Rubrique internationale de Nicolas Vérin :

interview de Steve Reich

 

 

            Cette interview exclusive de Steve Reich pour Ars Sonora Revue a été réalisée à Dijon le 6 décembre dernier lors du festival Why Note de Dijon où le compositeur était venu spécialement de New York pour le concert qui lui était consacré.

            Avec elle nous inaugurons la « rubrique internationale » dont Nicolas Vérin aura désormais la responsabilité au sein de Ars Sonora Revue.

            Deux courants musicaux ont été fondés en partie grâce à une découverte accidentelle liée à l’utilisation de boucles : la musique concrète par Pierre Schaeffer et la musique de phase (qui a été la base de votre première manière) par vous-même. Que saviez-vous alors de la musique concrète et des travaux de Pierre Schaeffer ?

            Ce dont vous parlez s’est passé à la fin de 1964 avec It’s Gonna Rain. J’avais déjà entendu alors Pierre Schaeffer, Pierre Henry, Luc Ferrari et d’autres compositeurs de ce mouvement. Pour être tout à fait honnête, je n’étais pas très intéressé par leur musique, mais je préférais les matériaux qu’ils employaient à ceux que Stockhausen utilisait dans les Elektronische Studie. Je préférais travailler avec des sources acoustiques plutôt qu’électroniques. Mais Stockhausen lui-même a compris cela et a fait le Gesang der Jünglinge, et c’est bien sûr ce qui en fait l’une de ses plus grandes œuvres. Enlevez la voix du garçon et vous n’avez plus qu’une autre pièce électronique insignifiante. On trouve cela aussi à la fin de cette pièce de Pousseur, les Trois visages de Liège où l’on trouve à la fin ce grand accord de Do majeur avec une voix de garçon. J’ai senti qu’entre la musique électronique et la musique concrète je préférais cette dernière. Mais le problème était — du moins dans les quelques exemples que j’avais pu entendre — qu’au lieu d’entendre par exemple les sons d’un accident de voiture, si accident de voiture il y a, c’était plutôt une espèce de bruit non-identifiable, car il avait été modulé en anneau, transposé une octave plus bas et joué à l’envers. L’esthétique me semblait être qu’il ne faut pas que l’on puisse reconnaître les sons. J’ai trouvé cela ridicule et que c’était là l’erreur fondamentale de ce mouvement. Le magnétophone est l’équivalent de l’appareil photo, ou plutôt de la caméra. Un accident de voiture, une porte que l’on claque, ont un sens dans notre vie. Si on les abstrait pour en faire des “sons bizarres”, alors cela devient bête et non pertinent. J’ai bien peur donc que ce que je ressentais c’était que la plupart de ce qui était produit en musique concrète avait beaucoup de potentialités mais ne les exploitait pas. En 1962-63, j’étais élève de Luciano Berio et il nous a joué son œuvre Thema : Ommagio a Joyce, qui est une lecture de Finnegan’s Wake par Cathy Berberian, ainsi que Visage, qui est une sorte de pièce très érotique avec également la voix de Cathy Berberian. Cela m’a beaucoup plus intéressé ; j’ai trouvé que c’était très réussi et que cela fonctionnait vraiment. Berio prenait des mots intelligibles et les rendait abstraits en décomposant les syllabes de ces mots que l’on avait déjà compris, et cela faisait une sorte de poésie orale, ou ce que les Allemands ont appelé “hörspiel”. Ainsi le travail de Berio m’a encouragé dans mon propre désir d’aller plus loin avec la parole reconnaissable et compréhensible.

            Malgré les différences esthétiques, pensez-vous qu’il y avait dans ces deux approches — la musique concrète et la vôtre — un intérêt partagé pour la richesse du son comme objet trouvé, pour la vie du monde rendue accessible aux mains du compositeur, à travers l’enregistrement sur support ?

            Oui, clairement. À l’origine, comme vous le savez, je faisais des pièces pour bande : It’s Gonna rain en 1965 et Come Out en 1966. Mais j’ai ressenti dès ce moment que je ne pouvais plus me limiter à la bande, que ce serait devenu pour moi un truc, un procédé, une combinaison, et que cela n’était pas assez sérieux. Je me suis donc posé la question de comment appliquer ce processus de déphasage aux instruments de musique. Finalement, le résultat fut Piano Phase, Violin Phase et Drumming. Ce qui m’a intéressé était qu’une idée provenant d’une machine (rire) peut suggérer quelque chose qui affectera ensuite la musique vivante. Et vraiment, avec le passage du temps, nous avons vu tant de machines apparaître et qui font partie maintenant d’une nouvelle musique folklorique. Les instruments folkloriques — qui comprennent maintenant les échantillonneurs, les unités de réverbération et de retard numérique, etc. — influent sur la musique que l’on fait, de même qu’un instrument à cordes primitif ou un tambour primitif avaient pu influencer la musique d’une tribu qui les employait.

            Plus récemment vous avez eu un regain d’intérêt pour l’emploi de techniques électroacoustiques, dans ce qui peut être considéré comme une nouvelle phase (sans mauvais jeu de mot) de votre musique.

            Vous savez, ceci est un point important. Si j’ai arrêté d’utiliser l’électronique, ce n’est pas par principe, mais à cause de la réalité pratique de l’époque, dans les années 70. Il y avait alors principalement des synthétiseurs, et puis encore des synthétiseurs, et cela ne m’intéressait pas... Je les ai parfois utilisé, mais comme une sorte de mariage de raison. Dans Desert Music par exemple, quand les cuivres ont un accord très long que je voulais faire durer longtemps, le synthétiseur joue le même accord avec un timbre cuivré afin de couvrir les trous dus à la respiration. Mais cela n’est pas très intéressant. Au fond, mon sentiment sur les synthétiseurs est que si vous voulez un son comme un violon, prenez un violon ; si vous voulez un son comme un trombone, prenez un trombone !

            Donc à ce moment, pendant toutes les années 70 et la plupart des années 80, je n’ai plus été intéressé par les claviers électroniques, qui ne faisaient que de la synthèse. La seule technique électronique que j’ai employé pendant cette période a été le microphone et l’amplification, technique qui a d’ailleurs un effet considérable. En 1988 j’ai découvert l’échantillonneur, qui bien sûr avait été créé bien plus tôt. L’échantillonneur, avec son clavier, a eu un impact énorme sur Different Trains, The Cave, City Life et sur mon travail en cours, Three Tales. Je crois qu’il s’agit d’une addition très importante à notre instrumentarium, au sens où je l’évoquais plus haut. Mais je voudrais dire ceci aux compositeurs : ne vous laissez pas prendre au piège d’utiliser une technologie seulement parce qu’elle est disponible et qu’elle est nouvelle. Utilisez les techniques si elles servent vos intentions musicales, ou sinon, laissez-les tomber !

            Comment voyez-vous la situation de la musique aujourd’hui, en particulier en ce qui concerne la dualité entre la musique populaire et la musique dite sérieuse ?

            Quand j’étais étudiant en musique, à la fin des années 50 et au début des années 60, il y avait — cela me paraît clair avec le recul — un mur artificiel entre la musique classique et la musique populaire. Je crois que ceux qui ont érigé ce mur sont principalement Arnold Schoenberg et ses élèves. Avant, et même pendant d’ailleurs, vous trouvez Bartok, Kodaly utilisant la musique folklorique hongroise, Stravinsky (malgré ses mensonges, nous savons maintenant que cela est vrai) la musique folklorique russe. Vous avez Beethoven utilisant de la musique folklorique dans la Sixième Symphonie, Bach et les compositeurs baroques qui écrivaient des sarabandes, des gigues, des gavottes... Elles n’étaient peut-être plus dansées à l’époque, mais il s’agissait d’une stylisation de danses de salon, qui avaient été des danses populaires. Avant cela, on trouve Ockeghem et Dunstable, et jusqu’à Palestrina, qui ont écrit des messes sur L’homme armé. Et qu’est-ce que L’homme armé, sinon une très bonne chanson populaire ? Un énorme tube, qui a été populaire pendant plus d’un siècle et qui a du faire beaucoup d’argent ! (rires). C’était donc une partie intégrante de la tradition classique occidentale depuis le Moyen-Âge, certainement depuis Josquin, que de prendre les chansons populaires du jour, d’en faire un Cantus Firmus, puis de prendre des formes de danses et de les réutiliser, ensuite de prendre des chansons folkloriques... Et ce n’est que vers la fin de la période romantique allemande que soudainement ce mur artificiel a été érigé. Mais Kurt Weill était trop avisé pour se prendre dans ce piège. Schoenberg n’aimait pas du tout Kurt Weill, mais c’était de l’aveuglement. Weill avait compris : le romantisme allemand est mort, faisons volte-face, et maintenant je vais regarder du côté de la musique de cabaret, qui va devenir mon nouveau modèle. Et l’Opéra de Quat’sous est un chef d’œuvre, qui préserve l’esprit de la république de Weimar, car l’orchestration, le style vocal, sont le reflet de cette période. Je crois que je suis d’une génération qui fait partie de ce que les anglais appelaient la Restauration. Nous ramenons l’état normal, ni plus ni moins que normal, dans lequel les mondes classique et populaire font l’objet d’allers et venues. En 1973, mon ensemble a donné un concert à Londres, au Queen Elisabeth Hall, et à la fin du concert, un type est venu me voir et m’a dit : « Comment allez-vous ? Je m’appelle Brian Eno ». En 1978, la compagnie de disques ECM, qui était un label de jazz, a sorti Music for Eighteen Musicians, qu’ils ont dû racheter à Deutsche Gramophon pour pouvoir le ré-enregistrer. Manfred Eicher [le directeur de ECM, N.D.L.R.] a dit ensuite à mon ensemble : « Pourquoi ne le jouez vous pas au Bottom Line ? », qui était un cabaret à New York, et David Bowie est venu à ce concert. Voilà ce qui se passe. J’ai entendu à Londres, voici cinq ou six ans, le groupe techno Orb. Ils avaient échantillonné des parties de Electric Counterpoint pour l’inclure dans leur chanson Pink Fluffy Clouds. Ma compagnie de disque est en discussion en ce moment avec Aphex Twins et Takamura, ainsi que des tas de gens de la techno, pour faire des remix de certaines de mes pièces. Je ne pense pas que tout cela soit facile ou superficiel... Je n’étais qu’un gosse de 14 ans lorsque j’allais écouter Miles Davis et Kenny Klarke, et j’ai entendu John Coltrane quand j’avais une vingtaine d’années. Je considère que ça n’est que justice, une justice poétique, que Bowie, que Brian Eno, ou encore des musiciens technos s’intéressent à ce que je fais. Je pense que ces échanges sont dans l’ordre normal des choses du monde. Vous qui venez des studios électroacoustiques, ce phénomène techno devrait vous intéresser beaucoup. C’est la première musique purement électronique qui marque la culture à une grande échelle. Juste au moment où je pensais « je ne veux plus faire de bande, je ne veux pas faire de pièce pour synthétiseur », voilà ces musiciens pop, qui ne jouent pas de guitare, qui ne jouent pas de batterie, mais qui jouent de l’ordinateur ! Le monde tourne, et les choses reviennent d’une façon que l’on aurait jamais imaginée. Je crois que maintenant je peux facilement voir que dans les 15 à 20 prochaines années, il y aura des gens possédant une formation musicale accomplie qui iront dans le domaine pop et techno. Par exemple, le bassiste des Grateful Dead, Phil Lesh, était élève de Luciano Berio en même temps que moi. Il a l’oreille absolue et était capable de relever directement des œuvres orchestrales dans le style de Stockhausen sans aucune faute. Maintenant que Jerry Garcia est mort, il m’a dit qu’il va composer en partant de matériaux des Grateful Dead. Et je ne crois pas que ces compositions seront comme celles de Paul Mc Cartney. Ce sera plutôt des choses très complexes et très intéressantes, car il s’agit de quelqu’un qui a une technique musicale énorme. Je pense que nous vivons à une époque — encore une fois : une époque normale — où certains venant du monde pop peuvent faire des choses qui ont un intérêt sérieux, et où des gens comme moi et d’autres dans le monde de la musique sérieuse sont écoutés par les musiciens pop. C’est ainsi que la vie devrait être.

            Vous avez dit que vous n’étiez plus intéressé par l’emploi de la bande magnétique car vous préférez le contrôle vivant que l’on peut avoir avec les échantillonneurs. Est-ce que vous considérez comme toujours valide l’existence d’une musique pour support, pour sons fixés, parallèle disons au cinéma, un peu aussi comme le “hörspiel” allemand que vous mentionniez plus haut ? Pensez-vous que cela a une raison d’être aujourd’hui, ou bien que c’est quelque chose qui va disparaître, qui va être remplacé par les possibilités de l’échantillonnage ?

            Deux choses : tout d’abord, je crois que ce serait triste si l’activité d’êtres humains jouant des instruments de musique disparaissait, dans un premier temps dans le domaine de la musique populaire, puis dans toute la musique. Ce serait triste, mais je peux imaginer dans le monde où nous vivons, que nous aurons des pièces de techno par exemple, où la différence entre le CD et le concert est inexistante. Quelqu’un pousse un bouton pour démarrer une séquence ; autant que je pousse le bouton moi-même pour démarrer un CD ! Il n’y a pas là un niveau vraiment intéressant d’interprétation ou d’exécution en concert. On arrive ensuite à autre chose. Il y a longtemps j’ai écrit un essai appelé « La musique comme processus graduel ». Finalement, une bande est intéressante si c’est une bonne bande. Voilà la seule vérité ! (rires).