Une analyse du Quatuor à cordes “Ainsi la nuit”

de Henri Dutilleux

par Pierre Malbosc

 

 

            Le propos de cette analyse est d’ouvrir un champ d’application à la théorie des Unités Sémiotiques Temporelles, de mettre l’outil à l’épreuve d’une réalité musicale complexe.

            N. B. : Dans une œuvre qui offre une relative souplesse au jeu instrumental, le choix d’une interprétation s’imposait ne serait-ce que pour les repères temporels de la segmentation. Nous avons travaillé sur la version proposée par le Quatuor Rosamonde (collection Musique Française d’Aujourd’hui/581 280). C’est évidemment le C.D. support de cette interprétation qu’il vous faudra insérer dans votre lecteur de cédérom.

1.         Introduction

            Le choix de l’œuvre n’est pas innocent, quatuor du XXème siècle, Ainsi la nuit  semble exemplaire pour sa qualité à mettre en œuvre le temps. Dès la première écoute, nous entrons dans un jeu subtil du statique et du mouvant. L’écriture révèle un travail d’orfèvre sur les qualités morphologiques du son et leur variation dans le temps :

            - Les divers traitements qui façonnent le timbre (plusieurs effets sur un même son, sons harmoniques sul ponticello,  glissando et trémolo, les modes de jeu arco et pizz...) alliés à l’exploitation de toute une palette de dynamiques et d’intentions expressives cisèlent la matière sonore.

            - Des indications contribuent à donner au déroulement temporel son élasticité (libre et souple,  assez lent,  un peu moins lent,  animer progressivement...) et rendent les valeurs rythmiques de certains passages très relatives.

            - La variation dans la répétition apparaît comme une constante tant au niveau de la réitération d’une formule au sein d’une séquence que de la réapparition d’une même séquence.

            - Enfin la segmentation clairement lisible sur la partition, au travers de lettres et chiffres, de barres de mesure intermédiaires en pointillé, découpe la succession d’événements et de figures sonores que nous allons découvrir porteurs d’une signification : un temps immobile décliné dans plusieurs sémantiques, alterne avec des unités délimitées dans le temps qui évoquent une image de mouvement.

            Le vocabulaire des U.S.T. nous semble ici adapté pour dégager des unités formatrices de sens et décrire un certains niveau d’organisation temporelle de cette œuvre.

            Cette présentation partielle de l’analyse (le Quatuor est ici traité jusqu’à Parenthèse 1) appelle une procédure d’observation des configurations sonores proposées, basée sur l’écoute, seule capable de confirmer la perception d’une qualité sémantique. L’analyse est accompagnée d’un outil supplémentaire qui offre à l’utilisateur la possibilité d’entendre chaque unité  — identifiée dans le texte par son “étiquette” suivie d’un numéro d’ordre — de diverses manières : hors contexte, dans la continuité du discours musical, en “sautant” d’une unité à l’autre afin d’effectuer certaines comparaisons (cf. Notice d’utilisation du logiciel joint CDmémo).

2.         Segmentation, qualification sémantique et argumentaire morphologique.

            Dans ce chapitre nous traiterons les Unités telles qu’elles apparaissent, successivement, dans le déroulement de l’œuvre. Nous présenterons pour chaque U.S.T. , les éléments descriptifs, significatifs de la variation dans le temps des qualités morphologiques du son, conditions qui évoquent sa signification au plan temporel.

 

EN  SUSPENSION  1

Sans direction et en flottement, équilibre des forces en présence donnant une sensation d’immobilité liée à un sentiment d’attente hésitante. On sait qu’il va arriver quelque chose; on ne sait ni quand, ni quoi.

Argumentaire morphologique

            Cette partie de l’Introduction  s’entend comme un processus continu     (qui pourrait durer éternellement) . Elle appartient à la classe des U.S.T. “non délimitées dans le temps”.

            L’Unité est constituée d’une formule réitérée qui s’appuie sur un agrégat dont le degré de dissonance et la répétition créent un climat d’attente. Le déroulement temporel est assez lent (noire = 66), les éléments de la matière sonore évoluent peu. Les nuances évoluent de ppp. à p. Cet agrégat superpose trois quintes (do#-sol#-fa-do-sol-ré) qui énoncent six sons du total chromatique confiés au registre grave de chaque instrument.

Sa première répétition est le point de départ d’une ascension à toutes les parties qui revient à sa position initiale par mouvement rétrograde. L’ossature harmonique qui en résulte privilégie les quartes et les quartes augmentées et énonce le total chromatique.

            La deuxième répétition met en valeur la note par des effets de timbre qui dégagent diverses sonorités.

            N. B. : La structure harmonique qui révèle un langage polytonal et/ou des emprunts à la technique sérielle contribue à l’équilibre des forces en présence par absence de polarité.

            Autre caractéristique pertinente, l’irrégularité des points d’appui temporels qui résulte d’une souplesse rythmique : syncopes, prolongations, silences et d’une indication libre et souple pour l’ensemble de l’Introduction..

 

CONTRACTE - ETENDU  1

Sensation de compression, comme si on appuyait fortement contre un obstacle; puis cet obstacle cède brutalement, supprimant la résistance et permettant à la force de se relâcher.

Argumentaire morphologique

            Cette Unité s’entend comme une figure susceptible de s’inscrire dans l’empan de mémoire immédiate : elle appartient à la classe d’U.S.T. “délimitée dans le temps” et est constituée de deux phases successives et contrastées (c’est ici la dualité qui fait sens).

            - Phase “ Contracté  : la matière de type discontinu et irrégulier, anticipée par le en trémolo au Violon I, s’élabore avec les entrées successives pizz. animées d’un profil dynamique en crescendo rapide qui déploient à l’horizontale les notes contenues dans les agrégats précédants. Le caractère morcelé est accentué par le jeu des valeurs impaires et des silences.

            - Phase “ Étendu ” : une tenue uniforme entretient un accord voisin de l’agrégat initial dans une nuance qui s’efface (de pp. à ppp.) pour laisser transparaître la tierce majeure si-ré# en harmonique au violoncelle.

            - L’entre deux phases  est ponctué par une rupture (soupirs aux trois instruments supérieurs) après l’effet de résonance sur les derniers éléments de la partie Contracté .

STATIONNAIRE  1

Sensation d’immobilité sans tension, il se passe quelque chose mais ça n’avance pas, à contrario de l’Unité “En Suspension”, nous n’éprouvons pas de sentiment d’attente.

Argumentaire morphologique

            Cette Unité “non délimitée dans le temps”, à déroulement temporel Assez lent — que confirme d’ailleurs l’indication portée au début du mouvement — se développe par un système de cycle : deux sons répétés avec de subtiles hésitations rythmiques (sib-do au Violon I, do#-ré# au Violoncelle) quelquefois entrecoupés d’événements furtifs au Violon II, assurent une permanence au plan temporel tout en y incluant des éléments pseudo-aléatoires.

CHUTES  1  ET  2

Équilibre instable qui se rompt, suspens puis basculement.

Argumentaire morphologique

            Ces Unités s’inscrivent dans un cours moment précis, intégré au niveau perceptif comme une forme (trace d’un geste) et sont donc “délimitées dans le temps”. Deux phases successives sont nécessaires à leur signification :

            - une première phase globalement uniforme, la matière étant animée d’un mouvement interne ;

            - une deuxième phase qui comporte un mouvement d’accélération et évolue en hauteur soit en montant, soit en descendant. Le passage de la première à la deuxième phase se fait par un point anguleux caractéristique du basculement.

            Chute 1 : L’oscillation des deux sons utilisés dans la partie précédente, contrariée par la triple croche (appoggiature au Violon I) marque la première phase. La trajectoire ascendante de la deuxième phase  petits extraits de gamme par ton) comporte bien une accélération en fin de parcours qui donne à cette Unité la signification d’une “chute vers le haut” (une aspiration). Ce n’est certes pas le modèle naturel, mais la description est conforme aux variations morphologiques définies pour cette catégorie.

            La première phase de la Chute 2 s’articule sur la tenue, fin de l’Unité précédente. De brèves variations d’effets et de rythmes, notamment à l’Alto, rendent l’équilibre instable. La deuxième phase est une trajectoire descendante qui s’accélère.

            Le passage entre les deux phases pour chacune de ces Unités s’effectue par un point anguleux — notes qui s’opposent à la direction de la trajectoire : lab-sol pour la Chute 1, et fa#-sol# pour la Chute 2 — caractéristiques du basculement.

            N. B. : Les tenues horizontales de faible nuance decrescendo aux autres instruments renforcent l’effet de trajectoire.

 

ELAN  1

Application d’une force à partir d’un état d’équilibre, cette action provoquant une accélération. Projection à partir d’un point d’appui.

Argumentaire morphologique

            Également “délimitée dans le temps” cette Unité comprend trois phases successives:

            - La première accumule l’énergie sous forme d’un accord pizz. suivi d’une accélération rythmique renouvelée, qui utilise le matériau de la séquence précédente ( extraits de gamme par ton ) .

            - La deuxième phase se réalise par un profil bref d’intensité sur une note tenue à chacun des instruments.

            - La troisième est un effet de résonance, précisé sur la partition par une respiration.

LOURDEUR  1

Donne l’impression d’une difficulté à avancer, malgré une énergie qui voudrait aller de l’avant. Énergie à la fois canalisée et contrariée.

Argumentaire morphologique

            Nous rencontrons, à nouveau, une Unité “non délimitée dans le temps” constituée ici d’une forme répétée de façon non strictement identique, soutenue par un profil dynamique en crescendo, dans un déroulement temporel assez lent.

            L’écriture très verticale de ce passage, au plan rythmique avec ses décalages (contretemps, prolongations, syncopes), comme harmonique avec ses dissonances (secondes et septièmes) oppose une une force contraire à la direction du mouvement et révèle une irrégularité maîtrisée.

CHUTE  3

            Son organisation morphologique est identique à celle des précédentes (chutes 1 et 2) .

            La phase 1 présente une oscillation lente au Violon I. Les notes sol#-ré#, archet “poussé” au Violons I et II, sont caractéristiques du basculement.

            La phase 2 est une trajectoire glissando aux Violons, doublée d’une accélération à l’Alto et au Violoncelle.

            N. B. : La phase 1 recoupe, à un autre niveau, une cellule de quatre notes (mi-ré#-fa-mi) exposée ici au Violon I, qui apparaîtra, en subissant des variations, comme élément générateur d’autres séquences importantes.

 

OBSESSIONNEL   1

Argumentaire morphologique

            “Non délimitée dans le temps”, cette Unité s’élabore à l’Alto avec une cellule répétée “obstinato” qui amplifie progressivement l’idée première du Nocturne (sib-do) en usant du mouvement rétrograde et de l’ajout de notes qui élargit l’ambitus vers les aigus.

            Le procédé s’étend à toutes les parties (au chiffre 7) sous la forme d’un canon dont la réponse (Alto/Violoncelle) est écrite en mouvement rétrograde tant au plan mélodique que dynamique.

            La cellule de base reste prégnante malgré les variations qu’elle subit et se reproduit après un silence sur un rythme égal.

            Le discours impose la répétition d’une forme toujours reconnaissable et tisse à partir de 7 des lignes qui convergent vers un resserrement de l’ambitus.

            N. B. : Les variations de la cellule s’inscrivent dans un même mode

 (Mode 1 de Messiaen sur sib).

 

QUI   AVANCE   1

Qui semble vous porter en avant d’une façon régulière, donne une impression d’avancer d’une manière décidée ; énergie renouvelée et canalisée dans un même sens.

Argumentaire morphologique

            Cette Unité apparaît ici comme un cas limite, sa durée trop courte ne permet pas de prétendre qu’elle appartient à la catégorie “non délimitée dans le temps” , mais de supposer que le déroulement et la progression auraient pu se poursuivre. Peut-être faut-il l’entendre “en contexte”, pour repérer le changement qui s’opère : le caractère “obsessionnel” de la partie précédente bascule dans une direction déterminée par une pulsation régulière, un matériau de l’ordre du discontinu (pizz. au couple Alto/Violoncelle) et une dynamique globale crescendo qui enrichit la matière.

 

CHUTE  4

Argumentaire morphologique

            Une brève oscillation, plusieurs fois relancée, dans une nuance fortissimo, produit une matière animée d’un mouvement interne et assume la première phase.

            La tension se focalise sur une tenue, attaquée sforzando, d’une durée relativement longue et decrescendo. Cette tenue caractérise l’entre deux phases, elle amène au point extrême de l’équilibre instable.

            La deuxième phase est une double trajectoire, simultanément ascendante aux violons et descendante au couple Alto-Violoncelle.

            La dynamique globale diminuendo crée l’illusion de l’éloignement et place l’auditeur à l’extérieur du mouvement.

            N. B. : La faculté de l’oreille à mieux percevoir les aigus que les graves de même intensité peut conduire l’auditeur à privilégier la sensation d’une “aspiration”, c’est-à-dire une “chute vers le haut” .

 

OBSESSIONNEL   2

Nous renouons avec l’ambiance de l’Unité déjà rencontrée. Le caractère insistant est, là encore, dû à la répétition d’un même élément.

Argumentaire morphologique

            La cellule répétée varie suivant le modèle antérieur auquel s’ajoute une autre variante extraite du même mode, point de départ au Violon I : quatre notes déjà entendues, une mesure après 5, (mi-sol-ré#-do#) au même violon, présentées ici dans un ordre différent.

            La répétition de la cellule s’organise aux quatre voix en utilisant la technique de l’imitation : successivement rétrograde au Violon II, puis directe à l’Alto, à nouveau rétrograde au Violoncelle.

            La répétition d’une forme toujours identique (groupe de notes liées) donne une pulsation.

 

SUR  L’ERRE  1

L’image est celle d’un bateau qui, ayant affalé ses voiles, continue à avancer sur l’erre grâce à sa vitesse acquise, ralenti par les frottements. Prévisibilité totale du développement jusqu’à son extinction.

Argumentaire morphologique

            Cette Unité “délimitée dans le temps” s’éteint progressivement par dissipation naturelle de l’énergie : son développement est analogue à celui de l’amortissement d’un rebond.

            Une cadence accelerando au Violoncelle se morcelle en courts motifs qui disparaissent progressivement dans la limite aiguë de la tessiture des quatre instruments. Le rythme très libre de ce passage (* indication notée en fin de page 6 de la partition) contribue à la réalisation de cette idée du rebondissement.

 

CONTRACTE - ETENDU  2

Argumentaire morphologique

            Comme dans l’Unité de même signification, la première phase Contracté utilise le contenu des accords de l’Introduction sous une présentation horizontale. Le matériau est rendu discontinu par le traitement rythmique en valeurs irrationnelles et l’attaque pizz. L’accélération progressive par diminution des durées et le profil dynamique en crescendo rapide accentuent le phénomène de “compression”.

            L’entre deux phases présente une rupture matérialisée par une résonance au Violoncelle et un silence aux autres instruments.

            La deuxième phase Étendu, globalement uniforme, évolue dans un rapport de nuance faible (p., ppp.). Elle est une harmonisation des quatre notes (mi-ré#-fa-mi) déjà identifiées comme étant la phase 1 de l’Unité “Chute 3”.

            Il est remarquable de constater que cette Unité “délimitée dans le temps” assure seule l’intégralité d’une séquence.

3.         Premières conclusions

            Cette analyse en U.S.T. du début de l’œuvre (Introduction, Nocturne et Parenthèse 1 ) permet quelques projections.

            Ainsi la nuit , pris sur le plan formel fonctionne par une alternance :

            - Des Unités “délimitées dans le temps” porteuses d’une dynamique du mouvement (Chute, Élan, Contracté-Étendu, Sur l’erre...) troublent le calme ou le caractère installé par des Unités “non délimitées dans le temps” (En suspension, Stationnaire, Lourdeur, Obsessionnel...) perçues comme des processus continus ; un peu à la manière d’un Rondeau qui organise la répétition d’un ou plusieurs thèmes séparés par des contrastes intermédiaires. Ce principe gère l’intérieur de chaque partie mais aussi la grande forme.

            - Certaines Unités “délimitées dans le temps” assument, par ailleurs, un rôle structurel ; soit de ponctuation, elles amortissent le mouvement de l’Unité précédente, analogues à une fonction cadentielle (Sur l’erre 1 et 3, Chute 4, ou Freinage 2 qui arrête définitivement le Quatuor) ; soit de rupture, comme l’Unité Contracté-Étendu 2, dont la segmentation recoupe la séquence entière de Parenthèse 1.

            Ce début d’analyse pourrait s’appréhender comme un work in progress. L’utilisateur peut se livrer, à l’aide du logiciel que nous avons joint ( fichier : « Ainsi la nuit/UST successive ») à certaines comparaisons dont voici quelques exemples :

Variations autour de l’accord de l’Introduction :

En suspension 4       (partition p.14 , trois mesures après 13).

En suspension 6       (mouvement Temps suspendu  p. 29).

Lourdeur 3   (partition p.13 au chiffre 9).

            Nous avons bien ici la même matière sonore mais, avec des dynamiques fortissimo au début de chaque forme, nous basculons dans une sémantique différente .

Variantes d’une même Unité :

Stationnaire 2          (p.31 à 25), en référence à Stationnaire 1.

Sur l’erre  3 et 4       (p. 16, deux mesures après B, d’une part et d’autre part p.20 au chiffre 10).

4. Perspectives

            Une telle analyse confirme notre conviction qu’il existe un niveau d’organisation temporelle d’une œuvre que nous pensons essentiel au plan de la forme comme au plan de l’expression.

            Nous procédons à l’approfondissement de ce travail du point de vue sémiotique sur l’ensemble du Quatuor.

 

B I B L I O G R A P H I E

 

MIM,
Les Unités Sémiotiques Temporelles, Documents Musurgia. diffusion ESKA, 1996.

GOLDET Stéphane,
Quatuors du XXème siècle. Paris, IRCAM/Papiers, 1986.

HUMBERT Daniel,
Henri Dutilleux, l’œuvre et le style musicale.
Paris-Genève, CHAMPION-SLATKINE, 1985.

DELCAMBRE-MONPOEL Marie,
Analyse parue dans Musurgia éditions ESKA,1996.

 

P A R T I T I O N

 

DUTILLEUX Henri,
Ainsi la nuit, HEUGEL et Cie. Paris, 1980.

 

D I S C O G R A P H I E

 

QUATUOR ROSAMONDE,
Collection MFA/581 280.