Des sons et des bruits

par Alfred Döblin

 

 

            Ce texte surprenant (aux échos multiples, pour nous autres lecteurs de Schaeffer, et plus généralement électroacousticiens) date de 1910.  Il est extrait de Sur la musique ; Conversations avec Calypso, dont il constitue le quatrième dialogue : La traversée, sous-titrée Des sons et des bruits. La traduction est celle de Sabine Cornille publiée en 1989 aux Éditions Rivages.

            Alfred Döblin (1878-1957), romancier allemand, est surtout connu en France pour être l’auteur de Berlin Alexanderplatz (1929), dont Fassbinder tira un long film pour la télévision en 1979.

Le musicien

            Moi non plus je n’ai jamais écouté la mer sans en être bouleversé. Souvent j’ai épié cela, le chant des objets. Mais les objets ne se livrent pas facilement — Comme ils sont infinis, les sons répandus de par le monde. Aux mâts, aux frontons, aux herbes raides, aux lucarnes, les sons s’accrochent comme des troupes d’hirondelles ; l’air les en chasse. L’air est un voleur éhonté : quand il se glisse à travers les fentes, il élève encore fortement la voix. L’air monte et progresse avec les courants marins. Chaleur et froid sont ses maîtres ; ils le mènent, le soulèvent, l’abaissent ; le roulement de la terre le fait déraper et il va glissant tout autour. Chaleur et mouvement de la terre le projettent en tous sens et contre les mâts, les frontons, les herbes raides, faisant fuir les hirondelles.

Et finalement, c’est l’étoile brûlante du soleil qu’il me faut appeler mère des sons.

Calypso

            Ainsi l’air va continuant de glisser ; les lourdes masses poussées par cette agitation sont secouées. Elles son tailladées, tel le corps des requins sur les coraux, par les bateaux et les écueils, se tordent encore sur elles-mêmes et gémissent de douleur. Tandis que nous sommes assis, son haleine, gigantesque marcheuse, parcourt l’océan, pieds nus, ses vêtements mouillés traînant derrière elle — Mais la mère ne te fait-elle pas oublier l’enfant ? Peut-être qu’aucun son ne peut retenir sans l’air, mais le son est quelque chose d’autre que l’air. Quand mes perles viennent à se cogner, elles tintent ; la barque résonne, heurtée par la rame. Ce sont les objets qui retentissent au contact de l’air. Le son est une chose, l’objet qui retentit en est une autre. Quand les objets viennent rapidement se heurter, “ naît ” le son — ou le bruit, appelle-le comme tu veux. Et rien ne s’entend quand ils demeurent immobiles. Peut-être bien que même ce qui est immobile tinte, que tout tinte, car tout vient se heurter — même si ces tintements sont trop subtils pour notre oreille. Quels étranges bruits ferait l’herbe que l’on entendrait pousser. Ah, que n’entendrait-il pas, celui dont l’oreille s’armerait solidement, tout comme l’œil s’arme de puissantes lentilles.

Le musicien

            Nous entendons peu. Tu as appelé l’ouïe un sens sociable ; moi aussi, je l’appelle ainsi, parce que c’est un sens restreint, étroit, qui se meut dans des limites proches. Il doit y avoir divers secteurs de l’ouïe, vastes ou étroits, tels des terrasses qui s’ouvrent en entonnoirs conduisant vers les profondeurs ; et ainsi, remontant de niveau en niveau, retentissent des bruits de plus en plus forts et plus vastes et des sons de plus en plus larges et plus intenses, et aussi une multiplicité de musiques spécifiques, insaisissables, des musiques étrangères.

Calypso

            Le son est différent de l’air et des objets. Mais quel est ce lien entre les sons et les objets ? Les objets se meuvent et se pressent les uns les autres ; alors le son s’élève, mais lui — ne meut rien ; il est mort-né, produit de l’accouplement du vivant. Il ne modifie rien, il est impuissant. L’air fait tourner les moulins, le son ne produit rien. Une fois j’imaginais qu’une partie de la force avec laquelle je frappe la rame contre le bord passe dans ce vacarme, mais le son n’entre pas dans le calcul, aucune force n’est libérée dans les sons. Ainsi, concluais-je, les objets forts, vigoureux, bien que liés aux sons, ne peuvent pas en être la cause. Bien que ces derniers soient si intimement, si indissolublement liés aux objets, bien que ce soit pourtant les objets qui émettent des sons. Les vagues frappent les planches, cela claque, mes chaînes cliquettent quand je me soulève ; je heurte du poing le gouvernail, il rend un son mat. Les objets sont donc pourvus de dons étonnants ; le merveilleux est derrière eux à l’affût (…). Un son porte loin ; il dissout l’étroitesse d’un lieu, fait sauter les murs d’airain ; il est vif, ennemi de la mort, fait passer le souffle rafraîchissant de son esprit sur le paysage avant de s’abîmer dans l’inanimé du monstrueux silence. Je ne veux pas me perdre ici. Chaque fois qu’une force se tend contre une autre, un bruit s’en arrache. Rien n’émet de son par sa propre volonté. Seulement pour se défendre ou contre-attaquer ; le bruit est un compagnon du combat. Le battoir martèle la peau, l’archet racle et arrache la corde, l’air secoue les bâtonnets ; et là où la destruction se met vigoureusement au travail, le son s’étale. Il ne croît pas avec la rage du combat. La tôle impuissante fait grand bruit, des actions de poids s’accomplissent en silence. Faible est ainsi le lien qui unit son et combat.

Ce sont les combattants eux-mêmes, oui, c’est cela, la matière, c’est la matière qui émet des sons. La mer en émet à sa façon, la pierre, le bois, la plaque d’argent. Cela ne change rien au son que, sur le métal, soit représenté l’Olympien, ou Sophocle, ou un voleur. De même que l’œil ne connaît que la couleur et la forme, de même pour l’oreille il n’existe que la matière — et son mouvement. Le son montre ce qui est derrière le visible, le sensible, il dévoile sans aucune honte ce qui est profondément caché. La voix ne nous trahit-elle pas, ne rougissons-nous pas quand nous nous entendons ? Intégrée, entraînée dans le temporel et dans l’événement est la matière elle-même, et entraîné lui aussi, notre être, sans possibilité de se retenir. Nous sommes étendus en pleine lumière du soleil, allongés nus ici ; appelés, chassés de nos huttes et de nos grottes. Avènement d’un épanouissement qui pénètre dans l’événement même. L’informel, l’informé, les eaux, les pierres, les airs n’ont pas d’instrument pour émettre des sons, ils retentissent eux-mêmes et dans un abandon total. Seul le vivant, le mou, doué de forme, se retient ; le son qui lui est propre s’est alors réfugié dans son lieu propre et vibre dans la voix. Dois-je m’étonner que le moins terrestre de tous les arts, la musique, soit aussi l’art des matières grossières, brutes ? Cet aveu de soi des matériaux, je l’entends dans les sons. Vois-tu, ami, je crois que bien des mystères de la musique pèsent de peu de poids comparés aux sons émis par les objets et qu’ils sont rarement plus attirants. Nous n’entendons pas le son propre des objets car il s’élève comme un balbutiement entre deux objets et toujours tout ce qui bouge est à la fois émetteur et producteur de son. Toute matière est capable de son ; mais la solitude n’a pas de voix ; le son est toujours signe de communauté. Nous n’entendons jamais un son, mais une association de sons. Et cela signifie qu’il n’est pas de matière, ni de solitude, ni non plus de mort ; bons et lumineux sont les chemins où nous conduit le son. C’est dans le mouvement, dans le combat, dans la relation que les matières manifestent leur réalité, que s’élève le balbutiement du son, que voltigent les hirondelles. Il n’y a pas la matière et la force, si ce n’est la matière en tant que force, c’est-à-dire dans le combat ; c’est ce que dit le son.

Le musicien

            Mais comme nous souhaitons peu entendre. Nous réfléchissons davantage sur les sens que sur les objets. Notre quête du savoir passe par si peu de chemins. La vie passe furtivement devant nous, un doux et délicieux jeune garçon, dont personne ne s’empare.

Calypso

            Si je comprends bien, il ne suffit pas du contact de ces deux-là, pour faire surgir le son entre eux ; ni l’être-seul, ni l’être-deux ne constituent le terrain où les sons s’épanouissent. Une feuille de métal heurtée rend un autre son si elle est suspendue à un fil, que si ma main est posée sur elle, ou encore si elle est appuyée à plat sur le sol. Tout ce monde environnant donne et détermine le son.

C’est un grand réaliste, qui tient compte de toutes les circonstances et contingences. Avec quelle acuité ne découvre-t-il pas nombre de relations. Le son conçoit plus brièvement que le concept. Les objets renseignent sur eux-mêmes avec rigueur et finesse. Incorruptibles, sans s’égarer, ils disent la vérité. On dit bien qu’ils sont muets, certes ils parlent moins que les philosophes mais leur langage sonne moins équivoque, dans la clarté. N’est-ce-pas, je comprends votre musique ; vous, les musiciens, recherchez, dans toute matière vivante qui vous attire, ce qui peut être entendu ; ce qui vous émeut, vous cherchez à la faire entrer dans des sons. Mais vois, un mot désigne le mouvement, mais la sonorité de ce mot n’a rien à voir avec le mouvement ; un chant suit un mode de vie, mais il ne désigne ni ne conçoit rien ; un bruit est les deux à la fois : parole et chant ; les bruits, si étrange que cela paraisse, sont musique achevée.

Le musicien

            Parfaitement, ils sont l’épanouissement et le couronnement de la musique. Le musicien le plus généreux, le plus profond, c’est l’univers. C’est la vivacité même qui forme le son. Dans le son, la relation apparaît non comme concept, mais concrètement. Ce qui est entre les objets se présente lui-même comme objet : l’émission de sons participe davantage de la nature de la pensée que de la nature des objets. La nature de l’objet n’est pas celle de la vie ni celle de la réalité. Cela, je ne l’avais encore jamais vu ainsi auparavant. « L’univers pense par les sons. » Je ne saisis pas encore bien tout ce qui découle de cette phrase. Mais tu souris avec tant de gravité et ainsi je pressens maintes choses. Et tandis que les objets strictement retirés en eux-mêmes, se heurtent mutuellement de tous leurs angles, de mille manières, le son ne fait pas ainsi, lui qui ne provient jamais d’une cause unique ; il philosophe, reconnaît ses limites, mais il regarde au-delà ; si les objets et les figures, les couleurs et les formes disent « je », le son dit : « tu », « nous » et « vous » et se raille de cette obsession puérile.

Calypso

            Je m’efforce de savoir comment les sons se relient aux objets. Mais comment dois-je comprendre ce lien, et que signifie ce lien ? Que signifie l’émission de sons par les objets ? Et l’émission de sons dans l’univers ? Aucune force des objets en mouvement ne passe dans les sons, ils ne produisent rien, ne soulèvent pas de charge. Quand, lasse, je rêve tandis que mes mains jouent avec les pierres comme avec de petits animaux, qu’elles tintent et retentissent, j’éprouve un besoin indicible de demander : « qu’est-ce que vous voulez, petite troupe ? » La couleur aussi est sans force. La couleur reste accrochée aux objets, telle un mince manteau élimé ; les objets savent à peine comment elle leur parvient ; mensonge, méchanceté l’habitent ; elle volette incertaine et moqueuse. Mais non le son : avec rigueur et finesse il dit la vérité, il confesse. Mais que signifie cela ? Pourquoi, pourquoi ? Ce point coloré et sonore qui n’entre dans aucun calcul ! Pourquoi, nous les corps, soupirons-nous, chantons-nous, jubilons-nous ? Si je sais cela, je saurai peut-être ce que l’émission de sons par les objets, l’émission de sons dans le monde signifient. Il est des objets qui tressaillent de bonheur quand je les touche, d’autres qui trépignent, grondent et grognent, d’autres qui poussent des hurlements de douleur, certains rentrent les épaules avec mauvaise grâce et se cantonnent dans un silence inaccessible ; et quelques-uns se redressent dans un bruissement, comme s’ils n’attendaient que ce toucher. Diverse est la sensibilité des objets. Qui pourrait expliquer cela, percer le secret des sons ? Ô combien le monde est multiple, quel tourment que son mystère insondable !

Le musicien

            Ô Calypso, tu n’es pas près de résoudre cela. Zeus ne nous laisse pas volontiers entrer dans ce jardin. Le monde est multiple et étrangement pourvu. L’intrication du multiple, des séries, la racine de tout cet entrelacement est bien enfouie, aucun poète ne l’a jamais effleurée (…).

Calypso, je me réjouis de pouvoir te parler de mon art. — Souvent j’allais te traiter de diseuse de contes et de fabulatrice. Mais ce serait être injuste envers toi ; tu te tiens debout, là où je devrais trébucher. On désapprend à penser lorsque, comme moi, on réfléchit sur la pensée, sans rien voir. Tu n’as pas du tout vu la poutre que les gens de mon espèce se posent en travers du chemin. Ce n’est pas ta question sur le lien des sons avec les objets qui m’aurait tourmenté, mais celle de leur lien avec — moi. Ô dans quelle confusion et quels méandres sombre celui qui se départit de son courage ! Moi et les sons ! Vois, je dis que le son n’est rien d’étranger au « moi » ; il participe de ma vivacité. Je remue mes membres, je lance des appels, j’entends le tonnerre : c’est tout un — et c’est moi. Les philosophes qui se sont tourmentés avec la question de ce qui appartient aux objets et ce qui m’appartient à moi, ont tout enlevé aux objets et accumulé toute la magnificence du monde sur le moi. Mais il s’est produit ici quelque chose de merveilleux. Quelqu’un a ouvert la gueule, quelqu’un, le moi, ils ont assouvi sa faim, de plus en plus ; il a aspiré à grands traits l’univers entier ; ce dernier l’a bientôt rempli jusqu’au bord, si bien que le moi n’était plus qu’une mince enveloppe autour de son estomac ; si tendue qu’elle a éclaté : l’univers en est ressorti d’un bond, lapant de sa langue les misérables restes. Ce qu’il y a de vivant en moi est dans le monde ; si tout est drainé dans ce moi, tout devient sensation du moi ; puis le moi prend place sur le tabouret et joue un solo de flûte — comme autrefois en mai. Mais alors, finalement, ce qui ressent est lui-même ressenti. Alors l’humain, également, n’est pas un être pensant, mais un être pensé. C’est ici que le sens prend fin. Ce qui ressent ne peut être en même temps le ressenti, car cela voudrait dire que des sensations sont là avant de pouvoir y être ; car c’est ce qui ressent qui transforme quelque chose en sensation. On pouvait bien prévoir où mènerait cet orgueil exagéré de se reconnaître dans l’autre, au lieu de reconnaître l’autre dans le moi ; le spectacle devait s’achever par la montée du moi de degré en degré ; il expédie l’univers en l’air en soufflant dessus, et ne laisse en place aucun autre dieu que cet unique, le « moi », ce triste autocrate, ce dieu par sa propre grâce, le plus trompé de tous les trompeurs, muet et logiquement suicidaire. Le moi pensant, le moi façonnant est brisé, décomposé en un énorme miroir brillant. Désormais le monde entier se rassasie à l’ancien moi, devenu monde environnant et contemporain, et non plus monde supérieur. Nous sommes de ce monde : avec ses formes, il n’est ni mensonge ni apparence, il n’est pas seulement notre monde. Du moi il ne reste rien, que la parole et peut-être une pensée, un point de vue pensé sur la vie. Toi, Calypso, tu ne portes pas de ces chaînes aux chevilles. Tu t’avances comme une sœur parmi les sons et les objets, vers l’autre, et d’autant plus terrible et énigmatique t’apparaît l’autre de cet autre, l’un, le moi.

Calypso

            Pardonne-moi : je n’ai pas tout suivi. Écoute donc — comme le chant des rameurs est plein de beauté et de tristesse. Que disais-tu des sons et de ce moi ?

Le musicien

            C’est plutôt à moi de te demander pardon. Mais on ne trouve pas de mots faciles pour les pensées rigoureuses. Posons donc plutôt la question tout simplement : qu’est-ce qui vient d’abord, l’entendre ou le son ; manifestement, entendre ; car on ne saurait rien du son si l’on n’entendait rien. Mais celui qui pense ainsi a une pensée un peu courte ; car l’entendre ne révèle sa présence que dans ce qui est entendu. Sans entendre quelque chose, sans le son — je n’entends pas. L’émission de sons, c’est tout ce que nous avons ; l’entendre, nous ne l’avons pas, nous le faisons. L’ouïe n’est pas antérieure à ce qui est entendu. Car l’entendre n’existe — absolument pas. Il n’y a pas de sensations. Le son est tout.

Calypso

            Et une telle connaissance, que j’ai du mal à saisir complètement, car je ne sais rien des combats d’où elle est sortie, comment l’utilisez-vous ?

Le musicien

            Nous arrivons bientôt à terre. Notre belle traversée s’achève. Pour moi comme pour toi cette connaissance a un sens ; et si dans tes voyages tu n’as pas rencontré mon petit couple « entendre » et « émettre des sons », tu en as rencontré un autre, de la même lignée, cheminant de concert, plus imposant d’aspect que le premier, plus richement vêtu aussi, la démarche toute pleine de charme : l’homme et la musique. C’est la l’épistémologie de la musique.

Calypso (souriant)

            Je vais donc comprendre encore la valeur de ce long travail souterrain. (Elle se soulève et examine la mer presque plate). Maintenant la voleuse éhontée, la marcheuse aux pieds nus s’est retirée de nous.

Le musicien (souriant aussi)

            Nos voiles pendent. Les hirondelles se sont endormies.