Entretien avec Denis Dufour (deuxième partie)

réalisé par Jonathan Prager

 

 

            Après une première partie centrée autour de l’avènement et du devenir du festival Futura, cette deuxième section de l’entretien sera exclusivement consacrée à l’expérience du compositeur dans l’enseignement, depuis 1980, de la composition instrumentale et acousmatique. (La troisième et dernière partie, réservée à l’œuvre musicale de Denis Dufour, sera publiée dans le prochain numéro d’Ars Sonora.)

            Tu as fondé le festival Futura en 1992 avec la collaboration de Jean‑François Minjard, qui est aussi à la base du collectif “ Quark ” en 1984, dans lequel on retrouve Jean‑Marc Duchenne. Ce n’est certainement pas un hasard si ces compositeurs sont deux des anciens élèves de ta classe du C.N.R. de Lyon : j’aimerais maintenant me concentrer sur cette partie de ta carrière, qui occupe plus de quinze ans de ta vie, et qui s’étend de fin 1980, au moment où tu crées, avec le soutien du GRM, la première classe de France qui revêt l’appellation de « classe de composition acousmatique » ; jusqu’à aujourd’hui, alors que tu diriges de façon très vivante celle du Conservatoire de Perpignan…

            J’ai vu passer beaucoup de monde avec la classe de Lyon, quatre vingt élèves environ, j’y ai formé de nombreux professionnels de la composition, c’est-à-dire des gens qui continuent à être actifs depuis le début. J’ai d’ailleurs fait des statistiques concernant le nombre d’élèves encore en activité dans le milieu musical et, sur la totalité des inscrits de la classe, j’en suis arrivé à près de trente sept pour cent, ce qui représente un chiffre assez conséquent avec le recul… Par contre j’ai menée cette classe de Lyon comme je mène Futura, c’est-à-dire avec une énergie phénoménale parce que, maintenant que je suis à Perpignan je vois qu’il existe des endroits où il est plus facile d’enseigner, où on ne vous met pas des bâtons dans les roues toutes les minutes… A Lyon cela a été très dur car il a fallu se battre continuellement contre une direction qui était peu encline à soutenir ce genre de travail.

            Ce qu’on remarque aussi quand on regarde la liste de tes anciens et actuels élèves, c’est l’éclectisme de leurs origines…

            …Oui, mais c’est une chose assez commune à toutes les classes d’électroacoustique. A partir du moment où il n’y avait plus les barrières du solfège et de l’harmonie pour rentrer dans la classe, j’y ai effectivement vu défiler des gens qui ne viennent pas de la filière classique la plupart du temps : musiques improvisées, jazz, rock, voire de rien du tout de spécial, des amateurs de musique tout simplement, des arts plastiques aussi (ce qui est beaucoup le cas à Perpignan), etc. Pendant longtemps, très peu venaient de la filière traditionnelle de la musique. Ce genre de profils a d’ailleurs toujours posé problème dans les conservatoires, car ils ne sont pas du tout assimilés et cernés par les directions et les administrations. On les craint un peu parce qu’ils n’ont pas le « look » du musicien traditionnel ! Mais c’est un peu anecdotique et secondaire. En règle générale il est très difficile d’installer une classe de composition, c’est-à-dire de création, dans les conservatoires. Tout simplement parce que ceux-ci sont fait avant tout pour apprendre un métier de reproduction du répertoire, ce ne sont pas des établissements de création. On est donc toujours un peu marginal par rapport à ça. J’ai dû dépenser beaucoup de mon énergie pour faire cette classe, pour faire ces concerts que pendant longtemps j’ai organisé totalement seul : j’en faisait la publicité seul, j’envoyais moi-même les tracts avec mes propres adresses et mes propres timbres ! J’amenais ma propre sono de Crest (dans la Drôme), à mes frais, et ainsi de suite… Vu de l’extérieur on pouvait avoir l’impression que tout tournait parfaitement bien, mais ce n’était pas si simple. Ce qui a été très heureux au début c’était le précédent directeur du C.N.R., qui a accepté qu’on monte cette classe et qu’on la monte bien, c’est-à-dire avec un dispositif conséquent, des studios (analogiques) qui étaient très confortables pour l’époque. On disposait de trois studios, un par année de cours, c’est-à-dire suffisamment de confort de travail. Pendant deux à trois ans j’ai donc eu beaucoup de facilités à mettre tout cela en place. Les concerts étaient à ma charge mais tout se faisait dans une ambiance plutôt sympathique. C’est après que les choses ont empiré un peu plus chaque année. En fait, quand Daniel Tosi m’a proposé de venir à Perpignan, il y a deux ans, je n’ai pas hésité une seule seconde, même si il y a moins de prestige à enseigner dans une E.N.M. que dans un C.N.R.. Je me suis toujours plus attaché à la qualité de ce que je faisais plutôt qu’à l’étiquette et la carrière, donc ça ne m’a jamais gêné d’être dans les endroits qui ne sont pas forcément les plus prisés. Le fait d’aller à Perpignan ne simplifie pas pour autant totalement les choses puisque la mairie ne veut plus débloquer les budgets nécessaires pour acquérir un matériel suffisant pour le moment. A ce niveau la situation est très difficile, mais l’ambiance là-bas y est incomparablement plus agréable et plus sympathique. L’organisation des concerts se fait très facilement, sans brimades et sans barrages incessants comme c’était le cas à Lyon depuis le changement de directeur. D’autre part la demande est très forte, la curiosité et le public sont là. Il faut savoir qu’à Lyon, lorsque nous avons commencé les premiers concerts Acore (1982-83), le public oscillait entre moins d’une dizaine et cinquante personnes. Quand j’ai quitté la classe nous étions arrivé à attirer une moyenne de cent cinquante personnes, allant parfois jusqu’à deux cents cinquante personnes ! Ce qui me semble une performance pour des concerts de classes de composition qui faisaient entendre principalement les œuvres des étudiants. Quand je suis arrivé à Perpignan, j’ai eu d’emblée une centaine de personnes en moyenne aux concerts. Cela montre bien les différences d’état d’esprit. Au début cela m’a semblé extraordinaire de ne pas se sentir nié à l’intérieur du conservatoire, voire même d’être utilisé pour ce qu’on sait faire, c’est-à-dire d’être reconnu comme compositeur, ce qui à Lyon n’était évidemment pas du tout le cas. Au début ce grand changement m’a épaté, et puis je me suis dit que ce que je vivais à Perpignan était finalement la situation normale. A Lyon la situation n’était ni normale ni enviable.

            Un des arguments pour expliquer la fréquentation de ma classe était de dire que Lyon est une plus grande ville. Mais j’ai pu prouver, et je continuerai à le prouver, où que j’aille pour enseigner, que, en restant modeste quand même, c’est la qualité de l’enseignement qui fait venir les gens. Quand je suis arrivé dans la classe de Perpignan il y a deux ans à peine, il y avait un seul élève, l’année suivante il y en avait huit, maintenant j’en ai vingt et à la rentrée 1997-98 nous approcherons la trentaine… J’ai donc retrouvé les effectifs que j’avais à Lyon sans aucun problème. Ce qui me permet de dire que, quelque soit l’endroit où on va, on peut enseigner ce qui pourtant est considéré comme marginal ou très accessoire ou très élitiste. Je suis finalement content d’avoir pu le montrer aussi rapidement !

            En quinze ans d’enseignement tu as forcément acquis une expérience de la pédagogie qui t’es propre : peux-tu maintenant nous détailler ta (ou tes) méthode(s) ?

            J’enseigne effectivement la composition acousmatique et instrumentale, mais je pense que j’aurais pu enseigner n’importe quoi d’autre car en fait je n’enseigne pas une technique mais un comportement. C’est-à-dire une façon d’être, ce que veut dire être créateur, ce que veut dire être compositeur, pourquoi le faire. Je ne montre quasiment jamais comment marche les machines, je ne fait pas de démonstrations techniques, ou tellement peu… Mais j’essaye plutôt d’inscrire ce travail dans la vie de tous les jours, dans la réalité du monde dans lequel on est. C’est aussi vraisemblablement ça qui fait que j’arrive à avoir beaucoup d’élèves : on y trouve son compte pas uniquement forcément pour composer. Mais ceux qui veulent composer sont armés pour un moment, ils acquièrent un « bagage intérieur » qui est assez fort. Alors sur le plan technique il y a certainement des lacunes, puisque cela m’intéresse tellement peu, mais je pense montrer suffisamment comment les choses marchent, et surtout comment se comporter devant une machine plutôt que de connaître son mode d’emploi. Quand on pratique la composition acousmatique, on est amené à passer devant toutes sortes de machines nouvelles, la technologie étant en perpétuelle évolution. Quand on est invité dans un studio qu’on ne connaît pas, ou lorsqu’on achète du matériel pour soi, ce n’est pas forcément le même que celui sur lequel on a appris. Je répugne à apprendre les machines de façon précise et je préfère donc apprendre un comportement : c’est-à-dire quand on a des boutons devant soi, avoir l’idée de les tourner pour voir ce que ça donne plutôt que de se creuser la tête en se demandant comment ça marche. Ce comportement c’est tout simplement savoir s’adapter, ce qui est aussi utile pour le reste de la vie. Ensuite, au niveau de la création, j’essaye de faire toucher du doigt le sens qu’on donne aux choses qu’on fait, leur donner un peu de matière, afin de ne pas faire de l’œuvre pour l’œuvre. L’art n’existe qu’en fonction d’un contexte, et il faut apprendre ce contexte, prendre conscience de celui-ci ainsi que de soi-même. C’est aussi une des raisons pour lesquelles ma pédagogie ne dure pas plus de trois ans, car j’estime qu’il n’y a pas besoin de plus pour décrire tout cela en long et en large. Il faut bien trois années pour l’assimiler : quand je dis une chose la première année, on n’y comprend peut-être rien, mais quand je la redis ensuite les deux années qui suivent, cette idée d’un comportement particulier au créateur commence à rentrer. Et puis il y a aussi toute cette réflexion qu’on peut avoir sur l’art acousmatique en général et qui n’est pas anodine : l’acousmatique, ce n’est pas simplement prendre un synthétiseur et un ordinateur et faire des sons… Ça c’est l’ « acousmatique amusante », comme on trouve dans le commerce des coffrets de « chimie amusante » ! C’est vrai que parfois je reçois des œuvres pour Futura où il n’y a rien d’autre que le fait d’avoir empilé des sons les uns sur les autres : ce n’est pas suffisant…

            Et ta méthode pédagogique est forcément issue de tes propres années au Conservatoire de Paris dans la classe de Guy Reibel et Pierre Schaeffer.

            Oui, de toute manière l’idée que je viens de développer vient de Schaeffer, c’est d’une certaine façon la démarche concrète tout simplement. C’est-à-dire trouver comment se comporter en fonction des circonstances.

            Et de façon plus pragmatique ?

            De façon plus pragmatique… Quand j’ai commencé la classe de Lyon fin 1980 (réellement en janvier 1981, parce que les installations n’étaient pas tout à fait terminées) c’était sur le modèle de la classe de Guy Reibel, orienté principalement sur la « séquence-jeu ». J’ai ensuite assez vite enrichi ce modèle parce que je me suis aperçu que cette notion de « séquence-jeu », pourtant riche sur le plan pédagogique et sur celui de l’invention et du détail, était appauvrissante et stérile sur le plan de la composition. Très peu de compositeurs, formés uniquement à cet apprentissage-là, sont arrivés à s’en sortir… J’ai donc très vite rajouté des énoncés d’exercices utilisant aussi la notion d’ « objet sonore ». C’est-à-dire que pour moi il fallait, avant de faire des séquences, prendre conscience de ce qu’est l’objet, de ce qu’est un son dont on définit très précisément, à l’aide de sa morphologie propre, le début, le milieu et la fin. Quelque chose qu’on puisse assumer d’un bout à l’autre. Mais la séquence-jeu suit tout de même ces exercices. Puis, plus tard, j’ai rajouté une troisième notion, toujours sur la base d’exercices hebdomadaires, celle des sons acoustiques « évocateurs », « réalistes », « figuratifs ». Ceux dont on reconnaît justement les causes puisque l’art acousmatique utilise des sons dont on ne voit pas les causes mais qu’on peut reconnaître. Même si certaines œuvres abstraites du début sont censées cacher les causes, quand on entend un son de violon dans l’ Etude aux Objets c’est bien d’un son de violon qu’il s’agit, la cause est bien reconnue. Une tôle est aussi une cause reconnaissable, même si ce n’est pas un objet manufacturé pour un usage précis. Donc un parcours d’exercices qui se fait pendant toute la première année sur ces trois domaines, à raison d’un parcours par trimestre : objets sonores, puis séquences-jeu puis sons réalistes. Associé à cela, et pour combler une lacune que je trouve là encore phénoménale chez certains, c’est l’écoute et l’analyse d’œuvres du répertoire. Toutes les semaines je fais écouter une œuvre que je fais ensuite analyser par les élèves ou bien j’en parle moi-même. Bien sûr j’essaye de varier le plus possible ce répertoire afin de donner un aperçu de tout ce qui se fait, de tout ce qui existe, afin de susciter la curiosité et donner des idées, et ainsi nourrir l’invention chez les élèves. Forcément je ne fais pas entendre que ce que j’aime mais aussi des œuvres que je n’aime pas mais qui représentent des esthétiques, des directions particulières. J’essaye donc de faire le moins d’impasses possible, comme c’est le cas dans certaines classes où l’on écoute jamais la Symphonie pour un homme seul de Schaeffer parce que c’est une œuvre jugée pas intéressante ou trop expressionniste ! Je trouve ce comportement pédagogique un peu étrange… Associée à cela, une autre partie du cours est d’ordre plus théorique : on y parle des notions de l’acousmatique, pour la plupart issues du Traité des Objets Musicaux de Schaeffer ou encore du Guide des Objets Sonores de Chion… Il s’agit d’expliquer ces notions ainsi que d’exposer l’histoire de l’art acousmatique : d’où vient-on, où en sommes-nous et où va-t-on. Là encore je me suis aperçu qu’il y a certaines classes qui produisent des œuvres dont on sent très bien qu’elles sont le travail de compositeurs instrumentaux qui n’ont pas les moyens d’avoir les instruments sous la main et qui font par conséquent des œuvres instrumentales sur bande. Avec un peu de transformations certes, mais toute la conception est terriblement instrumentale, et je trouve dommage de n’avoir que cette vision-là des possibilités de cet art. Un peu comme un cinéaste qui n’aurait été formé qu’au théâtre et qui ne nous ferait que du théâtre filmé avec l’utilisation de quelques transformations visuelles propres à ce que permet le cinéma. Ceci dit, il est vrai qu’on peut faire sa carrière sur une chose très délimitée et très précise, mais ayant moi-même tendance à aller vers l’ouverture large, le foisonnement et la multiplicité, je l’enseigne aussi.

            Y-a-t-il quand même dans tes cours une partie technique ?

            Oui, minime certes, mais obligatoire : tout simplement au moins montrer les bases des machines dont on dispose, mais sans du tout les apprendre sous l’angle du mode d’emploi et de la connaissance parfaite et absolue avant de pouvoir commencer à s’en servir. Je montre plutôt comment arriver à sortir du son facilement et ensuite chacun se débrouille selon son tempérament. Certains vont lire le mode d’emploi à fond, vont préférer tout savoir et puis d’autres seront très contents d’utiliser sauvagement les machines. C’est la technique habituelle des musiciens de studio de l’école Schaeffer qui ont « détourné » ces machines vers un usage qui n’était pas prévu à l’avance. A ce niveau-là, je crois que je suis totalement à l’opposé de certains cours qui enseignent toute la technique dans les moindres détails pour former des gens qui sont très au fait du fonctionnement des machines.

            Et d’autre part, avec un enseignement théorique axé sur le Traité, on va étudier chaque notion, chaque terme, etc., dans le détail. J’ai plutôt tendance à utiliser le Traité pour ce qu’il a d’acquis, c’est-à-dire pour les termes qu’on emploie maintenant de façon presque naturelle, mais je ne cherche pas du tout à entrer dans le détail du solfège de l’objet sonore. Je trouve cette partie théorique aujourd’hui trop détachée de la réalité de la composition. Je préfère parler beaucoup plus de la perception (et de son fonctionnement) qu’on a de l’écoute, du son et de la situation acousmatique.

            Peux-tu préciser le déroulement du cursus ?

            Le cours se déroule sur trois années. La première année est consacrée à l’apprentissage de la musicalité propre au travail des sons fixés et du studio. On ne compose pas encore mais une série d’exercices obligatoires permet d’apprendre à «écrire », à se servir du matériel, à se comporter, à avoir des idées, à trouver ses sons et à se forger un style dans sa gestique, son phrasé et sa morphologie. Pendant la deuxième année seulement on aborde la composition, sous l’angle de l’ « étude de composition ». Mais ce sont des études où il n’y a pas un énoncé précis qui est donné, seulement des méthodes. « Etude » signifie ici que je demande aux étudiants de définir leurs projets, de m’en décrire l’idée, pour faire en sorte de savoir où ils vont quand ils commencent à composer. Cela peut paraître un peu fastidieux, mais je crois que cette étape oblige réellement les étudiants à se définir. Enfin la troisième année est une année de composition libre, une année de studio pendant laquelle on va débattre plus de la forme générale et du projet du compositeur. Alors que les élèves sont à la fois compositeurs et étudiants en seconde année, je les considère dès la troisième année comme des compositeurs qui veulent certaines choses et vont les défendre jusqu’au bout, qu’elles soient réussies ou non, que les idées soient bonnes ou non. Cet apprentissage en trois étapes semble d’ailleurs assez rapide par rapport à la plupart des pédagogies qui se font maintenant en beaucoup plus d’années pour certaines.

            Ayant moi-même été un de tes élèves, je crois que deux aspects de ta méthode pédagogique me semblent primordiaux. Premièrement la mise en avant du principe de l’écoute collective, et ce pendant tout le cursus : c’est un peu le « carburant » sans lequel le moteur ne tournerait pas et la voiture n’avancerai plus…

            …Il me vient de la pédagogie de Reibel où on créait une dynamique de groupe. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de cours individuel, tout se fait en groupe, et je ne suis pas le seul à parler, les élèves discutent aussi sur les travaux des autres. Parfois même j’attends qu’ils parlent, qu’ils se forcent finalement à trouver quelque chose à dire. Quand on est capable de dire quelque chose sur les autres cela veut dire qu’après on sait dire quelque chose sur ce qu’on fait soi-même. Ce qui signifie qu’on va être en mesure de réfléchir avant de se lancer uniquement dans une intuition sur le sonore et de sortir des œuvres spontanées, comme on le prétend parfois, mais qui peuvent assez vite tourner en rond.

            Deuxièmement, bien que tu n’aies pas continué cette pratique à Perpignan, tu avais pris l’habitude depuis quelque temps d’inviter systématiquement chaque année plusieurs personnalités du milieu artistique (voire para-artistique) contemporain, et pas seulement des acousmates.

            C’est aussi une pratique qu’on avait au Conservatoire de Paris, et que gardent d’autres classes. En fait, je faisais venir six invités extérieurs par année, deux par trimestre : musiciens, musicologues, journalistes et producteurs du milieu musical, mais aussi peintres, cinéastes, sculpteurs… En gros tout ce qui touche le milieu musical, y compris parfois des secteurs para-musicaux comme les institutions qui subventionnent, etc. D’une part pour apprendre le métier de compositeur : j’insiste beaucoup sur le fait de savoir ce qu’est la SACEM, ce que veut dire le droit d’auteur, ce qu’est le métier de compositeur, comment vit-on de la composition, quelles sont les filières, etc. Je fais des cours là-dessus au fur et à mesure des besoins et des demandes. Je crois qu’on est pas simplement compositeur en créant dans sa tour d’ivoire, mais aussi en s’inscrivant dans une société qui possède un certain fonctionnement, qui considère ses créateurs d’une certaine façon. Il est donc nécessaire de savoir comment s’en sortir à partir de là. Effectivement je n’ai pas encore eu le loisir de faire venir des invités à Perpignan, et ce pour deux raisons. D’une part pour des questions de budget (mais j’espère pouvoir les trouver assez rapidement). D’autre part il se trouve que je suis seul à faire les cours alors qu’à Lyon j’avais un assistant, Jean‑Marc Duchenne. Du coup, devoir diriger une classe de composition acousmatique d’une vingtaine d’élèves (pour l’instant) et une classe de composition instrumentale (de six à sept élèves), en seize heures d’enseignement par semaine seulement, impose des journées de travail tellement remplies qu’il n’y a pas de place pour dégager encore trois heures pour faire venir un invité. C’est un peu délicat et difficile, mais je pense rétablir ce fonctionnement petit à petit, car je crois très utile de faire entendre d’autres sons de cloche, ainsi que de faire voir et entendre des gens dont je parle d’une certaine façon et qui se montreront donc sous leur angle réel, ce qui permettra aux élèves de se faire leur propre idée. Il est aussi très formateur et très intéressant de voir comment vivent ces gens, de pouvoir leur poser toutes sortes de questions, etc.

            Tu as d’ailleurs introduit, par le biais de ces rencontres, la notion d’ « arts de support » dans ta propre pédagogie, et ce, parallèlement aux débuts de Futura…

            Oui, j’ai effectivement fait venir à ce moment-là des gens de la vidéo et du cinéma expérimental. Depuis ce moment je parle plus fréquemment de ces arts de support : j’ai même fait projeter toutes les semaines une œuvre expérimentale cinéma ou vidéo à mes étudiants lorsque je suis arrivé à Perpignan l’année dernière. Je fais forcément allusion aux autres arts de support parce qu’ils nous renseignent sur certaines façons de faire. Comme je n’avais encore que huit élèves, il y avait plus de disponibilités que cette année, où j’ai été obligé de réduire.

            Tu dirige deux classes de composition à la fois depuis plus de dix ans : l’acousmatique depuis 1980 et l’instrumental depuis 1985. Comment fais-tu la part des choses entre ces deux enseignements, sachant qu’ils sont assez souvent confondus (au niveau de la méthode pédagogique) dans les autres établissements, et qu’il y a finalement très peu de classes en France où l’acousmatique soit une discipline enseignée à part entière ?

            Je les ai dissociées pour plusieurs raisons. Pour moi ce sont deux disciplines totalement différentes : on ne fait pas faire du dessin à quelqu’un qui est photographe, donc je ne ferais pas faire de l’instrumental à quelqu’un qui est acousmate. J’ai des gens qui rentrent dans cette classe sans savoir une seule note de musique et qui n’ont pas envie de l’apprendre. J’en ai eu d’autres qui ne savait pas non plus mais qui ont appris et qui sont maintenant des compositeurs instrumentaux. Il faut donc imaginer toutes les configurations. Mais pour qui ne veut faire que de l’acousmatique, je me refuse de l’obliger à écrire des œuvres mixtes, médiocres la plupart du temps : une partie instrumentale souvent mal gérée avec une musique sur bande qui fait ce qu’elle peut, suivant que les gens sont plus dans l’un ou dans l’autre. J’ai dissocié ces deux enseignements parce que je crois aussi qu’on n’envisage pas la création en instrumental de la même façon qu’en acousmatique. Disons qu’en acousmatique la création va de soi, on est dans la modernité, dans l’utilisation des machines liées à cette modernité, au virtuel, à la fixation du son, etc. Tout un ensemble de choses qui sont propres à notre époque, très directement. Alors qu’en instrumental, on continue d’œuvrer avec des instruments qui datent pour la plupart des XVIIIème et XIXème siècles, ainsi qu’avec des instrumentistes qui sont formés essentiellement à la musique de ces époques-là. Il y a aussi tout un consensus social liée à la musique instrumentale qui, là encore, date d’une autre période. Par conséquent s’il y a création en matière de musique instrumentale, elle se situe moins au niveau du produit lui-même que de l’impact de ce produit sur un certain type de public. C’est-à-dire qu’il y a une sorte de jeu essentiellement social, et plus tellement d’innovation. Quand on prétend, en instrumental, travailler sur le son, cela fait toujours un peu rire les acousmates : si on veut vraiment travailler sur le son, il faut faire de l’acousmatique. Tirer d’un violon un son un peu particulier, d’accord, mais c’est plus travailler sur le violon et son passé que sur le son véritablement. De toute manière ce n’est pas la même façon de penser, de faire et d’écouter, ce n’est pas le même public, ni la même économie : tout me semble différencier ces deux techniques de création sonore, c’est pourquoi je préfère les séparer. Ceci dit, je préférerais que les étudiants qui ne font que de l’instrumental s’intéressent aussi à l’acousmatique, sinon ils me semblent assez bloqués sur l’invention. Mais ceux qui font de l’acousmatique n’ont aucune obligation de savoir lire une partition instrumentale ni même d’écouter ce genre de musique. Ce serait bien dommage de se priver de ces personnes qui viennent à l’acousmatique issus d’autres milieux, artistiques ou non, et qui ont vraiment, eux aussi, des choses très intéressantes à faire dans ce domaine. Et n’oublions pas que parmi les pionniers de l’art acousmatique, certains n’étaient pas vraiment des professionnels de la musique traditionnelle… On peut donc continuer de penser que c’est toujours valable aujourd’hui. A entendre les essais acousmatiques des compositeurs instrumentaux, à part quelques rares exceptions, on sent que ce n’est pas assez travaillé, qu’ils ne sont pas dans le studio en permanence, qu’ils font cela parce que c’est moderne ou bien parce qu’ils sont intéressés par les machines, mais les œuvres ne sont pas d’une richesse bien marquante.

            Tu a parlé plus haut du taux de réussite de ta classe, somme toute relativement exceptionnel en France (environ 37% depuis le début). Pour finir cette partie consacrée à ta carrière d’enseignant, et peut-être aussi à titre de renseignement, peux-tu me dresser une liste des anciens élèves maintenant implantés dans le milieu artistique contemporain ?

            Chronologiquement il y a eu Gilles Grand, Philippe LeGoff, Jean‑François Minjard, Jean‑Marc Duchenne, Alain Lamarche (qui est plus spécialisé dans les musiques de scène), Carole Rieussec et Jean‑Christophe Camps (qui travaillent ensemble sous le nom de “ Kristoff K. Roll ”), François Roux, Jean‑François Cavro, Olivier Fontaine (qui s’est orienté du côté des arts plastiques), Jean‑Christophe Désert (qui travaille avec une troupe de danse sur Lyon), Georges Gabriele, Laurent Grappe, Geoffroy Dadier, Ermeline Le Mézo (qui a orienté tout son travail vidéo en fonction de la pédagogie qu’elle a eu à la classe, et qui a composé elle-même la musique acousmatique de sa dernière création vidéo), Benjamin Hertz, Bertrand Merlier, Sylvette Vezin, Frédéric Kahn qui a fondé, avec cinq autres anciens élèves, un collectif nommé “ Hameçon ” dans lequel on retrouve Jean Millot, Sandrine Lopez, Guilhem Lacroux, Vincent Laubeuf et Hervé Castellani, Franck Christoph Yeznikian (qui s’oriente plus vers la composition instrumentale et qui commence à avoir un début de carrière assez correct), Fabien Saillard, Jonathan Prager (qui, de plus, se spécialise dans la projection et l’interprétation des œuvres du répertoire acousmatique), Gérard Torres… J’ai eu aussi Jacques Tremblay (qui continue de composer au Canada), Michel Pozmanter (qui a monté un ensemble instrumental)… J’ai cité ceux dont on entend le plus parler, mais d’autres travaillent dans d’autres domaines, souvent proches de l’acousmatique.

            Troisième partie de l’entretien dans le prochain numéro d’Ars Sonora : le cheminement musical de l’œuvre de Denis Dufour, depuis Bocalises (1977), un an après son entrée au GRM, jusqu’à Ebene Sieben (juin 1997) et la fondation, en décembre dernier, de Motus Editions (dont le premier CD, Où est maintenant la forêt ?, est distribué par Metamkine).

                                                                              ©1997 Jonathan Prager pour l’interview