Tout un concert lointain...

Bruno Bocca

 

 

            L’article que nous publions ci-dessous est une réponse à deux articles à propos de la projection en concert de la musique acousmatique. Le premier est celui de Bertrand Dubedout, « Funérailles et décibels (plaidoyer pour l'interprétation) » paru dans Ars Sonora Revue n° 3 (mars 1996) et récemment réédité dans Les enjeux du concert de musique contemporaine (1). Le second est celui de Jean-Marc Duchenne, « Pour un art des sons vraiment  fixés », (1991) que nous reproduisons ci-dessus, page 36.

            Pourquoi cette réponse ? Je pratique le concert acousmatique depuis Janvier 1991 avec un acousmonium mobile qui me permet d’amener cette musique partout où on me le demande. J’interprète des pièces du répertoire mais également de nombreux compositeurs encore méconnus. Au fil des ans et des rencontres, je peux maintenant faire part de certaines  réflexions mues par une pratique du concert acousmatique.

            Mon modèle théorique et pratique a été, l’on peut s’en douter, la “méthode” de « projection acousmatique... ou interprétation jeu » de F. Bayle (1982). Il m’avait d’ailleurs également paru utile, à une certaine époque et par rapport à ce texte, de fouiller plus avant, à la recherche de traces écrites sur la théorie de l’acousmonium. J’avais trouvé alors un texte de Bayle daté de 1970-74 (2) sur la “technique de l’acousmonium” qu’est venu compléter du même auteur le texte « Support/espace » (3). L’impression générale que procure cette première “théorie de l’acousmonium” est celle d’un document très technique où les préoccupations me semblent être plus de l’ordre de l’efficacité que de celui de la validité de l’esthétique purement concrète, qui n’est alors pas en question. C’est de l’espace externe de l’œuvre dont il s’agit et non plus de son espace interne (4), — espace interne déjà (et surtout) traité dans sa forme et dans son matériau, dans sa nouveauté, depuis la genèse de la musique concrète. Au moment même où il est question de problèmes d’espace, il est cependant intéressant d’arriver à mettre sur le même plan, d’une part l’aperçu historique qui est proposé par H. Vaggione (1991) au sujet du timbre et de la Klangfarbenmelodie, ainsi que ce que dit Schaeffer (1952) (5) du contexte musico-historique “timbral” de la découverte concrète, avec d’autre part cette problématique de la couleur orchestrale à laquelle il est fait allusion à plusieurs reprises au cours de l’intervention écrite de F. Bayle. Il y est rapidement question de registration de couleurs sonores, de contrastes, d’étagements sonores divers et variés, dans un contexte spatial, projectif. Nous retrouverons d’ailleurs cette préoccupation dans les deux articles sur la projection auxquels je réponds ici. Comme si la porte d’entrée d’une des premières tentatives de théoriser la projection concrète de l’espace externe d’une œuvre acousmatique se faisait avec le timbre — seul des « quatre paramètres du son-noté-sur-partition-a-priori » qui avait été retenu. Une fois assuré son passage avec l’harmonie (6), le timbre semble alors parfaitement convenir, dans le contexte établi de l’esthétique concrète, comme point de référence-étalon, pourrait-on dire, pour poser les premières pierres d’une théorie de l’acousmonium. L’on est encore loin à cette époque des virtualités impalpables des i-sons, chers, on l’a vu, à Bayle. On comprendra alors aisément la référence à l’orchestration classique et traditionnelle que l’auteur apporte à ses propositions. Il restait encore à prouver qu’un acousmonium pouvait tenir la route de la projection sonore en concert, et être petit à petit présent dans le parcours des manifestations musicales contemporaines. Cinquante ans après la découverte révolutionnaire de Pierre Schaeffer et environ vingt-cinq ans après le premier concert de l’acousmonium (7), peut-on seulement dans ce domaine, aujourd’hui, se déclarer satisfait ?

            Ce que l’on peut remarquer, c’est que F. Bayle situe son acousmonium, le référencie par rapport à un contexte instrumental historique. Dans cet ordre d’idée, me dégageant de toute prétention excessive, j’essaye de situer mon expérience pratique de concert mobile en regard d’autres plus classiques, “qui marchent”... L’on verra dans la distinction que j’apporte entre diffusion et projection/interprétation par exemple, que je m’efforce de ne pas me contenter du concert événementiel. Les manifestations de l’acousmonium mobile veulent toucher le plus grand nombre possible d’auditeurs, sans faire n’importe quoi ni rien concéder à la trivialité commerciale. C’est pour cela que je m’inspire volontiers — pour leur professionnalisme — du parcours entrepris par d’autres musiques de qualité qui arrivent à se faire entendre. Dès le début, l’auteur tente cette « mise en scène de l’audible » que peut représenter la mise en place d’un acousmonium où plutôt sa mise en scène, car les projecteurs sont comme des instrumentistes sur scène. L’on notera au passage l’importance donnée au couple de haut-parleurs solistes, proposant de fait une image stéréo de référence (l’on s’en souviendra au moment d’analyser l’article du compositeur J. M. Duchenne). Cette image est étymologiquement solide et dans ce contexte cette force est importante. L’idée de couples stéréophoniques se retrouve dans toutes les versions de la théorie de l’acousmonium. Cependant, la version de 1977 (Bayle, 1977) comporte des indications quant au problème, pourtant simple,  de mise en phase de ces couples. Dans ce sens, l’image  stéréophonique ne s’en trouvera que renforcée. Nous serions en droit de nous questionner quant à l’importance de la phase pour la projection de type multiphonique dont nous reparlerons plus tard.

            Je n’ai pas encore trouvé d’ensemble de projection acousmatique semblable au mien dans la durée (par ensemble, j’entends non seulement l’instrument mais aussi la logistique du concert, son organisation matérielle et technique. C’est à peu près le même sens que j’apporte à diffusion, se distinguant franchement de la projection in situ). Les références de même nature — mise à part celle, fondamentale, de la théorie baylienne de la projection et de l’acousmonium — sont donc difficiles à établir. C’est pour cela qu’il m’a été enrichissant d’observer ce que faisaient et comment se débrouillaient des petites structures ne pratiquant cependant pas l’art acousmatique mais empruntant le même parcours possible de concerts,  essayant puis réussissant à se faire reconnaître comme ensembles professionnels.

            Une chose demeure aujourd’hui certaine : après sept ans de pratique du concert acousmatique mobile, je suis en mesure d’affirmer que je n’ai jamais rencontré de concurrence lorsque j’ai proposé mes manifestations, toutes structures d’accueil confondues. Et ce, aussi surprenant que cela puisse paraître, à une époque où semblent un peu plus se développer les concerts et les interprètes de musique acousmatique (mais où étaient-ils donc toutes ces autres années ?...). Et je tiens à être explicite à ce sujet : on ne m’a pas avancé l’argument du “déjà entendu” ou du “déjà programmé” pour refuser ou accepter ma participation à une manifestation. Je ne parle évidemment ici que des organisations de concerts que je propose, et non des ateliers didactiques qui sont, eux, beaucoup plus courants. Ce qui ne veut pas dire que d’autres instruments de ce type n’existent pas. Non, mais ils sont dans leur immense majorité “rivés” à demeure, attenants à un centre de recherches, gérés par des personnes qui ne souhaitent pas spécialement s’investir dans le projet d’une tournée acousmatique, par exemple. Il est  vrai que cela est difficile, — long et difficile. L’attitude du chercheur-compositeur devant son ordinateur est plus douillette que celle de l’interprète qui prend la route pour aller vendre son concert, installer son acousmonium et faire entendre une programmation qu’il aura choisie. Il est relativement aisé de faire fonctionner correctement ce superbe instrument de projection. Il est un petit peu plus complexe d’imaginer un jeu de scène, ou tout au moins une attitude, une présence, partagé que l’on est, le soir du concert, entre le “cours” de présentation et le mutisme. (Car il faut encore très souvent justifier l’ “acousmattitude” dans le contexte  musical historique, par rapport à la musique abstraite : le public est demandeur de telles justifications). Il faudrait d’ailleurs plus souvent l’oser, ce mutisme, et dans le noir total. Pourquoi ? Parce qu’il me prend d’envier ces ensembles, même interprétant le répertoire instrumental contemporain, dont la vue de l’instrument suffit à justifier la présence. Ils s’asseyent et jouent. Hors d’un centre de production important de cette musique, en pleine “campagne culturelle”, il faut arriver à décoincer l’attitude un peu figée que peuvent avoir ceux qui projettent. Rendons nous compte ; l’on demande énormément à ce public “tout venant” (le plus intéressant à mon sens) : plus d’intruments ni d’instrumentistes, plus de hauteurs habituelles (musicales), plus de majeur-mineur (habituellement gai ou triste), presque plus de cycles rythmiques, entraînant ou endormant, mais des “bruits-sons”, ardents de sens et d’une musicalité nouvelle, des images à pleines oreilles, un spectacle sans rien voir...

            Quelles sont alors les solutions ? Faire et refaire ce concert, l’affiner, devenir un artisan furieux de la projection, une sorte d’enragé. Et toujours essayer de viser plus haut, en proposant la manifestation acousmatique à des structures de plus en plus autonomes, exigeantes, réclamant pourcentages sur les entrées, articles de presse, communication efficace et professionnelle, courageuses aussi. Car beaucoup se joue encore là, dans l’absence de professionnalisme caractérisant la diffusion de la musique acousmatique. Ne perdons pas encore des lustres à nous éparpiller dans une recherche tatillonne de nouveaux supports-standards de projection, couplés à une nouvelle conception  du concert. Où alors, que cela ne se fasse pas au détriment de l’action de diffusion, qui doit être prioritaire. Tout cela existe et fonctionne à merveille (8). Profitons-en ! Gagnons dans ce domaine non plus en déplacement mais en force. Laissons les découvertes techniques aux ingénieurs-chercheurs qui ne sont pas sur le même terrain que le véritable interprète. Et si certains sentent monter en eux la culpabilité (ce qui serait exceptionnel ! ) à propos de l’obtention des crédits de recherches, utilisés pour des actions musicales qui n’ont de recherche que le nom, — finalement, que ceux-là changent et s’assument pleinement comme musiciens. Non à la pseudo-science ! Oui à la musique, au concert !

            Je souhaite maintenant rappeler quelques généralités sur la notation (ou son absence), l’écriture et le langage. Je me permets de mettre en parallèle trois attitudes musicales contemporaines incarnées par : la musique instrumentale (qui utilise un système de notation), le jazz et la musique acousmatique (9).

            Le parcours Notation-Ecriture-Langage (NoEcLa) de la musique a priori  est “réduit” à Ecriture-Langage (EcLa) dans le cas de la démarche concrète. L’art acousmatique ne connaît pas de notation remplissant la fonction de médiateur entre compositeur et interprète. « Il n’y a pas d’instrument à jouer de la musique concrète » (10), mais il n’y a pas plus de partition, qui révélerait, pour un éventuel interprète, une organisation musicale formelle ; c’est-à-dire une combinatoire de timbres, de hauteurs, de rythmes et d’intensités acousmatiques. La notation musicale conventionnelle, abstraite, appartient donc en propre à la musique instrumentale. Elle a atteint ce haut sommet de complexité qui caractérise la musique occidentale, jusqu’à en devenir une tradition. La musique acousmatique et le Jazz (pour citer en exemple une autre musique procédant,un peu comme la musique concrète, d’une tradition et d’une nécessité, bien que forcée) ne se servent pas de la notation pour représenter l’organisation et la composition des sons. Ni pour signifier la musique, ni comme base de communication de la pensée du compositeur avec le jouer de l’interprète. Un regard posé sur la musique de tradition “écrite”, la musique acousmatique et le phénomène musical afro-américain m’a permis de dégager les spécificités, les similitudes, les points de rencontre et de divergence. J’ai volontairement opposé à la notation d’une écriture conventionnelle a priori, la non-notation qui, dans le cas du jazz et de la musique acousmatique, impose l’audition  du phénomène-son par sa fixation sur support. Elle implique une réflexion non pas sur la notation mais sur l’écriture et le langage. Je rejoins dans ce sens un article de Michel Chion : « On n’a pas peut-être pas assez souligné, par exemple, les liens étroits entre l’histoire du Jazz et celle de l’enregistrement. Les grands artistes du genre, comme Charlie Parker et John Coltrane, n’ont peut-être pu développer leur son particulier que dans la mesure où, contrairement aux interprètes d’avant le phonographe, ils pouvaient, en s’écoutant enregistrés, observer une image fixée et prise de l’extérieur de leur propre sonorité. Le jazz s’apparente donc, sur certains disques, à une musique concrète improvisée qui n’existe que par et pour l’enregistrement, à cause de cette possibilité même qu’offre la fixation des sons de faire d’un état passager un objet fixe, un véritable moment de temps durci » (Chion, 1993, p.157).

            Ces trois niveaux Notation Écriture Langage (NoEcLa) se continuent et se complètent. La notation est au service d’une écriture et d’un langage ; l’écriture sans notation au service d’un langage, le langage au service de lui-même. L’on peut établir le tableau de relations suivant :

1.

Notation

Écriture            M U S I Q U E   I N S T R U M E N T A L E

Langage

2.

Écriture

                        M U S I Q U E   A C O U S M A T I Q U E

Langage

3.

Langage          J A Z Z

            La relation sous 1 nous montre l’ensemble  hiérarchisé en trois parties, de base Notation et de sommet Langage. Notation est directement assujettie à Écriture, toutes deux, à des niveaux différents, formants de Langage. Si la notation est « le membre-médiateur dans le circuit compositeur-notation- interprète » (11), elle n’en demeure pas moins la partie première d’un système dont le langage est la finalité. La notation est l’interface compositeur-interprète et agit comme soutènement initial de la succession : Notation-Ecriture-Langage. À partir de la relation-circuit établie par I. Stoianova, je propose la relation linéaire suivante, générique, présentant le cheminement de l’idée musicale a priori, de sa source psychique jusqu’à sa réalité physique, acoustique :

Relation A

COMPOSITEUR...................LANGAGE.................INTERPRETE

                                   (Notation-Ecriture-Langage)

                                             support : partition

            Dans ce cas, du compositeur à l’interprète, l’idée musicale véhiculée par le style (le plus souvent inhérent  au contexte esthétique, à l’époque, à l’air compositionnel du temps, aux trouvailles, etc...) passe par la notation. Cette idée est extérieure à la “famille langage” impliquant type de notation et style d’écriture mais nécessite le langage propre au compositeur pour son élaboration. Et en ce qui concerne la musique acousmatique, qui ne connaît pas de notation remplissant cette fonction de médiateur/interface entre le compositeur et l’interprète, la relation précitée, d’où sera absente toute espèce de convention a priori écrite sur le support de la partition, est représentée par :

Relation B

COMPOSITEUR                                                     1er INTERPRETE 

            = .....................…LANGAGE  ............................      =

1er INTERPRETE       (Ecriture-Langage)                  COMPOSITEUR

(monitoring)                 support de fixation

                                               du son.

            Un concert de musique acousmatique demande autant de travail qu’un concert de musique  instrumentale. Mais il faut toutefois garder à l’esprit la réalité spécifique de la démarche concrète, cette différence de nature substantielle qui englobe tous les maillons, de la production à la projection. Dans son article, le compositeur Bertrand Dubedout (12) donne l’impression que lui seul détient la solution quant à la bonne réalisation et tenue d’un concert de musique acousmatique. Lorsqu’il parle de compositeurs victimes d’un « ennui à passer trois quarts d’heure à la console de diffusion pour préparer une interprétation », de qui parle-t-il au juste ? Qu’ils se fassent connaître ! Son article ne marque pas distinctement la différence entre compositeurs et interprètes. Je crois qu’il ne faut pas hésiter à affirmer qu’il existe maintenant des interprètes de musique acousmatique et que les compositeurs s’occupent d’une autre tâche. À l’instar de la musique instrumentale, ces deux fonctions ne peuvent que rarement être remplies par la même personne. Dubedout se sert, par comparaison, de l’aspect de “professionnel” de l’organisation d’un concert de musique habituelle — qui d’après lui ferait souvent défaut en musique concrète — pour mettre en question la validité même d’une programmation  entièrement acousmatique : « Les programmes exclusivement acousmatiques sont souvent fastidieux à monter et épuisants à écouter ». Il utilise la forme pour critiquer le fond. Je ne vois pas pourquoi un « programme mélangé » acousmatique et instrumental aurait plus de “sens” qu’un programme uniquement acousmatique. Là encore, ce n’est pas une question de genre de musique plus épuisante qu’un autre à écouter, mais bien de la  capacité du programmateur de faire de bons choix esthétiques. Une personne n’ayant jamais assisté à un concert de musique acousmatique ne pourra que ressentir de l’éloignement en lisant le paragraphe de cet article consacré au concert. Est-ce vraiment utile ? Y a-t-il une si importante fréquentation que cela au concert acousmatique ? Et là encore, l’auteur avance le compositeur comme éventuel interprète qui essaierait de retrouver en concert ses minutieux repères internes, ceux du studio de composition. Le problème est mal posé, ou sert à d’autres fins. Le geste de l’interprète est aussi déterminant que celui du compositeur. La différence est une différence d’espace ; d’un côté l’on compose des objets dans l’espace interne, de l’autre on les projette dans l’espace externe. Il n’est donc finalement pas question d’espérer retrouver en concert ce qui a été perçu en studio, et il est souhaitable pour cela de changer d’intermédiaire entre la pièce et nos oreilles. Il faut une personne se situant dans une neutralité productive mais impliquée dans une intentionnalité projective. Le débat ne se situe donc pas dans l’énumération de carences techniques d’un concert acousmatique (13) mais bien plutôt dans celui de l’acceptation d’interprètes à part entière, reconnus comme tels et également rémunérés. Dubedout présente son article de telle façon qu’un concert de cette musique dans ces conditions devient insupportable. Qu’une personne incompétente soit à la console, et ce n’est plus une interprétation mais un monitoring de luxe... Il ne faut pas mettre sur un pied d’égalité la rigueur d’une interprétation instrumentale avec instrumentistes justement, et une projection externe d’une pièce acousmatique livrée à la hâte au compositeur. Non, pour comparer valablement, il faut avoir également dans ce domaine un interprète. Sinon, c’est la lutte du pot de terre contre le pot de fer. Cette dimension n’apparaît pas assez clairement, à mon sens, dans l’article de Dubedout. Cette carence débouche finalement sur une attitude « mélangée » pseudo-rassurante qui n’est pas sans me rappeler celle d’un Guy Reibel en 1987 : « Je suis très partagé (...). J’ai une fois inébranlable en les nouvelles techniques. Mais les “propriétaires du genre”, de Pierre Henry à ceux du GRM, n’ont pas su évoluer : ils se sont coupés de la musique instrumentale. Ils étaient des gens brillants dans la manière de façonner les sons, mais faibles dans la forme. Voyez Berlio [sic] ou Stockhausen : ils sont brillants en électroacoustique aussi ! L’inverse n’est pas vrai. Comme dit Boulez, on ne réfléchit pas assez sur le langage. Il faut retrouver le jeu, trouver d’autres formules de communication, ne pas se limiter à l’écoute de bandes réalisées en studio. Défenseur des œuvres mixtes, instruments et bande, je le suis certainement. Mais défenseur surtout des attitudes mixtes ! » (Reibel, 1987).

            L’interprète de musique acousmatique est celui qui a sectionné le cordon d’avec le compositeur ; il n’est plus relié par les obligations de la partition. Il a réellement coupé ce lien virtuel (14) qui est une des obligations du faire-entendre de la musique instrumentale. L’œuvre acousmatique est un objet  détaché, l’interprète recompose l’espace externe selon ses propres choix et son propre instrument de projection trop souvent différent. Il n’est pas encore dit ni écrit que l’acousmonium doive être standardisé. Je considère comme relativement inutile ou, partant, inadéquate la réalité d’une seule partition d’interprétation/projection. Toutes sont valables. L’espace interne appartient au domaine de la création initiale (le dedans), l’espace externe à celui de la projection spatiale (le dehors) ; ce dernier demeure partie intégrante d’un processus de création d’une autre nature. Les traces laissées ne sont pas les mêmes qu’avec des instruments pour lesquels on donne à lire. Elles sont déjà réellement produites et fixées et, de fait, détachées. Je considère inutiles ces partitions — relevés a postetiori — donnant à voir crayonnée  pour l’écoute ou l’analyse une réalité bien plus prégnante et immédiate, l’acousmatique. Du son fixé au son projeté, la méthode de F. Bayle renseigne sur le chemin à parcourir pour aboutir en fait à l’installation du dispositif d’un concert acousmatique. Il propose des éléments concrets basés sur la pratique, abordant les aspects les plus importants de l’agencement d’un concert acousmatique. Le troisième et le quatrième  point sont orientés vers l’organisation de l’emplacement des projecteurs de sons et le découpage  de l’espace de projection. L’expérience d’un acousmonium, même modeste, montre qu’il est utile de le considérer, lorsque la projection se fait sur deux pistes, comme un ensemble de couples stéréophoniques. L’on pourra également obtenir, par correction à la console de projection, des nuances quant à l’étagement des fréquences exprimées. Je crois qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter outre mesure d’une quelconque “frontalité” qui serait trop présente, à partir du moment où l’on n’hésite pas à casser l’espace stéréophonique traditionnel en lui substituant une présentation décentrée de l’espace stéréophonique. Il s’agit en fait, l’interprète se trouvant au milieu relatif de l’ensemble, de considérer par exemple l’expression de la pièce sur deux projecteurs séparés par une diagonale : un à gauche en avant, et l’autre à droite en arrière. De même, tronquer l’image stéréo en imposant une différence d’intensité à l’un des canaux constitue un des éléments du jeu de l’interprétation qu’il ne faut pas hésiter à utiliser — en compensant cette différence de pression acoustique par l’apparition, plus loin, ailleurs mais sur le même canal, du signal à un niveau plus fort que le précédent. Tout est là, dans le jeu. Je joue de l’acousmonium en considérant chacun de ses haut-parleurs comme un instrumentiste. Au bout de ses doigts et de ses manettes, l’interprète a le pouvoir d’image (que génèrent les potentiomètres, c’est-à-dire « ce qui est lié à la puissance »), d’émergence ou de vide absolu ; le pouvoir de création, de description, le pouvoir de voyage qu’il offre à ses auditeurs. Toutes les combinaisons sont possibles, toutes les images... Le numérique, par le vide absolu que procurent les silences, quand il y en a dans l’œuvre, offre la possibilité de référencier le signal composé, les objets, par le néant. Il place  leur perception face à ce gouffre noir, spatial. Enfin, il ne faut pas jouer  systématiquement fort, et remplacer le qualitatif par le quantitatif, cela ne sert à rien. Atteindre le seuil acoustique de la douleur pendant un concert c’est esquinter le long travail entrepris pour faire venir des auditeurs. Jouer en nuances et habituer l’oreille à travailler au concert. Créer un espace intime dans lequel chaque contraste en décibel n’en sera que plus remarqué ; il faut éviter de voir se répandre le style franco-forte. Voilà quelles pourraient être les principales indications à donner à un jeune interprète en ajoutant : « travaille sans partition, sans relevé, cette musique n’en n’a pas besoin ; fais confiance à tes écoutes, à ta mémoire ». Ces quelques réflexions résultent de la pratique de l’acousmonium mobile. S’il s’agissait de reprendre point par point la méthode de François Bayle (j’ai eu besoin d’un support théorique pour élaborer la mise en place du concert acousmatique avec cet acousmonium), de voir ce qu’il en reste concrètement, l’on s’apercevrait que les points 2, 3, 4, les plus techniques finalement, ont été bien respectés, dans la limite des paramètres de déplacement de cet ensemble mobile. Le débutant que j’étais alors en 1990, année de création de l’association Acousmatica, a été rassuré de lire qu’il était somme toute possible de concrétiser un acousmonium avec un ensemble de huit voies de projection. Il n’était pas facile d’avoir comme modèle, alors  sans expérience, le modèle de  l’acousmonium grand orchestre comme celui du GRM. C’était à cette époque la seule référence fiable dans ce domaine. Le nombre de projecteurs ne serait finalement pas si important, en regard de l’usage que l’on en fait. En d’autres termes, la quantitatif ne saurait être une fois de plus la garantie du qualitatif. J’ai assisté à des projections où l’espace de concert était comme bondé et saturé de haut-parleurs de plusieurs calibres, les uns devant les autres, en surnombre. Si l’on accepte l’idée d’une projection par paires stéréophoniques, il faut alors laisser suffisamment d’espace d’expression à chaque couple de projecteurs si l’on veut que l’espace stéréophonique soit correctement perçu. Le surnombre ne ferait que masquer les reliefs et la profondeur d’une riche réalité acoustique.

            Dans l’idée d’une projection multipiste, plus pointilliste, le problème de localisation de l’espace stéréophonique disparaît dans de nombreux cas. Le multipiste peut somme tout être considéré à la manière d’une multi-monophonie, d’un ensemble de petites taches de couleurs sonores tourbillonnant dans l’espace, gérées par un logiciel de composition permettant toutes les audaces dans ce domaine. Seulement voilà, alors que le second volet de la méthode baylienne s’intitule « projection acousmatique... ou interprétation-jeu » (15), l’interprète disparaîtra de la console au profit d’un déclencheur se bornant à lancer le processus séquentiel. Telle est en tout cas l’expérience de multipiste numérique à laquelle j’ai assisté chez le compositeur Jean-Marc Duchenne en avril 1997 (Cf. l’article de Duchenne publié ci-dessus).

            Ce qui me frappe tout d’abord, dans l’article « Pour un art des sons vraiment  fixés », c’est que j’ai l’impression, à le lire, que la pratique du concert multiphonique est un mieux par rapport à la stéréophonie. Alors qu’il est déjà difficile de réaliser correctement un concert de musique acousmatique, avec tout ce que cela comporte de stratégies, d’organisation, de contacts etc..., qu’il est déjà difficile de créer un réseau cohérent, un public, un contact avec ce public — est-il utile de diversifier la pratique projective ? Je me place ici dans le cas d’un organisateur et interprète soucieux d’amener le concert acousmatique au même niveau de professionnalisme et de fréquentation qu’un concert traditionnel.

            Le jour où, dans une grande salle autre que l’auditorium de Radio-France, mais tout aussi réputée pour la qualité de ses programmations ; le jour où dans plusieurs festivals musicaux non spécialisés de l’été (et Dieu sait s’ils sont nombreux...), à plusieurs reprises pendant une saison musicale digne de ce nom, l’on verra le concert acousmatique côtoyer d’autres musique, lors d’une même programmation de qualité, le même soir par exemple, avec changement de plateau — ce jour là un pas significatif aura été franchi dans l’acceptation du concert acousmatique comme composante majeure, j’ose dire incontournable, de la musique du vingtième siècle. À titre illustratif, je trouve qu’il est hautement significatif (et navrant) de constater que dans la programmation officielle de la fête de la musique, cuvée 1997, l’on pouvait découvrir (cf. le cahier central du numéro spécial du journal Le Monde daté du 21 Juin 1997) que le mot acousmatique n’apparaissait qu’une fois dans le programme national de la manifestation, pour annoncer « Une grande nuit de l’acousmatique » dont j’étais l’instigateur, et qui s’est tenue à Lille au Théâtre de Poche des Nuits Blanches...

            Dès le début de son article, (sous A, 1, fin du premier paragraphe, p. 36), Duchenne souhaite s’affranchir de « la fameuse interprétation », tout en laissant entrevoir la fin éventuelle du manque de fréquentation du concert acousmatique. Première question que me suscite cette réflexion : Est-ce qu’un public néophyte, “tout venant”, fera la différence entre une projection multipiste/multiphonique sans interprète et une projection stéréophonique avec un interprète jouant de l’acousmonium ? (16) N’est-ce pas justement la présence de cette personne identifiée comme jouant d’un instrument, dans le cadre du concert, qui fait la différence ? L’auteur fait référence un peu plus loin au poids de la “tradition musicale”, au rituel référencié du concert, pourrait-on dire. Mais si l’on souhaite sortir le concert acousmatique (et plus généralement cette musique) de la recherche pure débouchant simplement sur la présentation de travaux spéculatifs — a-t-on vraiment le choix ? Dans ce sens, depuis la pièce qui l’a fait connaître (« Quatre études d’espace », 1989), J. M. Duchenne a précisément étudié l’espace. Oui, ce compositeur talentueux est un chercheur en espace comme Schoenberg et Webern avaient été des chercheurs en hauteurs, Messiaen en rythmes, Schaeffer en objets sonores et en perception. L’on peut oser le rapprochement avec le souci qu’avaient les sérialistes de tout contrôler : hauteurs, durées, timbres, intensités... Selon l’auteur, le support nous permet  également maintenant de contrôler l’espace, de l’écrire a priori. Alors que dans le cas d’une projection disons traditionnelle, ce paramètre échappait à la fixation sur le support au bénéfice d’une réelle interaction humaine, d’un agitateur de sons en chair et en os.

            La présentation terminologique (A, 1, a, p. 37) : sono-fixation et fixation multiphonique me rappelle M. Chion (17) en ce qu’il nomme : sono-fixation et sono-transmission. Chez ce dernier, l’étape de fixation de l’espace n’a pas été franchie ; que peut-on dire alors, dans le cas soutenu par J. M. Duchenne, de la transmission à proprement parler, en tant que vecteur de communication ? Et qu’en est-il des deux espaces de la musique concrète ?  Lorsque l’auteur écrit que : « la stéréo (réalisation + écoute) représente en fait un cas particulier de la multiphonie », je suis surpris. Car pour avoir assisté à une projection multiphonique sur le très bon système personnel de ce compositeur, j’aurais presque déclaré le contraire — à savoir que la multiphonie est un cas particulier de la stéréophonie, une étape intermédiaire entre mono et stéréophonie, proposant une dimension différente qui, comparée à la stéréophonie, demeure inachevée. Pourquoi ? Parce qu’à mon sens multiphonie est plus proche d’une multi-monophonie. Elle présente, au gré du compositeur, des impressions de fausse stéréo, tant l’espace perceptif qui est en jeu est présent, point par point, piste par piste. La multiphonie nous laisse entrevoir la virtualité de la stéréophonie sans  l’atteindre ; c’est une image d’image. Curieusement, le dictionnaire nous rappelle que stéréo et concret  veulent étymologiquement dire la même chose, le premier en grec (stereos), le second en latin (concretus), et ramène à quelque chose de solide. Alors que la stéréophonie répond à des exigences acoustiques théoriques très précises (18), la multiphonie (qui, selon Duchenne, engloberait la stéréophonie), propose une définition plus pointilliste de ce que l’on est habitué à entendre. L’espace est très présent, un peu à la manière d’un traitement acoustique que l’on mettrait partout, comme ce fut le cas dans de nombreuses pièces dans les années 70, avec par exemple la présence inévitable de la réverbération artificielle. Il était d’ailleurs question à cette époque avec cet effet de ne travailler que l’espace du son interne, et non pas encore en vue de sa projection externe. L’ “effet-reverb” était alors inclus dans l’espace stéréophonique, comme composante.

            Un peu plus loin, il est écrit que : « plutôt que multiphonie on devrait dire simplement espace réel : composer selon le format de l’écoute, quel qu’il soit, composer ce que l’on doit entendre plutôt qu’en déléguer cet aspect fondamental à une hypothétique étape ultérieure ».

            On pourrait aisément remplacer multiphonie par stéréophonie et lui faire correspondre cette notion d’espace réel. Je ne vois pas en quoi la multiphonie apporte quelque chose de nouveau dans ce domaine. L’espace est également bien réel si l’on pense a priori à une projection en stéréophonie, sur un acousmonium composé de plusieurs centres de phase (cf. Bayle, 1977, p. 32). Éviter l’opposition stéréophonie et multiphonie en arguant qu’il s’agit bien de “fixation” contre “interprétation”, est une manière quelque peu captieuse de présenter le problème. Si l’on pense stéréo et ensemble stéréo, comme l’acousmonium, donc écriture dans cet  espace, ce relief même, l’on pensera jeu (à moins que cela ne soit fait par le compositeur lui-même), ou plutôt “interprétation-jeu” (cf. Bayle ci-dessus, la “méthode”), sauf si l’on décide d’amener les potentiomètres de toutes les voies au maximum de modulation, de ne plus toucher à rien en laissant se révéler le relief de l’espace stéréo. Il s’agit donc bien d’une opposition stéréo/multiphonie, qui n’est pas de fond, mais plutôt dans la démarche, pourrait-on dire. Je comprends aisément que J. M. Duchenne ne veuille pas que l’on considère qu’il est irrespectueux avec le travail, tant théorique que pratique, de tant d’années de projection. L’ensemble de son article, par ses nombreuses citations, va d’ailleurs dans ce sens. Cependant, les plus jeunes, ceux qui pratiquent souvent le concert acousmatique, et j’en fait partie, sont obligés de prendre position et de s’y tenir. Sans aller trop loin, il y va du devenir du concert acousmatique et plus largement d’une très jeune profession qu’il est déjà difficile de faire reconnaître. Mais là où je ne suis plus du tout du même avis que Duchenne, c’est lorsqu’il fait intervenir la notion de “progrès” (A, 1, b, p. 38). Pour quelle raison ce qu’il présente serait-il mieux — résultat  d’une évolution positive — que ce qui a précédé ? En regard de quels arguments valables peut-il avancer cette idée de progrès ? Sur quelle expérience concrète précise, autre que celle de la gestion d’un paramètre compositionnel l’auteur se base-t-il pour étayer ses propos ? Un concert n’étant pas uniquement un problème interne de production d’une œuvre mais aussi (et surtout, car presque tout reste à faire dans ce domaine...), l’élaboration d’un ensemble de stratégies quasiment communes à toutes les représentations musicales professionnelles, quelle que soit la nature de la musique à transmettre.

            Au lieu de cette notion de progrès, je souhaite proposer celle de différence. Oui, si l’on évite de porter un jugement qualitatif qui n’a pas lieu d’être dans ce cas, je pense qu’il y a la place au sein d’un concert acousmatique pour toute les versions de la projection. Le public a besoin de la présence d’un interprète et non pas seulement de celle d’un machiniste avisé. Pour avoir si souvent pratiqué le concert acousmatique depuis 1990, je pense aussi que  les auditeurs ne pourront faire autrement que de se situer par rapport à ce qui leur est déjà familier. Une pratique du concert très ancienne où un acteur humain, un “médiateur” est encore indispensable. Faute de quoi, ces projections déshumanisées resteront au chaud, dans le giron rassurant des spécialistes — musicologues, compositeurs, chercheurs — sans jamais atteindre un plus vaste public. À l’heure où certains parlent même d’ “Acousma-rave party” (cf. Dufour, 1997 p. 16), et de musique acousmatique comme musique de fond, le moment est venu de proposer au public une manifestation cohérente et humaine et non un travail de laboratoire. Curieusement, il est possible de se servir des mêmes arguments que J. M. Duchenne et de les appliquer à cette apparence de nouveauté que constitue la trouvaille de projection du mutipiste numérique. Lorsque l’auteur affirme (A, 1, b, p. 38) : « mais il faudrait s’interroger sur les tentatives périodiques de valoriser le rôle de l’interprète et pourquoi elles échouent irrémédiablement », je ne le suis absolument pas dans cette assertion. Un regard même rapide jeté sur l’histoire du concert acousmatique permet de se rendre compte de la nécessité de l’interprète. Ce n’est nullement un échec. Si la présence humaine de l’interprète a toujours été une constante, c’est que le public en a toujours été demandeur. Inconsciemment, ou plutôt culturellement pourrait-on dire. Le multipiste, d’abord analogique puis numérique, débouchant sur une “multiphonie” que permet d’aborder l’évolution technologique, est une expérience intéressante, une possibilité justifiée par la démarche globale spéculative de la musique concrète, mais je ne vois pas encore la nécessité de l’imposer comme seule réalité projective en concert. Vouloir déployer en concert ce qui a été entendu à une échelle plus petite n’a rien d’étonnant ; ce n’est pas une “survivance” du passé, c’est le plaisir de voir se développer un jeu sur une très belle image : le relief stéréo, qui a du corps, de la présence. Ce que je ne comprends pas chez Duchenne, c’est qu’à sa lecture, j’ai l’impression que l’espace stéréo (auquel il n’oublie pas de rendre très souvent hommage) serait une manière presque accidentelle de composer, de penser et donc de fixer “vraiment” l’espace d’une œuvre de cette nature.

            « Ainsi on peut appeler espace interne d’une musique concrète l’espace enfermé sur le support d’enregistrement de l’œuvre et qui fait aussi indissolublement partie de celle-ci, est aussi constitutif des sons que le sont leur hauteur, leur timbre ou leur grain » (Chion, 1988, p. 31). L’on voit donc que Michel Chion a déjà pensé et intégré cette idée d’ “espace fixé” comme paramètre de l’espace interne de l’œuvre. Ce que propose J. M. Duchenne c’est, je l’ai déjà dit, une pensée a priori, abstraite de la projection en concert. Pourtant, travailler en stéréo pour une projection sur un acousmonium “à la F. Bayle” n’en est pas moins pratiquer un art des sons vraiment fixés où il est implicitement compris et accepté que la projection se fera par un jeu sur l’image stéréo, laissé soit au choix de l’interprète (et l’on comprend mieux maintenant toute l’importance que peut prendre ce nom), soit imposé par le compositeur, d’où l’urgente nécessité, je ne cesse de le répéter (à l’instar d’autres), de standardiser l’acousmonium et d’en normaliser la pratique. Dans ce sens je cite M. Chion :  «Les compositeurs auraient donc intérêt à se pencher sur la question d’une certaine standardisation technique des formats de leurs œuvres (par format, je veux dire simplement le nombre de pistes) et des systèmes de diffusion, cette standardisation permettant seule une évolution des formes. Si le cinéma ne s’était pas fixé rapidement, pour sa part, sur certains formats de réalisation et certains standards de projection, il en serait peut-être encore à balbutier dans son langage » (Chion, 1988, ibid. p. 33).

            Les défenseurs du tout multipiste-multiphonique pourraient reprendre à leur compte cette affirmation. Cependant si l’on se penche sur cet article de M. Chion, l’on découvrira qu’il y est décrit des situations de concert avec interprète. En témoigne par exemple  un  autre passage où le mot interprète apparaît une fois pour décrire ce qui aurait pu être composé a priori dans une version multi (19) ; mais dont le rôle revient ici à cette personne qui accentuera alors un aspect pointilliste de l’espace, dans un seul coin, même récurrent.

            Une acception multi existe déjà depuis la “méthode” de F. Bayle (cf. paragraphe 2), et on retrouve cette idée de projection automatique avec M. Chion (ibid. p. 31). Nous aurons d’ailleurs l’occasion de revenir sur cet aspect automatisé au cours de ce commentaire d’article. Tout cela me permet d’affirmer que l’ “entendu” auquel fait référence Duchenne (A, 1, a, p. 37), est, dans le cas de la pièce stéréo, complètement assumé. L’espace externe sera également celui du jeu fourni par l’interprète. L’espace acoustique du lieu de concert, (qui ne semble pas être davantage connu à l’avance dans le cas du concert en multi), est un facteur indéterminé, physique, irréductible à aucun calcul et paramètrage a priori. Cette notion d’ “espace réel”, que l’auteur semble ne vouloir reconnaître qu’à une pièce multi, ne l’est jamais vraiment, si l’on s’en tient à ce qu’écrit M. Chion sur une généralité acoustique, une réalité qui concerne tous les types de projections. Les compositeurs n’ont qu’à se fier à un instrument standardisé et indiquer clairement ce qu’ils souhaitent faire entendre avec un dispositif basé sur l’image stéréo. Enfin l’ “espace réel” n’a jamais été éliminé, et le multi n’est à son tour qu’un cas particulier, un “possible” de l’espace qu’il ne s’agit ni d’imposer ni de négliger.

            Un peu plus loin (A, 3, premier paragraphe, p. 43), on peut lire que le « vrai choix de l’acousmate est de composer l’espace interne (...), ou de vouloir modifier ou ajouter quelque chose à l’œuvre lors de son audition publique ». L’auteur semble ici confondre espace interne et projection. De toute façon, l’espace acoustique de la salle rajoutera et modifiera réellement, sur le terrain, quelque chose de l’œuvre qui échappe à ce contrôle systématique assisté par l’ordinateur au moment de la composition. Ce n’est pas parce qu’on ne prépare pas une répartition projective multi (et donc apriorique) qu’on ne compose pas l’espace interne de l’œuvre qui demeure fixée sur le support. Quant à la “nécessité” (mentionnée plus loin), que vient soutenir la “généralisation”, je renvoie le lecteur à ce que disait Boulez à propos de la nécessité de Webern (20). De la nécessité à l’inutilité, il ne pourrait n’y avoir qu’un pas, rapidement franchi par l’auteur (A, 3, premier paragraphe, p. 43). Il se pose justement la question du pourquoi d’une opposition, après avoir annoncé auparavant qu’il ne s’agissait pas d’opposer stéréo et multi. N’est-ce pas parce qu’avec des phrases, concernant la stéréo, du type « images à plat avec de la perspective » , il se place en position de générer, je ne dirais pas une querelle, mais plutôt un début de polémique ? Je comprends aisément qu’un chercheur enthousiasmé par sa découverte, se sentant qui plus est quelque peu esseulé parce que pas encore compris, adopte le ton péremptoire de celui qui veut à tout prix faire passer quelque chose. Cependant, je répète que le multi n’est pas un mieux par rapport à la stéréo. Il y a de la place pour deux types de projections au sein d’un même programme. À partir de là, si l’on pénètre et accepte la pratique du multi, il est acquis que le jeu composé a priori sur un nombre de points de projection est laissé au choix du compositeur. Ce nombre de points n’est jamais le même, et le standard du multi  est de justement tirer parti avec une grande liberté de ce qui le qualifie. Sans trop chercher à creuser la contradiction, « 2 voies réelles de réalisation-diffusion » stéréo (et non multi-mono) seraient alors un des aspects de la pratique du multi, si l’on s’en tient à ce que l’auteur affirme (21). Cependant, à la projection, rien n’empêche l’interprète de jouer de cette image stéréo tout en gardant à l’esprit la spécificité de ce relief sonore qui n’a nullement besoin d’être englobé comme cas particulier d’une autre définition ; rien ne l’empêche de « re-créer l’espace interne de l’œuvre » (Vaggione, 1991 p. 119) en concert par une projection manuelle externe. Accepter la projection de la pièce comme quelque chose de différent de l’attitude multi, par un interprète au moment du concert — individu qui peut être ou non le compositeur mais qui a le droit, sauf avis contraire, de faire comme il l’entend — cela me paraît être un moyen para-dogmatique de s’opposer à la généralisation d’une pratique séduisante qui a l’attrait du neuf. Ce qui pourrait être standard dans l’acousmonium n’est pas l’implémentation des projecteurs dans l’espace de projection mais bien le nombre, la facture, la console et ses possibilités de filtrages. Il n’y a pas, en ce sens, de différences entre une projection stéréo et multi. Dans chacune de ces situations, si le travail est réalisé correctement, non bâclé, l’implantation, la disposition de l’acousmonium par rapport aux auditeurs doit être pensée dans les deux cas. Personne ne pense qu’il faut rapidement se débarrasser du problème du nombre de voies et de celui peut-être plus ponctuel de l’espace externe de projection, à chaque fois différent. La standardisation est un problème de fond auquel nous ne voulons pas encore nous soumettre.

            Le chapitre 5 nous parle d’un point intéressant qui est celui de la restitution d’une œuvre multi. Pour que sa fixation soit fidèle, il semblerait normal à l’auteur « que le CD soit l’enregistrement de la diffusion de l’œuvre, réalisée d’une manière professionnelle (22) s’entend. C’est en tout cas nécessaire et irremplaçable pour les œuvres multiphoniques pour lesquelles les tentatives de “réduction” sont aussi hasardeuses que le sont les “diffusions” stéréo... (cela n’empêche pas bien sûr quelques réussites) ». Il faut donc pour parvenir à cette fixation en concert et rester dans cette logique, placer un micro devant chaque projecteur. Si l’on opte pour une prise de sons vraiment stéréo d’un ensemble multi, l’intérêt ne sera guère différent que celui suscité par une prise de sons d’un ensemble instrumental disposé “en éclaté”. Ce qui revient finalement à ce que j’annonçais au début de ce commentaire, à savoir que la prise finale, même sur plusieurs canaux, ne sera qu’un enregistrement en multi-monophonie. Cela constitue-t-il alors une évolution ?... Il ne s’agira en aucun cas de stéréophonie (qui est définie selon quelques critères très précis de systèmes de captation notamment : AB ; XY ; MS). Quant à la restitution, il faut impérativement dans la logique multi, que l’auditeur possède le système pour lequel le compositeur a écrit les jeux d’espace de sa pièce. Et c’est là que je trouve personnellement que J. M. Duchenne ne va pas assez loin dans le fait d’assumer tous les paramètres de composition de ce qu’il appelle l’espace interne de son œuvre. Il faudrait en fait, dans cette logique, être jusqu’au-boutiste, c’est-à-dire orienter le choix du matériel de l’auditeur potentiel vers celui, précisément, que le compositeur a utilisé pour entendre sa pièce — car tout peut changer d’un haut-parleur à l’autre. De même, s’il voulait vraiment assumer tout l’espace et ne rien laisser au gré d’une autre personne, voire à l’aléatoire d’une certaine situation d’écoute, le compositeur d’un « art des sons vraiment fixés » devrait connaître (23), voire même imposer, non seulement le qualitatif précis d’un certain dispositif mais aussi l’emplacement des projecteurs de sons (chez l’auditeur-consommateur potentiel), et surtout la géométrie, donc l’acoustique de l’espace de perception, réellement externe. Est-ce seulement possible ? Faute de quoi, les compositeurs adeptes du multi se replient alors vers ce qui reste, la stéréophonie (excusez du peu) et imposent à l’acquéreur et à d’éventuels interprètes des contraintes  de projection quelque peu contradictoires, si l’on tient fermement à ce qu’on avance. Ce qui est le cas de l’auteur : « si le disque représente l’œuvre elle-même, celle-ci doit avoir été réalisée pour lui ou tout au moins y trouver sa meilleure présentation (...). Dans les autres cas ce repiquage constitue un non-sens ou au minimum une trahison à l’esprit de l’œuvre et une falsification pour l’auditeur (ou alors c’est la diffusion sur acousmonium qui ne va plus) » (A, 4, a, p. 45).

            Dans cette logique, l’on pourrait attendre de l’auteur de cet article l’absence de cette espèce de concession qui ne peut que faire passer la stéréo, pour ceux qui la pratiquent, comme moins fiable que le multi. Et l’écoute du CD « Feuillets d’album » comme un monitorage, en attendant mieux. L’on se demande comment le néophyte qui est persuadé d’avoir acheté une chaîne stéréo correcte peut faire pour s’y retrouver. Cependant dans son article, l’auteur, tout attentif qu’il est à son sujet, se pose tout de même le problème du mode de restitution multiphonique à une échelle domestique. Il regarde vers ce que l’on peut actuellement voir dans certaines grandes surfaces comme système de reproduction du son, façon cinéma. L’auteur imagine ensuite l’organisation de séances  (comme on parle de séances de cinéma) de projections multiphoniques acousmatiques. Par analogie avec le cinéma, autre art de support, il est persuadé que le public pourra venir s’asseoir pour assister à ces séances/concerts désincarnés, projections d’images de sons. Il revendique donc clairement l’absence d’interprète, presque gênant parce trop humain, et compte sur les propriétés des machines pour n’être précisément que ce qu’elles sont, des engins productifs générant ordre et exécution. Il espère que le public viendra — aussi nombreux qu’au cinéma — assister à ces manifestations. J. M. Duchenne est un visionnaire. Ce qu’il décrit est pour l’instant une utopie qui fera disparaître peut-être le concert traditionnel au cours du prochain millénaire, mais pas tout de suite. Pourquoi ? Parce que les gens ne veulent pas encore d’un concert sans sueur humaine, produite par « des individus de chair et d’os » (A, 4, d, p. 48). Et puisque l’analogie est faite avec le cinéma, ce mouvement d’images réelles projetées sur l’écran, les spectateurs ne sont pas près de se confronter sans explication directe (merci à l’interprète toujours présent) à une projection d’images virtuelles de sons. Je sais tout cela pour l’avoir très souvent pratiqué en concert. Le public est demandeur d’un contact, d’une mise en scène (même modeste), d’un peu d’humour aussi ou même d’explications (esthétiques, musicales, pseudo-scientifiques, etc...). Bref, d’être en présence d’un travail en interaction, d’un échange homme/machine, où la part d’humanité est d’importance. C’est encore ainsi, et peut-être même pour longtemps. Cette réalité de fait ne doit pas être une barrière entre la production de l’œuvre et sa projection. Est-il encore trop tôt pour tout produire en multi ? Qu’à cela ne tienne. L’essentiel est d’habituer les gens à l’écoute acousmatique, à ces fameuses images qui ne rayonnent pas  comme celles du cinéma, à ces traces sur support qui sont finalement plus “légères” que celles captées par la vue, moins chargées de sens immédiat. N’ayez pas peur ! Le plus dur reste à faire ! Rapprochons-nous du public par tout les moyens, il y va de la survie de cet art de support cinquantenaire : l’art acousmatique. Cherchez moins, mais répandez plus ! Sortez du studio, des cryptes spéculatives et proposez le plus possible de faire entendre ce que vous avez produit. N’attendez pas d’exceptionnelles conditions de projections, de concerts, de répétitions, qui ne seront  encore que très rarement rassemblées. Ne soyez pas frileux ! Faites de l’art acousmatique une de ces musiques du monde (même technologique), un moyen d’expression — votre moyen d’expression. Rassemblez sans brader ; soyez rigoureux mais pas intransigeant. Organisez, projetez, interprétez, communiquez...

            Il est intéressant de comparer l’usage de je fais des mots « diffuser », « projeter » et « interpréter » (24) avec celui que propose J. M. Duchenne. Diffuser, terme générique, regroupe en fait l’ensemble de la démarche logistique pour organiser un concert de musique acousmatique et ne concerne pas uniquement l’action de la personne à la console le soir du concert. Celle-ci doit porter le nom d’interprète, ou de projeteur — et ne souffre pas guillemets. Je propose, plus général, ce dernier maillon de la relation :

Compositeur              Production                            Diffusion

            projet               réalisation                                stratégies

                                    composition                             structures

                                    écriture                        concerts

                                                                                   interprétation

            D’autre part, qui est ce “véritable interprète” (instrumental) qui “fabrique” la musique ? Il est certain que si l’on considère l’interprète de musique acousmatique comme un simple “diffuseur”, c’est-à-dire un machiniste, la comparaison n’a même pas lieu d’être par rapport à un interprète de musique instrumentale. L’instrumentiste ne compose rien. Je renvoie à ce sujet au tableau que j’ai précédemment cité (relation A). Il a un rôle médiumnique, s’ingérant en toute fin de la chaîne que constitue la pensée a priori du compositeur, la partition (mémoire de cette pensée), le joué de l’interprète. Il transmet en traduisant en sons ce que le compositeur a minutieusement noté. Par contre on peut dire de celui qui se sert de l’acousmonium,  qu’il dispose d’un moyen de re-créer l’espace interne de l’œuvre. Sa présence rassure, nous en sommes très exactement là. L’obscurité totale est souhaitable, de temps en temps, pour laisser aux oreilles la liberté de respirer un peu. Il ne s’agit pas non plus de faire peur par une projection acousmatique. À quoi bon ? Et cette musique, plus qu’une autre, peut générer des sentiments d’angoisse qu’il n’est pas souhaitable d’entretenir trop longtemps. Par contre un concert où l’on joue en contraste, où l’on amène progressivement l’auditoire à pouvoir concevoir une perception en aveugle, en fondant dans la programmation un noir total, évocateur, peut tout à fait fonctionner.

            En parallèle, je propose les quelques réflexions à propos d’une expérience perceptive que j’ai effectuée, avec « Feuillets d’album » de Duchenne, alors que je travaillais dans un institut pour jeunes déficients visuels.

            Olivier est assis perpendiculairement aux haut-parleurs. Il écoute l’œuvre. Soudain, il se lève et à tâtons se dirige ostensiblement vers le centre perceptif formé par la projection des deux haut-parleurs. Olivier est non-voyant. Son oreille seule perçoit les mouvements de la pièce mais tout son visage se tourne tantôt à gauche, tantôt à droite en fonction de ce que projette cette composition acousmatique mouvementée dans le petit espace de deux haut-parleurs. La projection est totale, la tenture “naturellement” réelle et concrète ; il s’agit effectivement d’un cinéma pour une oreille qui voit. La pièce s’y prête admirablement : dans l’aspect narratif de sa forme (du moins est-ce moi qui l’assimile comme tel, le sous-titre étant “le narratif et le plastique”), où une personne que l’on dit âgée fait des apparitions récurrentes, se raconte avant d’être interrompue (en simplifiant) par des passages plus “musicaux”. Une habitude se crée, une rythmique, une histoire se raconte, mise en scène par l’audible. L’effet acousmatique joue à plein. Olivier a entendu un mouvement  pour l’oreille qui lui a également permis de repérer des images également générées par le matériau et le contexte,  formants de l’espace interne de la pièce. Cette spontanéité était particulièrement émouvante ; cette écoute aveugle (25), renforcée par l’ “effet-support”, c’est-à-dire cette autre dimension de la perception que celui-ci permet « favorisant la séparation de la chaîne des signifiants par rapport à celle des signifiés musicaux » (F. Bayle, 1993, p. 30). Cette écoute prenait alors tout son poids, toute sa réalité concrète. Dans ce cas, comme pour tous les déficients visuel et les non-voyants, l’habitude d’une écoute dans l’obscurité n’est pas une nouveauté comme cela le sera pour des “correctement voyants” dans une situation de concert acousmatique. Il faut donc habituer ceux qui font la démarche de venir écouter notre musique à franchir petit à petit le passage de la lumière à l’obscurité. Rien ne doit être imposé . Ce n’est pas parce que tout le rituel est pensé sur le papier, avant, même des années avant, que cela va forcément fonctionner. Il ne faut pas laisser à l’expérience événementielle, que certains voudraient salvatrice, le pouvoir de détruire une pratique culturelle en devenir. L’École Française de la musique savante, depuis Rameau et son Traité d’Harmonie a toujours été particulièrement théorique. En témoigne donc cet ouvrage fameux, qui essaye de décrire par les mots, pour la première fois, les règles de l’harmonie, avant même que son auteur ne découvre « le principe de résonance du corps sonore » (Kremer, 1986, p. XIII). En témoigne également le cours de composition de Vincent d’Indy ainsi que d’autres ouvrages plus ou moins connus. Enfin, dans de très (trop) nombreux conservatoires, l’enseignement théorique précède la pratique instrumentale ou l’accompagne lourdement. Encore une fois, il me semble, à la lecture de cet article, que son auteur se situe également dans une perspective plus théorique que pratique. De nombreux points de réalisation d’un concert acousmatique multi, on l’a vu, y sont détaillés, et ce jusqu’à une approche tendant à regrouper en catégories le type de salle que l’on devrait rencontrer.

            Si concret et abstrait, attribués à la musique,  proposent très nettement une profonde différence de nature, il n’en va pas de même, au sujet de la projection, avec stéréo et multi. Il est trop tôt encore pour imposer une nouvelle démarche projective. Le concert d’une musique autre qu’acousmatique, avec le rituel interprète/auditeur, est devenue une pratique quasi-naturelle à force d’être culturelle. Faire accepter culturellement le concert projectif comme il se pratique et se pratiquera encore longtemps (sans exclure les versions multi) reste à faire. Le court traité de projection multi de J. M. Duchenne est encore trop théorique et par là-même, abstrait. Alors que l’espace externe d’une œuvre est un espace concret. L’on notera au passage les différences qui sont mises en jeu dans l’article, (notamment sous B, 6), entre espaces réels et virtuels. L’auteur inclut théoriquement réel et virtuel  dans ce qu’il appelle l’ “espace interne” d’une œuvre multi. Il rend l’espace externe classique “négligeable” ou “non significatif”. Il considère virtuel l’espace stéréo, et réel (dans le cas du multi) « l’endroit d’où le son est effectivement diffusé dans l’air ». J’avance pour ma part et pour les raisons entrevues auparavant, que l’espace stéréo est bien, par les qualités de son relief, réel et que l’espace multi est un espace pointilliste, événementiel, essentiellement défini par son aspect monophonique réparti sur plusieurs points de projection différents. Je m’en tiens pour ma part, je l’ai déjà dit, à cette réalité inévitable expliquée par M. Chion (1988, op. cité), « de la présence qu’ajoute à l’espace externe, même sans intervention, l’acoustique [d’un] lieu » ; et ce : quel que soit le type de projection. Enfin l’espace stéréophonique n’est pas une superposition, c’est quelque chose de différent.

            Finalement, ce qui nous est proposé avec le multi , c’est le concert “clefs en main”, où l’originalité ne revient qu’au concepteur, les autres n’étant que des techniciens bon marché où le spectaculaire l’emportera sur la profondeur : « un p’tit concert acousmatique, ça coûte pas cher (pas de musiciens), c’est vite préparé (8 ou 12 enceintes, et hop !...). Et ça fait de l’effet !... »

            Lorsque j’ai assisté à une projection de ce type, chez Duchenne, l’impression la plus marquante restait quand même celle d’un espace trop présent. Dans les spectacles que l’auteur propose, « La Voix souterraine » (8’) par exemple, il est indiqué : « petite pièce ou espace ouvert, à l’écart, acoustique réverbérante, noir ». Est-ce alors assumer l’espace que de proposer des indications sur le papier sans avoir  écouté dans le lieu même, avant le soir du concert ? Toutes les acoustiques réverbérantes conviennent-elles, et de quelle façon doivent-elle être réverbérantes ? Devant ce flot de questions qu’est en droit de se poser l’organisateur qui loue le concept, ne vaut-il pas mieux la présence d’un interprète qui assume tout le concert, du choix des pièces à la projection finale ? La rentabilité du concert multi, comme il nous est présenté, implique la possibilité (et la nécessité) de l’absence du compositeur de l’interprète/concepteur, n’est-ce pas ? Mais en sommes-nous déjà là ? La question reste posée...

 

N O T E S

 

(1)       Ed. CDMC/Entre-temps, (sous la direction de F. Nicolas), Paris 1997, pp. 63 à 67.

(2)       In GRM, programme-bulletin n°5.

(3)       Bayle (1977), in Cahiers Recherche/Musique n°5 : « Le concert pourquoi ? Comment ? », Ed. Ina-GRM, Paris 1977.

(4)       Chion (1988), in revue l’Espace du Son n°1, « Les deux espaces de la musique concrète », Ed. Musiques et recherches, Ohain 1988 pp. 31 à 33.

(5)       Au sujet de cet ouvrage, l’on peut consulter Bocca, (1997).

(6)       On pourra à ce sujet de reporter à Vaggione, (1991).

(7)       Cf. Bayle (1993), p. 65.

(8)       « Le compact disque (...) un support merveilleux pour la diffusion » (Chion, 1992, p. 23).

(9)       Cf. également Bocca, (1991).

(10)     Schaeffer (1952, p. 26).

(11)     Stoianova (1978, p. 80).

(12)     Cf. note 1, ainsi que le chapeau de l’article. Que cet article ait été le seul dans la revue CDMC/Entre-temps à faire office de référence en matière de concert de musique acousmatique me semble regrettable. J’aurais souhaité, dans une publication de ce type, plus de profondeur quant à la recherche qui se pratique dans ce domaine.

(13)     Carences qui existent aussi bien dans la réalisation d’un concert traditionnel...

(14)     « Pour moi, la musique est un phénomène acoustique, et la partition ne sert qu’à communiquer avec les interprètes » (Ligeti, 1997).

(15)     C’est moi qui souligne.

(16)     Celui-là même que je recherche le plus souvent.

(17)     Je fais de nouveau référence ici à Chion, (1988).

(18)     On peut se reporter à Condamines, (1978).

(19)     Par multi, j’entends ici multipiste et multiphonique.

(20)     Boulez, (1966, p. 379).

(21)     Aspect et non cas particulier.

(22)     Mais existe-t-il seulement une profession d’interprètes de musique acousmatique qui soit reconnue ?  Qu’en est-il dans ce domaine pour le multi ? Est-ce déjà si répandu pour que l’on puisse parler de “réalisation de manière professionnelle” ? Organiser un concert acousmatique comporte des points encore irrésolus qui dépassent les “simples” questions de types de projections (voir plus haut, au sujet de l’article de B. Dubedout). À moins que l’auteur ne veuille parler de la qualité professionnelle de l’œuvre et non de celle du concert.

(23)     Pour l’avoir réellement entendu et non théoriquement (cf. sous B, 7).

(24)     Cf. Bocca, (1992).

(25)     Dans le sens que lui donne Schaeffer (1966, p. 104) : « Écouter,  c’est prêter l’oreille, s’intéresser à. Je me dirige activement vers quelqu’un ou vers quelque chose qui m’est décrit ou signalé par un son ».

 

BIBLIOGRAPHIE & RÉFÉRENCES

 

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