) une technologie devenue efficace et détourner ainsi une certaine écoute au profit d’une autre plus réduite, poursuivant des fins objectives.

            Le 12 Avril 1948, Schaeffer nous indique qu’il a “ besoin d’une quantité d’aides pour des essais de plus en plus laborieux. ” Le 18 Avril, il passe du faire à l’entendre, c’est-à-dire de l’excitation (le studio) à la manipulation (“ la cabine du son ”) et enfin, le 19, prenant le son après l’attaque, il coupe et il colle. A la fin du mois, il peut enfin déclarer :

            “ Où réside l’invention ? Quand s’est -elle produite ? Je réponds sans hésiter : quand j’ai touché au son des cloches. Séparer le son de l’attaque constituait l’acte générateur. Toute la musique concrète était contenue en germe dans cette action proprement créatrice sur le son ” (page 16).

            Séparer, couper, est un acte micro-compositionnel “générateur”, une pré-morphologie opératoire. De la concrétisation d’un ensemble de tendances à la réalisation des premiers objets sonores, il y eu un pas lourd de conséquences que franchirent les premières expériences de Schaeffer en 1948. Ce chercheur et “découvreur” était conscient de la place qu’il occupait dans le développement de la musique occidentale, conscient aussi de la nécessité de la démarche concrète, de l’essoufflement du couple “faire/écrire” de la musique, auquel P. Schaeffer substituera le couple “faire/entendre” objectivant une technique non-a priorique de composer.

            “ La musique contemporaine est limitée, dans son évolution, par les moyens mêmes de “faire de la musique” et “d’écrire de la musique”. Ici se situe exactement l’appoint de la démarche concrète. ” (19) (Schaeffer, 1952, page 128)

            L’on se rend alors mieux compte de l’importance de la place que prenait pour lui la musique concrète par rapport à ce qui se pratiquait dans la musique contemporaine instrumentale de l’époque, et plus largement, à contre-courant de plusieurs siècles de pratique de notation musicale occidentale. Entre tradition et nécessité, série et musique concrète. Schaeffer s’est interrogé sur une pratique perceptive solidement rattachée à celle de noter et d’écrire avant d’écouter.

            “ Je me méfie des instruments nouveaux, ondes ou ondiolines, de ce que les allemands appellent pompeusement l’electronische Musik. Devant toute musique électronique j’ai la réaction de mon père violoniste, de ma mère chanteuse. Nous sommes des artisans. Mon violon, ma voix je les retrouve dans tout ce bazar en bois et en fer blanc, et dans mes trompes à vélo. Je cherche le contact direct avec la matière sonore, sans électrons interposés ” (page 15).

            C’est au chapitre III que vont s’inscrire des définitions précises quant à la démarche et à la musique concrète. Cependant, nous voyons que Pierre Schaeffer n’a rien fait pour lever le malentendu qui pouvait exister ou surgir entre la compréhension de la définition de sa découverte et l’écoute de ses œuvres. Cette préférence pour les sons acoustiques a en fait valu aux premières productions du Studio de Pierre Schaeffer d’être classées par Boulez (1958, page 577) de “ bric-à-brac sonore ” alors que d’autres ont parlé de poésie “ en noir et blanc ” (Bayle, 1990, page 3).

            “ Tout phénomène sonore peut donc être pris, (tout comme les mots du langage) pour sa signification relative, ou pour sa substance propre. Tant que prédomine la signification, et qu’on joue sur elle, il y a littérature et non musique. Mais comment est-il possible d’oublier la signification, d’isoler l’en-soi du phénomène sonore ?

            Deux démarches sont préalables :

            Distinguer un élément (l’entendre en soi, pour sa texture, sa matière, sa couleur).

            Le répéter. Répéter deux fois le même fragment sonore : il n’y a plus événement, il y a musique ” (page 21).

            Je propose alors le tableau suivant :

            Ce passage nous rappelle le contexte phénoménologique (20) de l’époque. Ce distinguer est directement inspiré de l’époché phénoménologique, véritable mise en supens de la causalité de ce qui est perçu. Cet “en soi”, c’est le son à son niveau propre, celui de l’écoute instantanée et non plus véhiculée par le médium de la partition. C’est encore cette technique d’écoute réduite proprement magique, clef d’un monde habitable rempli d’images virtuelles transportées par le son. Rien dans la musique déjà connue, “habituelle”, n’aurait su remplacer ou suppléer cette écoute originelle ; certainement pas une quelconque sémiologie plaquée là pour rassurer, avec portées et notation. Non, l’objet répété ici est supporté et composable. Ce moment du livre ouvre déjà la porte à l’acoulogie schaefférienne, prise en temps qu’ “ étude de la possibilité dans les sons perçus de l’émergence de traits distinctifs pour une organisation musicale ” (Chion, 1983 page 94).

            Et c’est en étudiant, non sans humour, les chemins de fer, que Pierre Schaeffer avance le nom de musique concrète (21) (page 22). Le passage est célèbre, c’est celui de cette “ dépendance où nous nous trouvons, non plus à l’égard d’abstractions sonores préconçues, mais bien des fragments sonores existant concrètement, et considérés comme des objets sonores définis et entiers, même et surtout s’ils échappent aux définitions élémentaires du solfège. ” Pierre Boulez fait également son apparition (page 27) avant d’ “ affirmer ainsi, selon l’auteur, son entrée dans la carrière de musicien concret. ” (page 189)... Ne riez pas, s’il vous plaît. C’était bien avant la querelle que j’appelle “des deux Pierre” et qui — lourde de conséquence sur la vie et la recherche musicale françaises des (mettons) trente cinq années suivantes — devait débuter peu de temps après. Nous en reparlerons. Tout au long de ces pages de définition de ce genre nouveau en musique, l’auteur nous donne à lire le comment et le pourquoi de ses premières études (page23) ; la symphonie viendra un peu plus tard avec Pierre Henry (page58).

            C’est justement sur cette notion de définition que je souhaite m’arrêter. A la recherche d’une musique concrète est un ouvrage proposant des définitions. Il doit être lu dans cette optique. Et il faut croire que définir ce genre musical quinquagénaire est encore préoccupant (cf. Delalande, op. cité). Pourtant, si l’on accepte le contexte esthétique du Schaeffer de cette époque-là, on ne pouvait être plus précis. La citation qui suit, relativement connue et rarement reproduite dans son intégralité — on la retrouve chez Schaeffer 1967 et 1973, épuisé ; chez Chion et Reibel , 1976 épuisé ; et partiellement reproduite chez Chion (1982) — se trouve page 35.

            Musique habituelle               Musique nouvelle

            (dite abstraite)                         (dite concrète)

            PHASE I :                                           PHASE III :

            Conception (mentale) ;              Composition (matérielle) ;

            PHASE II :                                          PHASE II :

            Expression (chiffrée) ;                Esquisses (expérimentation) ;

            PHASE III :                                        PHASE I :

            Exécution (instrumentale).                    Matériaux (fabrication).

            (de l'abstrait au concret)       (du concret à l'abstrait).

            “ Le qualificatif d’abstrait est appliqué à la musique habituelle du fait qu’elle est d’abord conçue par l’esprit, puis notée théoriquement, enfin réalisée dans une exécution instrumentale. La musique “concrète” elle, est constituée à partir d’éléments préexistants, empruntés à n’importe quel matériau sonore, bruit ou son musical, puis composée expérimentalement par un montage direct, résultat d’approximations successives, aboutissant à réaliser la volonté de composition contenue dans des esquisses, sans le secours devenu impossible, d’une notation musicale ordinaire ”.

            Il est inutile de confondre le contexte esthétique historique durant lequel une définition a pu et dû, par nécessité, voir le jour avec, finalement, l’impression psycho-acoustique que peut produire l’addition de : la réalité sonore plus les références cognitives de l’objet impliqué plus l’impact évident de la nouveauté, “révolutionnaire”... C’est particulièrement vrai dans le cas des premières études schaeffériennes et de leur “emballage” (les titres rappelant sans détours l’identité sonore, “solide ” de certains objets courants) . On a, sans rigueur, confondu la casserole avec l’objet productif, un type de perception avec le bruit familier de l’ustensile. Si l'on s'était appliqué à lire correctement et plus encore à tenter d'appliquer ce que ce précurseur avait découvert puis décrit, ces mises au point terminologiques ne se trouveraient pas dans la plupart des ouvrages sérieux traitant du sujet. Jusque dans les plus récents, l’on trouve de nombreuses pages consacrées à des éclaircissements de sens qui semblent être encore indispensables. Mon hypothèse est la suivante : dans le domaine de l’esthétique acousmatique, prise dans son acception la plus large, celle d'un langage musical contemporain de première importance, les notions support-objet-image et projection/réali­té-vir­tualité créent champ conceptuel et perceptif encore tout nouveau. Face à ce qui a prévalu pendant des siècles dans le monde occidental, une écriture musicale abstraite basée sur un système de notation a priori, grande est la tentation de s'y référer (on l’a vu un peu plus haut). Inconsciemment d'ailleurs, culturellement, pourrait-on dire. C’est pourquoi, la nécessité de reconnaître la source (dans ce cas, re-connaître : connaître à nouveau grâce à la fixation sur support) est quasi omniprésente. D'où un langage spécifique adapté à cette reconnaissance : électroacoustique, électronique, informatique.... et malheureu­sement concret qui a fait florès par son côté catalogue d'objets dits “concrets” (c'est à dire connotés, identifiés dans la réalité). Il n’y a pas de sons concrets ou alors ils le sont tous.

            Il faudrait se souvenir encore une fois “ du n’importe quel matériau sonore ” du Schaeffer des origines permettant, sans renseigner ni rassurer, de donner à la démarche concrète sa pleine autonomie, sa plus profonde finalité : la coupure d’avec toute référence causale. C’est pour cela que j’accepte mal cette appellation de “son concret, son d’origine concrète” que l’on peut comparer sans vergogne, dans ses référents exclusifs, à celle de “son de flûte”, de “son de guitare” ou de “son de DX 7”, par exemple... Et qui ne fait référence qu’à la cause. En revanche la musique, que soutient la démarche, qualifiant l’attitude, doit par nécessité s’appeler concrète. Tout ceci a été dit et redit, le réitérer n’est malheureusement pas sans nécessité.

            On retrouve un peu plus loin, page 40, cette mise en pratique — décrite de façon tellement poétique — de ce que P. Schaeffer avait déjà écrit page 21. L’on retiendra ce passage-manifeste : de la distinction dans le son à l’écoute réduite puis à l’objet sonore constitué (voir tableau plus haut) :

            “ Dès que le sillon se sera “mordu la queue” il (l’opérateur étourdi) aura isolé un “fragment sonore” qui n’aura plus ni début ni fin, un éclat de son isolé de tout contexte temporel, un cristal de temps aux arêtes vives, d’un temps qui n’appartient plus à aucun temps (...). Mais bientôt, ce début est oublié et l’objet sonore se présente dans son entier, sans commencement ni fin ”.

            C’est également à cette époque, celle des premières œuvres sur support, que l’espace interne (22) devient une réalité compositionnelle habitable. La perception ne s’arrêtera pas au matériau mais l’écoute déduite de cette réduction phénoménologique sera celle de l’espace.

             “ Matière et forme ne sont pas si opposées : de l’espace dans l’espace, telles seraient nos architectures de matière, à cela près que l’ordre de grandeur enlève toute commune mesure à ces deux espaces ” (page 51).

            Le chapitre VI décrit en détail le projet de la Symphonie pour un homme seul ; il introduit également Pierre Henry (page 55), qui “ entrait au Studio après tant d’autres. Passager présumé éphémère, il ne devait plus le quitter. La Symphonie pour un homme seul commençait aussi par l’amitié de deux isolés. ”

            Enfin, les dernières pages de ce Premier journal, témoigneront sans détours du premier concert de musique concrète, de la première interprétation... Des premières questions, aussi, sur la projection et son public, sur l’objet et le sujet. Témoignages de cet enthousiasme enivrant qu’apportent à l’esprit des hommes les découvertes les plus audacieuses. “ Une chose en tout cas demeurait certaine : la musique concrète existait ”.

 

N O T E S

 

1.         Voir Vande Gorne, A. (1996) : “Une histoire de la musique électroacoustique”, in Ars Sonora Revue N°3, Paris 1996 et Delalande, F. (1996) “La musique acousmatique, coupure et continuité”, ibid.

2.         Même si c’est encore pour certains points au niveau du devenir.

3.         Chion, M. (1991, p. 96).

4.          Bayle (1993, p. 50) : “ Banale et originale. Ici, il convient d’indiquer tout de suite de quelle acousmatique il est question. Le disque, la radio nous révèle sans cesse le mode banal de l’acousmatique. (...) De cette situation banalisée se dégage, et s’y oppose évidemment, le cas fort original de la représentation acousmatique sui generis ”.

5.          Dictionnaire le Robert.

6.          Ces éléments sonores préexistants sont à prendre dans le sens de non-encore définis (donc d'essence indéterminée). Ils vont servir à la création d'objets convenables, composables, opérationnels, musicaux (en accord avec l'acoulogie schaefferienne). C'est le cas de la dualité existence/essence à l'intérieur du pré-objet sonore (fonctionnant dans le mode d’une écoute opérante). Après la définition de Schaeffer qui est posée à la page 35 d’A la recherche d’une musique concrète, cette préexistence est prise dans le sens critique que lui donne Chion (1991), p. 16. : “ Là encore, qui a prononcé le mot malheureux, en parlant de “collage d'éléments préexistants ?” Mais ce que Schaeffer voulait dire par là, si on veut le justifier, c'était que les sons préexistaient, et pour cause, au travail de montage — non à l'action du compositeur, qui dans la majorité des cas était celui qui les créait de ses mains, ou dirigeait leur réalisation. ” Puis, ibid. p. 34 : “ Le son non-instrumental, qu’il soit électronique ou acoustique, se voit prêter une pré-existence fatale, proliférante et irrépressible, propre à décourager par avance la créativité des compositeurs ”.

7.         Pris dans ce sens, il n’en n’est pas pour autant dissolu (cf. Chion 1986).

8.         Ibid. p. 12 : “ J’ai en vue une Symphonie de bruits (...) J’emporte des timbres. ”

9.         Après Chion (1988) et Vaggione (1991), l’on parlera plus facilement des espaces interne et externe d’une œuvre acousmatique.

10.       Ce terme peut à peu près être traduit par “mélodie de timbres et de couleurs”, bien que cette traduction quelque peu littérale ne se fasse pas sans quelques réticences, surtout en ce qui concerne les rapports que klangfarbenmelodie a établi entre timbres, sons et causalités. Voir Vaggione (1988, p. 1 à 26). Cette technique a été utlisée la première fois par Schoenberg dans Farben (3ème des 5 pièces pour orchestre, op. 16). L’on peut également citer Boulez (1966, p. 354) : “ Klangfarbenmelodie (...) pourrait se définir par un changement continu du timbre, appliqué à la dimension horizontale de la musique ”.

11.       Les espaces perceptifs qu’ouvrent les objets sonores dépassent par leur nouveauté les empreintes esthétiques laissées par des siècles de pratique musicale basée sur le rapport tension/résolution dont les théories de Schoenberg subissaient encore, par la force historique des choses, l’influence.

12.         Cf. Vaggione (1988, p.16).

13.       Schaeffer le polytechnicien a cependant eu rapidement besoin de l’aide avisée de musiciens de formation, sans quoi “ la musique concrète, (...) au lieu d’être le point de départ d’une démarche musicale plus générale, (...) n’eût été que le prolongement tout sec et sans doute éphèmère soit du surréalisme, soit de la musique atonale ” Schaeffer (1967-1973, p. 27).

14.       “ Plus de deux siècles de musique ! ” (Nattiez, 1976 p. 92).

15.       Ecriture est pris içi dans le sens que nous rapporte Stoianova (1968, p. 18) : “ Sous le mot langage, on ne doit pas entendre ici seulement l’expression de la pensée dans les mots, mais aussi le langage gestuel et toute sorte d’expression de l’activité psychique, comme l’écriture ”.

16.       Sur le T.O.M. et sur cette différence sonre/musical,  on peut lire également l’article de R. Renouard Larivière (1996), notamment p. 27 ; 36-37.

17.         Le fait d’être “ d’abord un technicien ” (Schaeffer, 1952 p. 104) et d’avoir eu facilement accès à la technologie radiophonique en pleine évolution, a certainement simplifié les choses. Pierre Schaeffer a su en tirer profit contrairement à “ Schoenberg, [qui], pas plus que Debussy ou Stravinsky, n’avait les moyens techniques et conceptuels pour poursuivre cette voie et la consolider ” (Vaggione, 1991 p. 118).

18.       A prendre ici dans le sens d’un détournement des habitudes d’utilisation du matériel radio­phonique, celui de “ l’acousmatique banale ” (Bayle, op. cité) ; de même pour le lieu habituellement dévolu à une autre fonction. “ La Radiodiffusion Française se prête ainsi, parfois, à l’effraction. Elle est certainement la seule au monde. Grâces lui en soient rendues ” (Schaeffer, 1952 p. 72).

19.       Ce qu’il peut être intéressant de rapprocher ce que dit Vaggione (op. cité p. 118) : “ La série, avec sa combinatoire de surface, se situe au contraire dans le sillage du thématisme tonal, et comme telle constitue un constat d’échec face à l’intuition première ”.

20.       Emprunté à Husserl.

21.       On se souviendra que concret a pour racine latine “solide, solidifier” alors qu’abstrait vient de “séparation, isolement”.

22.       Chion, 1988

 

R É F É R E N C E S    B I B L I O G R A P H I Q U E S

 

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