De l’application pédagogique des

Unités Sémiotiques Temporelles

par Lucie Prod’homme

 

 

1.         Pour l’analyse

            1.1.      Constat

            Depuis plusieurs années le pédagogue se questionne sur la façon d’aborder le répertoire musical contemporain. Il est de plus confronté au problème de l’analyse des œuvres sur support, des musiques non-mesurées, etc..., dont les techniques de réalisation et/ou d’écriture varient d’un compositeur à l’autre.

            Quelque soit le parti pris d’analyse, il faudrait pour ces œuvres, comme pour les autres, être capable d’identifier le matériau et d’en définir le mode de fonctionnement ; c’est là que les outils traditionnels, si performants pour l’analyse tonale, s’avèrent inadaptés. Il s’agit en effet de techniques de composition (électroacoustiques ou instrumentales) et d’œuvres ayant un matériau et une structuration totalement différents.

            De l’utilisation des micro-intervalles chez Ligeti à la musique stochastique de Xenakis, des musiques répétitives à la musique acousmatique (dont les propositions peuvent être multiples), etc..., la question se pose, qui pourrait susciter de nouvelles pistes pour l’analyse, de l’existence de point (s) commun (s) à toutes ces démarches de composition, si différentes et pourtant d’une même époque.

            Toutefois, il existe déjà des outils, dont l’utilisation peut s’avérer intéressante pour l’analyse de certaines pièces.

            C’est le cas du Traité des objets musicaux de P. Schaeffer, qui s’attache à l’aspect morphologique du son et en propose une typologie.

Son travail permet :

            1.         De décrire les objets sonores d’après sept critères morpho­logi­ques : masse, timbre harmonique, grain (qui forment la matière) ; dynamique, allure (qui composent la forme) ; profil mélodique, profil de masse (notion de Variation).

            2.         De classer les objets sonores selon six critères (en fait trois couples de critères) : « Le premier couple est morphologique : on s’attache à la facture de l’objet d’une part, et à sa masse d’autre part. Le second couple est temporel : on considère la durée de l’objet d’une part et d’autre part les variations à l’intérieur de cette durée selon les critères précédents. Le troisième couple est structurel : on considère l’équilibre de l’objet, choisi parmi les structures possibles, et, pour ce niveau structurel choisi, le degré plus ou moins grand d’originalité » (Schaeffer, Traité des objets musicaux, p. 436).

            On abouti ainsi à un tableau de la typologie des objets sonores, avec en son milieu les « objets sonores le plus convenable au musical » selon P. Schaeffer, c’est-à-dire ceux qui présentent une bonne forme, une durée mémorisable sans être trop courts, etc...

            Si ce Traité est le résultat d’un remarquable travail, il n’en demeure pas moins que l’idée que certains objets soient musicalement utilisables et d’autres non, apparaît aujourd’hui comme trop réductrice. Elle ne s’est d’ailleurs pas vérifiée dans l’histoire de la composition musicale.

            Gardons aussi à l’esprit que « cette description typo-morphologique » repose sur une attitude d’écoute, que Schaeffer appelle « écoute réduite », qui consiste à faire abstraction de toute signification, causale ou associative, qui s’attache au son et est donc, « par définition, impropre à analyser la musique comme objet signifiant » (F. Delalande, Les U.S.T., p. 17).

            D’autres propositions ont été faites qui peuvent servir de support à l’analyse.

            En effet, un des problèmes de l’étude des pièces électroacoustiques (et autres...) est de “repérer” les éléments et de les décrire en même temps qu’on les entend (il nous est impossible d’arrêter le temps...).

            Pour nous aider dans cette tache, nous disposons de logiciels, comme l’Acousmographe du GRM, conçu par O. Kœchlin, H. Vinet et D. Besson, avec lequel on obtient une représentation graphique des événements sonores ou « calques des figures musicales, (qui) peuvent ainsi être dressés à fins d’analyses perceptives d’une œuvre » (F. Bayle, Musique acousmatique propositions.......positions, p. 182).

            Un autre logiciel vient également d’être réalisé au M.I.M. par J. Favory, dont l’utilisation est d’une grande souplesse et d’un accès facile, puisqu’il suffit de disposer d’un lecteur de cédérom, ce dont tous les ordinateurs sont maintenant pourvus.

            Ce programme permet d’isoler, à partir d’un enregistrement sur CD de l’œuvre, des fragments, de les regrouper par catégories dont les critères sont choisis par l’utilisateur (par U.S.T. par similitudes de matériaux, etc...) de les lire (de les entendre) les uns à la suite des autres (dans l’ordre voulu) pour les comparer...

            1.2.      Les U.S.T. outil d’analyse

            L’œuvre musicale est un acte de communication, pourtant il semble que les compositeurs d’aujourd’hui éprouvent une singulière difficulté à se faire comprendre du public.

            Pourquoi cette situation à notre époque ? Les réponses seraient sans doute multiples. Cependant, il nous semble que le public (que nous formons entre autre dans nos écoles de musique) manque de moyens lui permettant de “comprendre” l’évolution d’une pensée, qui après avoir privilégié les combinaisons de hauteurs et durées, s’est orientée vers l’utilisation des qualités morphologiques du son, cette utilisation induisant certainement un autre type de temporalité.

            En effet, il semble que les objets sonores aient une “forme temporelle” propre, porteuse de sens, ce qui est un élément important pour la structuration du discours musical.

            Dans ces conditions, il parait opportun d’étudier les rapports du sens et de l’organisation temporelle des œuvres.

            C’est ce que proposent les compositeurs du MIM, dont l’hypothèse de travail, présidant à la naissance des U.S.T. était : « la gestion de la temporalité est actuellement le moyen grâce auquel une nouvelle structuration du langage peut-être recherchée, et peut-être proposée » (M. Frémiot, Les U.S.T. p. 14).

            Quatre années de recherches ont conduit à la définition de dix-neuf U.S.T. c’est à dire dix-neuf unités musicales, qui hors de tout contexte, possèdent une signification temporelle précise dont la description a été faite du point de vue morphologique et sémantique (même s’il reste évident que la perception des U.S.T. n’est pas indépendante d’autres dimensions comme hauteur, intensité, etc...).

            1.3.      Propositions d’applications pédagogiques

            L’utilisation des U.S.T. comme outil d’analyse permet à l’enseignant d’aborder, de façon cohérente et accessible (sans condition de niveau), des pièces électroacoustiques ou du répertoire instrumental “contemporain”, qu’il s’agisse ou non de musique mesurée (cf. l’analyse en U.S.T. du quatuor à cordes Ainsi la nuit de H. Dutilleux, par P. Malbosc).

            Cette façon d’appréhender le sonore, de favoriser l’écoute, parle certes à l’intellect mais aussi à l’imagination. Elle est également liée à un vécu physique, à un “geste musical” (très souvent d’ailleurs, les U.S.T. sont “mimées” par les élèves qui traduisent une impression quasi physique, lors de leur description).

            L’écoute des pièces devient alors vivante et active, les réactions multiples et enrichissantes. De nombreuses questions sont soulevées, certes liées au temps et à la signification de telle ou telle “unité”, mais le débat déborde rapidement sur des considérations liées à l’organisation musicale globale, sur l’importance ou non de la matière du son, sur le choix du compositeur de telle ou telle solution plutôt que telle autre, etc...

            Au fur et à mesure de la pratique de l’outil U.S.T., les questions s’affinent, auxquelles nous pouvons tenter de répondre : l’enchaînement des U.S.T. ? Deux U.S.T. sont-elles toujours reliées de la même façon, par la même figure de “rhétorique” ? Comment le compositeur prépare-t-il une chute ou un élan, y-a-t-il des constantes ? Etc...

            Peu importe alors d’avoir toutes les réponses, l’intérêt est essentiellement dans la réflexion collective et la dynamique ainsi suscitées dans la classe. Tout à coup “l’analyse” devient “vivante”, et surtout elle incite l’élève à (ré-) écouter, ou à travailler (si possible) la pièce, à participer au débat... Voilà une analyse “active”.

            La question s’est aussi posée de savoir si cet outil, pensé à l’origine pour l’analyse des musiques électroacoustiques, pouvait s’adapter à un répertoire plus classique.

            L’analyse d’une sonate de Haydn (HOB XVI/50, 2ème mouvement) par P. Gobin a apporté une réponse positive. Il semblerait, que le découpage en U.S.T. se retrouve dans différents types de musique (reste à savoir si elles sont universelles...).

            Il peut alors s’avérer intéressant, de comparer une analyse “traditionnelle” d’une œuvre à celle réalisée en U.S.T. ; et d’y trouver d’éventuelles similitudes ou différences, à moins que l’une n’apporte un éclairage nouveau sur l’autre...

            L’outil U.S.T. peut certainement faciliter l’accès aux œuvres musicales de toutes les époques, dans des classes de “petits niveaux” ne possédant pas les notions théoriques utilisées en analyse traditionnelle. On favorisera là l’écoute active, laquelle pourra se transformer en écoute créative pour peu que les élèves y soient incités....

2.         Pour la création

            2.1.      Les classes de composition

            Dans les classes de composition électroacoustique, où le professeur ne dispose pas de “traité d’harmonie” pour guider les élèves, les U.S.T. seront peut-être un outil de réflexion.

            Leur étude et leur utilisation aidera certainement à mieux comprendre pourquoi, à certain moment “ça ne marche pas”. En effet, la gestion du temps dans ce genre de pièce est un élément difficile à appréhender et à maîtriser pour l’apprenti compositeur.

            L’étudiant souvent très préoccupé par la “matière sonore”, peine parfois à penser l’organisation des sons entre eux et entrevoit difficilement la forme globale de sa pièce.

            La connaissance des U.S.T. l’aidera probablement, car elle l’incitera à penser le son dans son déroulement temporel et à tenir compte de sa signification.

            Peut-être serait-il nécessaire aussi, d’envisager la réalisation d’études, comme le fit P. Schaeffer pour ses objets sonores...

            On pourrait, par exemple, penser une Étude aux élans avec toutes sortes d’élans fait de matières différentes, avec des appuis plus ou moins longs, s’enchaînant ou non (auquel cas qu’y aurait-t-il entre deux élans ?...). Ce qui pourrait être le prolongement du travail commencé par P. Gobin avec les simulations. La question n’étant plus de savoir si telle ou telle modification change le sens de l’U.S.T., mais de les utiliser pour composer.

            On pourrait aussi tenter de répondre à la question : la réalisation d’une pièce en U.S.T. (uniquement) est-elle possible et intéressante ?

            Les études étant une première étape d’expérimentation sur un aspect particulier ; elles seront peut-être utiles pour la compréhension entre autre de l’organisation des U.S.T. entre elles et à l’intérieur d’une œuvre.

            2.2.  Les ateliers d’improvisation

            Concernant les ateliers d’improvisation qui se développent dans les écoles de musique, il semble que les U.S.T. soient une piste de réflexion profitable.

            L’improvisation, le plus souvent collective, est sujette elle aussi, en tant que composition instantanée aux problèmes de choix du matériau, d’organisation des éléments sonores dans le temps, de forme et de cohérence du discours, d’autant plus ardus à maîtriser que tout est réalisé en direct, d’où l’intérêt de s’aider des U.S.T., en les utilisants par exemple dans des sortes d’ “études improvisées” sur un thème donné (en suspension, stationnaire, sans direction, enchaînement de celle-ci et de celle-là...) qui lors des improvisations pourront servir de référence dans l’organisation du discours musical.

            On peut également, après avoir étudié le fonctionnement d’une œuvre et l’avoir décrit en U.S.T. faire “rejouer” la pièce avec la même organisation, mais un matériau instrumental différent.

            Les étudiants auront alors à réaliser musicalement une sorte de “grille d’U.S.T.” de l’œuvre. Ils devront donc multiplier les expériences pour parvenir à recréer telle ou telle sorte d’élan, de chute, prenant du même coup conscience que “l’U.S.T.-type”, décrite et répertoriée, ne se rencontre que très rarement — il peut y avoir toute sorte d’étirements ou de lourdeur...

            Cette façon pratique d’aborder les œuvres amènera les élèves à s’interroger sur la manière dont un compositeur a choisi d’organiser son discours, utilise certains matériaux, etc... Les réponses seront éventuellement apportées par ces tentatives de “re-composition” collectives.

3.         Pour l’interprétation

            L’analyse en U.S.T. peut probablement être un atout supplémentaire pour l’interprétation.

            En effet, quand un compositeur écrit sa musique, il l’entend. Le problème est de passer de cette musique écrite à la musique jouée (ayant forcement un déroulement temporel). L’analyse traditionnelle, si elle aide utilement l’interprète, reste “hors temps”. Elle isole ici une cadence, là une tension harmonique, qui ont certes une importance, mais tout cela reste très différent de la prise de conscience, ici d’un contracté-étendu, là d’un freinage ; car nous avons avec les U.S.T. un outil qui prend en compte à la fois l’aspect morphologique et sémantique du segment musical analysé.

            De plus, le nom qui a été donné aux U.S.T. traduit leur aspect dynamique : élan, chute, en suspension..., ce qui donne à l’interprète l’image de ce qu’il doit “jouer” et l’incite à un geste musical réfléchi et adapté.

            Pédagogiquement cette approche de la partition est accessible aux jeunes artistes et les encourage à “penser avant”, à “pressentir” ce qui va être joué.

            Il faudrait évidemment multiplier les expériences sur des pièces diverses, pour juger des résultats, mais les premières tentatives sont plutôt encourageantes.

            Il ne s’agit là que d’exemples, de pistes de réflexions et de propositions d’utilisation des U.S.T. dans le domaine pédagogique. Leur mise en pratique dans quelques classes nous permettra bientôt de tirer les premières conclusions sur l’utilisation d’un tel outil.

            Peut-être les U.S.T. nous proposeront-elles alors d’autres pistes, encore plus passionnantes, que nous n’avons pas imaginées ?...