« Concert multiphonie » : l’espace différencié

par Denise Garcia

 

 

            Ce texte a été commandé par le GRM pour accompagner le Concert Multiphonie dans ses prochaines présentations. Il a donc un caractère didactique et cherche à faire ressortir les côtés positifs et riches de cet événement.

            Pour l’écrire j’ai fait une enquête auprès de chacun des compositeurs participants, et c’est surtout ce matériau que le texte aborde. Je remercie pour leur collaboration tous les compositeurs interviewés, ainsi que M. Delalande pour ses suggestions, et Corine pour son aide précieuse pour la transcription des interviews. Enfin je remercie Jocelyne Curjol pour ses corrections grammaticales.

                                                                                              Denise Garcia

1.         Description du Projet

            En 1996, le GRM a décidé d’adopter un dispositif portable de projection sonore à huit pistes et de programmer un concert qui aura été le premier utilisant cette nouvelle configuration, qui conjugue les moyens de projection en huit pistes avec la conception traditionnelle de l’acousmonium. Le nom de ce concert fut « Concert Multiphonie ».

            Pour expérimenter ce nouveau dispositif, il fut proposé aux compositeurs du GRM de faire de ce concert un projet commun. Chacun a composé une pièce de courte durée et, le jour du concert, toutes les pièces ont été jouées à la suite sans interruption, formant un tout cohérent.

            Les contraintes communes pour les compositeurs ont été la durée des pièces d’une part, et l’implantation du dispositif de haut-parleurs d’autre part, le même pour toutes les œuvres.

            La mise en place des haut-parleurs n’était cependant pas restreinte à une disposition en cercle de huit voies, mais à une disposition plus large, permettant aux compositeurs différentes options pour l’écriture spatiale. Deux cercles de haut-parleurs entouraient le public par huit points différents. Ces deux cercles étaient eux-même environnés d’un espace plus large, comportant une disposition plus frontale de groupes de haut-parleurs en stéréophonie.

            Ce « Concert Multiphonie » a eu lieu le 16 mars 1997 à la salle Olivier Messiaen de la Maison Radio-France.

2.         La projection dans l’espace, l’acousmonium et l’écriture multipiste

            Francis Dhomont a écrit dans son texte « Navigation à l’ouïe : la Projection Acousmatique » que « la véritable “conquête de l’espace” par le son c’est le médium électroacoustique qui va la permettre, non seulement parce que la technologie qu’il utilise lui en fournit les moyens, mais surtout parce que progressivement ce qui n’était qu’un effet ornemental va devenir dans les compositions électroacoustiques, une nécessité formelle et l’un des éléments constitutifs de la pensée et du langage » (Dhomont, 1988).

            On peut cependant penser que les moyens technologiques ne sont pas responsables d’une “conquête de l’espace”. Ils sont plutôt le résultat d’une nécessité, à cause d’un manque, le problème central en étant la séparation du son du corps qui l’a produit — une séparation dans le temps et dans l’espace.

            François Bayle confirme ce point de vue, quand il dit que « toute la problématique de la musique électroacoustique est dans le fait qu’elle est fondée sur la disparition des causes du son », ainsi qu’on le verra dans la suite de ce texte.

            Une nécessité a alors suscité des recherches sur la projection des musiques dans l’espace dès les premiers concerts de musique concrète, (dans les années 50). Dans les années 60 les premières projections multipistes ont eu lieu, soit avec plusieurs magnétophones mono ou stéréophoniques, soit avec les premiers magnétophones en quatre pistes. Ce type de projection en quatre pistes, avec un haut-parleur dans chaque coin de la salle, est même devenu un standard à cette époque-là.

            Dans les années 70, le GRM, sous la direction de François Bayle, a conçu l’acousmonium, un dispositif de projection sonore qui s’est totalement opposé aux implantations en carré. Au lieu d’une disposition entourant le public, l’acousmonium a opté pour une disposition frontale, avec sa conception de 80 projecteurs de sons (haut-parleurs), disposés par paires stéréophoniques, sur plusieurs strates en profondeur. Les haut-parleurs utilisés par l’acousmonium sont de calibres très variés, ce qui permet de donner aux sons des colorations différentes. L’acousmonium est pensé à la fois comme un orchestre de haut-parleurs et comme un instrument de mise en scène du son.

            Daniel Teruggi, actuel directeur du GRM, a affirmé, dans une de nos conversations, que l’acousmonium est un dispositif qui s’adapte bien à l’espace du concert et permet une projection de la musique très riche et variée : à la fois colorée et spaciale. D’un autre côté, l’acousmonium implique une dimension d’interprétation qui demande une réelle expérience du dispositif.

            Pour adapter l’acousmonium à la projection en huit pistes, sa conception initiale fut modifiée par ajout de groupes de huit haut-parleurs de même calibre.

            Dans une œuvre mixée en stéréo la relation entre les sons est déjà fixée. La multiphonie permet une indépendance, une clarté plus grande des sons et de leur projection dans l’espace.

            Mais la vraie différence que la projection en huit pistes apporte est plutôt dans la phase antérieure à la projection de l’œuvre. La projection en huit pistes implique une écriture en huit pistes. C’est dès le travail en studio que le compositeur fixe les sons dans l’espace. Ce qui entraîne une limitation du rôle de l’interprète au moment de la projection en concert.

3.         Le Concert Multiphonie

            Comme je l’ai dit dans la présentation de ce projet, une des contraintes pour les compositeurs est l’implantation commune des haut-parleurs pour toutes les musiques, avec une même distribution des pistes dans la salle. Cela peut a priori paraître comme une homogénéisation, une limitation de l’expression créative de chaque compositeur. Ce n’a cependant pas du tout été le cas, ainsi qu’on a pu s’en rendre compte au moment du concert. Chaque œuvre témoigne au contraire d’une conception différente de l’espace, ce qui apporte à l’expérience une richesse imprévue.

            Dans la suite de ce texte, les différentes conceptions poétiques de chaque compositeur sur l’espace seront examinées, ainsi que la manière dont ils pensent leurs musiques.

            François Bayle : « Arc » et « En Ciel ».

            En une unique réponse à notre enquête, François Bayle a tout dit à propos de sa conception de l’espace dans la musique électroacoustique :

            « Il y a deux façons de définir un être, et je n’en connais pas d’autres que ces deux-là : un être se définit soit par sa cause, c’est à dire son origine, son contour, d’où il vient, où il est, etc... L’explication des choses par les causes, c’est une catégorie essentielle, très importante. Dans la musique électroacoustique on la fait disparaître. Toute la problématique de la musique électroacoustique est là. Elle est fondée sur la disparition des causes du son. Il faut quand même mettre le point sur ce problème névralgique le plus délicat. La musique est difficile à comprendre, mais quand on a les causes, on tient quelque chose ; alors que quand on ne les a pas, on a perdu un outil de compréhension fondamentale. Je suis donc rejeté dans une autre position philosophique : dès lors qu’un être n’est plus explicable par les causes, ne dépend plus des causes, qu’est-ce qui reste à cet être ? Il ne reste plus que le mouvement et la position dans l’espace, autrement dit le refoulement de l’écoute des causes d’un son, provoqué par ce qu’on appelle l’époché. L’époché est la position phénoménologique qui consiste à refouler la cause, à ne pas vouloir savoir la cause — parce que la cause finalement n’est pas explicative.

            « Tout le problème de la causalité, s’il est sans doute pertinent, est aussi en même temps, trompeur, lourd et pénible. Il tire la pensée dans une espèce de régression. Pas même une impasse : une régression ; parce que cela fait marcher la pensée à reculons, vers la cause, au lieu de la faire marcher en avant, vers l’effet. Il y a quelque chose de complètement déficient dans cette façon de penser.

            « On a la possibilité d’étiqueter les être sonores, en disant par exemple : « cheval ! », lorsqu’on on entend un cheval qui marche, avec son déplacement qui est très riche en significations, son contour, la manière dont il bouge quand il est là devant nous. Plus tard, en studio, ce sont les paramètres d’écoute seuls qui deviennent importants, c’est sur eux que mon attention va être tout à fait aiguisée pour écouter tous ces êtres mystérieux et invisibles, les compter un par un afin d’en avoir une idée, de savoir combien ils sont, comment ils se meuvent, etc... Est-ce qu’ils reviennent ? Est-ce que je les reconnais lorsqu’ils reviennent ? Ont-ils changé d’aspect ? Toute cette translation entre l’explication causale maintenant interdite et l’explication spatiale maintenant autorisée : c’est justement le terrain de la musique électroacoustique ; c’est par là que le compositeur a quelque chose à dire — et c’est cela qu’il dit même s’il ne le sait pas.

            « Si on veut essayer de comprendre ce qui se passe au juste : je crois que toute la question phénoménologique de la perception auditive en situation acousmatique consiste en un transfert de la question causale vers la question spatiale, et c’est la raison pour laquelle cette musique est dans une grande énigme d’écoute, et en même temps très riche, très intéressante parce qu’elle exploite cette catégorie de l’espace que jamais la musique n’avait pensé à exploiter jusqu’à nos jours.

            « Maintenant le vrai problème, c’est que la question spatiale n’est pas facile à géométriser. La représentation spatiale est pleine de défauts, et on a beaucoup de mal à voir une orientation. Avoir une sorte de lecture géométrique de l’espace, est quelque chose qu’on ne connaît pas. Mais c’est la raison même de la musique, la raison de l’art : d’élucider quelque chose que l’on ne comprend pas, quelque chose de mystérieux — et d’amener cet objet mystérieux dans une fenêtre perceptive où on le perçoit, où on le reçoit, où il demeure presque complètement inexplicable, mais clair à la perception. Il ne faut pas être étonné, que l’espace soit confus : c’est justement pour cela qu’on l’utilise beaucoup !

            « Dans un studio on a surtout le problème de faire venir du néant quelque chose qui s’écoute dans la durée. Cela est le problème numéro un pour la plupart des compositeurs. Pour ma part, je pense que c’est un problème d’espace, que la durée s’inscrit dans l’espace. Aborder la question à partir de la durée n’est pas du tout le bon axe d’attaque. Il s’agit beaucoup plus, à mon avis, de créer des êtres vivants qui se meuvent dans l’espace, car, étant donné qu’ils n’ont pas de cause, c’est leur seule possibilité de vie. »

            Les œuvres « Arc » et « En Ciel », joués dans ce concert, exploitent des sens spatiaux opposés. François Bayle parle toujours de l’une par rapport à l’autre. Pour lui ce sont deux points de vue dans un « espace d’espaces possibles ».

            « Arc » construit un espace concentrique, tendu, une courbe, avec une espèce de pression. À partir de cette pression, c’est-à-dire grâce à elle il y a un jaillissement, une expansion. L’arc de tension se fait dans le champ de la hauteur, avec des arpèges descendantes et la présence constante d’une pédale de sons harmoniques. Le jaillissement se fait dans le champ du timbre, comme des couleurs dans l’aigu qui se dégagent de ces sons premiers. Les arpèges font un mouvement vers le bas et les couleurs se dégagent vers le haut ce qui construit l’image de l’arc.

            Mais ce qui intéresse Bayle, c’est de créer des mouvements tourbillonnants dans cette apparence d’homogénéité — grâce à de légers décalages de phases entre les pistes stéréophoniques, imprimant un relief aux sons.

            « En Ciel » propose un espace dispersé. Il y a ici un flottement complet, il y a des directions « puisqu’on est finalement dans l’espace le plus général qui soit, le ciel, sans contour, sans obstacle. » Les morphologies semblent ne pas avoir de relations entre elles. Bayle les décrit comme un jeu de points par rapport à des masses plus cohérentes qui créent des fonds. Cette opposition “fonds et points” est déjà contenue dans le choix des matériaux : d’une part des sons avec des références instrumentales et d’autre part des sons plus “bruités”.

            Alors que dans « Arc », l’auditeur est au centre de l’écoute, les événements sonores de « En Ciel » sont sans points d’ancrage, les différentes directions n’ont pas de centre commun.

            Jacques Lejeune : « L’Église oubliée ».

            À dix ans d’intervalle, Jacques Lejeune a écrit quatre œuvres dont le sujet était la forêt. Alors que dans les premières, le contenu anecdotique avait une force très expressive, peu à peu cette référence à la forêt a cédé la place à un travail sur la morphologie de la forêt. Dans sa dernière pièce, « L’Église oubliée », il part d’un matériau anecdotique pour arriver à une écriture spatiale morphologique. La première partie de l’œuvre fait entendre des sons narratifs et descriptifs : des oiseaux, une porte qui s’ouvre, des pas... Quelqu’un entre dans la forêt et y découvre une église. Cet itinéraire descriptif, où les sons ont une forte connotation extra-musicale, s’arrête là. L’écriture morphologique se déploie en une sorte de forêt symbolique à partir d’un son de cloche — un matériau qui n’a aucune relation anecdotique avec la forêt, mais en donne le sentiment par une écriture du foisonnement.

            Le travail avec ce matériau-cloche a été méticuleux et varié. La cloche y est utilisée comme son lointain, son percuté, corps résonant, etc... La trame est construite sur un jeu de présence et de distanciation de la cause du son.

            La multiphonie lui a donné cette possibilité de construire avec ces matériaux un espace topographique dont le modèle reste la forêt : un espace de sons multiples, qui se meuvent en toutes directions et entourent le public. Lejeune qualifie métaphoriquement cet espace d’arbre de cloches multipliées.

            Bien qu’il soit un compositeur attaché à la stéréophonie, Lejeune a accepté le compromis du projet multiphonique. Il s’est agit pour lui d’essayer de lier une écriture morphologique à une écriture spatiale. L’idée de la morphologie et l’idée de l’espace-forêt, sont ici travaillées comme une polyphonie multipliée et répartie spatialement. L’espace n’est pas ici un thème, ni le sujet de la pièce, mais une stratégie pour créer un paysage métaphorique. Ce qui traduit la pensée du compositeur à propos de l’espace multiphonique, comme écriture et comme paramètre possible de construction musicale. Bien qu’il trouve la possibilité de composer en multiphonie très intéressante, ce qui est important pour la musique, selon lui, n’est pas là. Dans toute musique, quelle qu’elle soit, il y a toujours de l’espace quelque part : ce n’est pas lui qui est le plus important.

            En dehors des problèmes d’ordre musicaux, une autre caractéristique de la multiphonie laisse Lejeune dubitatif à son sujet : une pièce multiphonique, de nos jours, peut difficilement se redonner en concert. Ce n’est pas un format courant.

            Poursuivant sa réflexion sur l’espace et la musique, Lejeune aboutit à une sorte d’utopie. Il n’est pas possible de penser à une standardisation de l’implantation des haut-parleurs dans une salle donnée, car chaque œuvre a une pensée spatiale qui lui est propre. Quelquefois cette pensée change au cours d’une même œuvre. D’où cette utopie selon laquelle chaque proposition poétique de l’espace, chaque conception spatiale serait respectée et déciderait de l’implantation des haut-parleurs, la modifiant même au cours de la projection d’une œuvre.

            Lejeune touche ici un point très important de la conception et de la poétique de l’espace que chaque œuvre détient. Il parle de musiques qui appellent un espace d’intimité, d’autres, plus dramatiques, qui appellent un espace ample, ou d’autres encore qui auraient besoin d’être projetées dans un espace de plein air.

            Quant à elle, « l’Église oubliée » est conçue pour être projetée dans une grande salle. Ce besoin d’espace large peut se ressentir dès le choix du matériau : le son de la cloche — qui est fait pour couvrir tout l’espace de la ville. Ici nous retrouvons l’image-morphologie de la forêt, qui est image d’ampleur, celle d’un espace illimité, même s’il s’emplit parfois de silence ou de petits sons.

            Dans une écriture narrative, Lejeune a beaucoup utilisé la spatialisation par paires stéréos, en créant une rupture, un silence entre les différentes morphologies. Ces objets sonores restent séparés, quelquefois présentés comme des fragments de mémoires qui s’effacent.

            François Donato : « Étude S. ».

            Cela faisait deux ans que François Donato avait l’idée de faire des compositions sur huit pistes. Le projet Concert Multiphonie lui a offert la possibilité d’en réaliser une. Son titre, « Étude S. », annonçait son caractère préparatoire, expérimental, en vue d’une œuvre de plus longue durée, « Quatre allégories d’amour », créée au concert de juin 1997 du GRM, à la Maison Radio-France.

            Pour Donato, le caractère préparatoire de cette « Étude S. » est un point important à livrer à l’appréciation de l’auditeur : qu’on sache que le but de cette pièce a été de faire une véritable “étude”. Le titre de l’œuvre reste un peu mystérieux — ne peut-on comprendre ce S comme initiale du mot Space ? Mais si le titre ne nous le révèle pas explicitement, le compositeur affirme que l’ « Étude S. » est bien une étude sur l’espace, et sur la manière de l’aborder dans la projection multiphonique.

            L’espace, selon Donato, est un élément qui a prioritairement deux fonctions : d’une part une fonction structurelle, quelque chose qui permet d’affirmer l’architecture d’une pièce, de contribuer à sa cohérence ; et d’autre part une fonction dramatique. Ces deux fonctions sont très liées aux modes d’écoute. La fonction structurelle est en rapport avec une écoute naturelle, où l’espace sert à localiser les sons et éventuellement dire s’ils sont loin ou proches, et comment l’auditeur va s’adapter à eux. La fonction dramatique correspond à un deuxième niveau d’écoute, où l’espace devient un paramètre qui contribue à une mise en scène du son, et donc aux effets dramatiques.

            La matière sonore pour Donato recèle déjà quelque chose de dramatique. C’est l’espace qui révèle ces potentiels dramatiques. En permettant de structurer, de soutenir la structure de la pièce, par la mise en valeur des éléments principaux du discours, l’espace fait office de lien, en ce sens qu’il fait entrer dans le domaine de la relation, de la communication. Il permet de faire communiquer entre elles des choses qui pourraient autrement sembler disparates. Cela peut créer des relations entre les éléments de la pièce, soit entre les objets sonores eux-mêmes, soit entre des structures, des séquences. Donato voit l’espace dans la diffusion multiphonique un peu comme l’espace dans la vie, comme l’espace entre les personnes, entre les gens, les uns par rapport aux autres, près ou loin, en fonction de leur intimité.

            C’est dans l’avènement de ces relations entre les sons, conçus comme des personnages qui vont se déplacer, se déclencher les uns les autres, et se confronter dans leurs localisations spatiales que se construit le lieu de la dramatisation.

            Une autre possibilité de dramatisation provient du moment où l’espace permet de faire que la matière sonore ait une présence artificielle en raison, d’une part, de sa répartition dans l’espace, et d’autre part, du fait que l’espace permet de modifier son écoute en créant une ambiguïté. L’utilisation de l’espace par rapport à cette idée d’ambiguïté est très riche. Selon Donato, quand l’espace crée des ambiguïtés dans la perception des objets sonores, il leur donne une dimension qu’ils n’ont pas par eux-mêmes.

            Mais pour le compositeur qui donne un sens à l’espace, (soit poétique, soit dramatique), celui-ci a une fonction qui n’est pas comparable aux paramètres sonores traditionnels (hauteur, durée). La fonction de l’espace est liée à l’environnement, au lieu dans lequel on se trouve. Le positionnement des objets sonores qu’on entend dans l’espace renseigne sur ces objets sonores eux-mêmes, et sur leur provenance. Il suggère un comportement face à ces objets, et une compréhension de ce dont ils sont le signe.

            L’espace dans la perception auditive peut se comparer à la perception des odeurs. « Il est difficile d’envisager un art de l’odeur, même si les spécialistes qui travaillent sur la création des nouvelles espèces de fleurs travaillent aussi sur les parfums. Dans un paramètre comme le rythme, par exemple, une variation rythmique fait déjà partie d’un langage. Pour une personne qui ne connaît pas le langage, il ne lui reste que l’espace pour savoir ce qui se passe. Donc c’est un rapport de détection de la causalité. De même que l’odeur, mais sans qu’elle entre dans un langage. Les nuances de discriminations d’échelle au niveau de l’espace pour les oreilles sont beaucoup moins importantes que les autres paramètres ».

            Avec huit pistes il est possible de créer un espace global modulable. Dans « Étude S. » cet espace global se révèle dans une écriture où chaque objet sonore en déclenche un autre, et où il y a toujours un pont que lie ces différents objets — même lorsque ce “pont” s’appelle rupture. L’écriture multiphonique de Donato n’est pas une écriture polyphonique. Par exemple, une tessiture grave et épaisse qui se construit et se transforme vers l’aigu, est, à mesure qu’elle se déplace, une construction du timbre dans l’espace.

            Denis Dufour : « Fanfare »

            Au cours d’une interview amicale avec Denis Dufour sur son travail musical, il nous donne d’abord l’impression que pour lui,  l’espace dans la musique n’est pas un paramètre très attirant. Mais, au fur et à mesure qu’il parle de son travail, de ses conceptions poétiques, nous voyons qu’au contraire, l’espace occupe une place très importante dans ses préoccupations esthétiques et que son œuvre et ses réflexions théoriques sont le résultat d’un parcours où les questions sur l’espace ont été soigneusement travaillées.

            Dufour explique qu’il y a un espace qu’il n’entend pas tellement : l’espace topographique, géométrique, l’espace sonore délimité par la disposition des haut-parleurs dans une salle. Selon la terminologie de Michel Chion, ce serait l’espace externe de l’œuvre. Le mouvement d’un son dans cet espace, d’un haut-parleur à l’autre, est presque banal ; c’est le premier exercice que font ses élèves de composition, dès qu’ils ont accès à la stéréophonie. Au fur et à mesure de l’évolution des exercices, les élèves s’occupent des autres paramètres du langage, et laissent de côté ces mouvements de sons de gauche à droite. (Ceci n’étant pas une critique des travaux de spatialisation sonore de ses collègues...)

            Par contre, l’espace interne du son retient toute l’attention du compositeur. Dès son enregistrement, l’espace de chaque son est traité, jusqu’au mouvement spatial, déjà présent même dans un son mono. Un son qui contient en soi une image de mouvement, (le son d’un avion, par exemple) n’a pas besoin de traverser les divers haut-parleurs pour que notre perception construise cette image de mouvement.

            C’est pourquoi les espaces de chaque son sont choisis par Dufour avant la composition de l’œuvre. Il les sélectionne au moment du choix du matériau ; et n’accorde apparemment pas d’importance à l’implantation des haut-parleurs. Mais là aussi, ce n’est qu’une apparence : il semble que Dufour ne fasse pas consciemment, pour ses musiques, une liaison très définie entre le travail de l’espace interne des sons et une projection dans l’espace externe.

            Quand on lui demande  quelle est l’implantation des haut-parleurs qui lui convient le mieux, il se trahit en disant que sa conception de l’espace externe est celle d’un espace sans hiérarchie, sans direction marquée, où le public se place au milieu des haut-parleurs. Un espace finement traité pendant la projection de l’œuvre, où les sons bougeraient sans cesse.

            C’est évidemment cette conception de l’installation spatiale qui explique le travail minutieux des espaces internes des matériaux sonores. La meilleure manière de les entendre est de se placer au milieu des haut-parleurs.

            Cela explique aussi l’écriture très polyphonique et très chargée de son œuvre multipiste « Fanfare ». Conçue comme une musique à programme, elle s’est inspirée d’un texte de Tom Aconito. Ce texte a lui-même été écrit à la suite de conversations entre l’écrivain et le compositeur, et une fois le sujet choisi : la fanfare. Ce choix est en rapport direct avec la multiphonie : de l’idée des groupes instrumentaux qui jouaient en “antiphona” dans les églises, jusqu’aux multiples images symboliques/baroques. Dufour a pris ce texte et s’est laissé envahir par ses ambiances.

            Le matériau utilisé est constitué d’extraits d’enregistrements de fanfares sur disques, et de sons de souffles dans des tuyaux, enregistrés par le compositeur. Au-delà de leurs références extra-musicales et de leurs connotations anecdotiques, ces choix ont été guidés par la morphologie, et les qualités sonores internes. Il a pris des gestes de fanfares plutôt que des morceaux reconnaissable et les a combiné en créant une rhétorique où humour et parodie apparaissent clairement.

            L’écriture multiphonique de « Fanfare » est construite sur trois idées spatiales : la première, typique du style de Dufour, est l’écriture polyphonique à huit voix, où chaque piste joue une partie différente. La deuxième, une prise de son stéréo qui tourne sur les huit pistes. La troisième, à la fin de l’œuvre, des cors de chasse démultipliés et superposés sur chaque piste afin de créer une immense sonnerie. Ces première et troisième idées spatiales ne peuvent pas construire un espace dans une diffusion en demi-cercle ou frontale, puisqu’elles restent soit comme des points isolés, soit comme un grand fusionnement. Mais on peut imaginer que dans une implantation spatiale où le public se place au milieu des haut-parleurs elles créent un espace riche et varié.

            Daniel Teruggi : « Echoi ».

            L’espace a toujours occupé une place très importante dans les recherches compositionnelles de Daniel Teruggi. Dans les périodes créatives précédentes, il s’est notamment beaucoup investi dans l’écriture spatiale en quatre pistes, dont le résultat le plus connu est son cycle « Sphæra » (1984-1989), où chaque œuvre explore des possibilités spatiales différentes, dans une conception qui utilise à la fois quatre pistes, l’Acousmonium,  et Syter (comme contrôle la projection spatiale).

            Dans les années suivantes, son travail s’est développé avec Syter et différents dispositifs qui offraient moins de contrôle sur l’espace. L’écriture spatiale a été laissée un peu de côté. Cependant Teruggi a toujours été attentif au traitement de l’espace pour les projections de ses œuvres, résultat de sa  maîtrise de l’Acousmonium.

            Le Concert Multiphonie, avec son dispositif en huit pistes a été l’occasion un retour au travail sur l’espace. « Echoi », aboutissement de son expérience antérieure, montre une maturité par rapport aux difficultés de contrôle des résultats en composition multipiste, mais aussi une nouvelle manière de penser l’espace dans le style du compositeur.

            Si on demande à Teruggi quelle est l’importance de l’espace dans la musique acousmatique, il répond que c’est un paramètre fondamental, surtout dans ce type de musique où la source n’est pas physiquement présente. Mais pourtant, il ne croit pas que l’espace soit un paramètre sonore qu’on puisse codifier en degrés fixes, comme les hauteurs. Selon lui, une fréquence ne peut être mémorisée seule, mais elle peut l’être parmi le groupement de hauteurs qui forme la mélodie, et qui fonctionne comme une image (pour citer Bayle). Ce sont les rapports entre les hauteurs groupées dans une mélodie qui se constituent en image avec un caractère persistant dans la mémoire. Selon Teruggi l’espace ne peut se former en images comme la mélodie. Ou, du moins, ce répertoire d’ “images possibles d’espace” est très réduit, (comme par exemple le mouvement circulaire du son dans l’espace). Teruggi affirme que « le mouvement dans l’espace est riche en travail perceptif, mais il n’est pas riche en images. C’est là que réside la différence avec les autres paramètres (hauteur, durée...) ». Dans cette conception, l’espace est un paramètre d’attention, une manière d’attirer l’écoute : plutôt une stratégie qu’un paramètre.

            Il y a dans « Echoi » une volonté de travailler sur la vibration. Le travail spatial autour de ces huit pistes est centré sur deux propositions : des objets qui tournent et des objets qui rebondissent, d’un haut-parleur à l’autre. Tout cela en opposition à des structures beaucoup plus localisées spatialement, qui sont travaillées sur différents plans par rapport aux huit sources.

            Le thème, repris de la tradition liturgique byzantine (selon laquelle les modes étaient des formules mélodiques), souvent appelés Octoechos et organisés par groupe de deux, a été traduit par Teruggi en objets dédoublés en environnement octophonique. Ces formules, d’un type harmonique, presque timbral, ont amené le compositeur à travailler autour de la couleur du son.

            Le matériau de départ est constitué de sons qui ont une certaine caractéristique timbrale (piano, flûtes, etc). Il sont combinés, démultipliés dans l’espace, selon les principes décrits ci-dessus. Un son pulsé crée un rythme sonore ainsi qu’un rythme spatial ; et une tessiture épaisse, une couleur épaisse se construit par la combinatoire de différentes tessitures reparties dans l’espace.

            Les deux propositions spatiales travaillées dans la pièce (sons isolés tournant dans le “cercle multiphonique”, et structures très denses obtenues par superposition de plans très semblables) vont s’alterner d’une manière précise et de plus en plus complexe.

            Christian Zanési : « Jardin Public ».

            Zanési conçoit sa musique comme un organisme vivant. Les lois qui régissent sa composition suivent plutôt un modèle biologique qu’un modèle de structuration architectonique. Ce concept de “fonctionnement organique” est particulier ; c’est un ensemble de  règles. Zanési travaille avec des matériaux très différents et ces règles créent des relations entre ces différentes morphologies au sein d’une même œuvre, qui les font sonner ensemble naturellement.

            Comment peut être pensé l’espace dans une musique pensée comme un être vivant ? L’espace est quelque chose qui vient après. À la façon d’un compositeur qui compose son œuvre au piano avant de la transcrire pour orchestre, Zanési a d’abord composé « Jardin Public » en stéréophonie pour en faire ensuite une version multipiste. C’était là un choix stratégique. Par souci de ne pas perdre le contrôle et le niveau de complexité de son style musical.

            « Jardin Public » est né d’une idée musicale à partir d’un sujet extra-musical : « Dans un jardin public un homme est immobile. Assis sur un banc, il surveille du coin de l’œil son enfant... Pensées flottantes, images croisées. Souvenirs... Paysage intérieur... » Le matériau de départ est constitué, entre autre, d’enregistrements d’ambiances de jardins publics. On pourrait s’attendre simplement à la restitution d’un paysage sonore...

            Mais il n’y a pas que l’espace externe, celui qui entoure ce personnage immobile, mais aussi l’espace interne de ses rêves, de ses souvenirs et de ses pensées. L’espace de « Jardin Public » est une allégorie de l’espace égocentrique. Tous les sons tournent autour des auditeurs — placés comme ce personnage immobile et solitaire — et tous les gestes sonores sont dirigés vers eux. Ces deux espaces sont reliés entre eux musicalement par  un son continu, constitué de deux accords.

            Transformer l’espace externe du paysage en espace interne a été réalisé grâce à un travail sur la mobilité de tous les sons, — ce qui créé une ambiguïté quant à la perception du paysage externe. L’unique lecture possible est dans le domaine d’un espace interne réifié. Les sons, non seulement très mouvants, mais aussi fugitifs, nous échappent, nous soustraient d’une impression de réalité, pour nous rendre à l’espace mobile du rêve.

            Le travail d’écriture de l’espace devait aussi rester cohérent avec l’idée musicale. Zanési a pensé un espace où non seulement les sons se déplacent, mais où chaque couche sonore elle-même se déplace dans plusieurs directions et à des vitesses différentes. Pour réaliser ce travail minutieux, il a demandé à Emmanuel Favreau de lui adapter spécialement un logiciel.

            L’espace a aussi pour Zanési un fort potentiel de sensualité, — ce qu’il arrive mal à décrire — mais qui est en rapport avec la mobilité et la souplesse...

            Pour parler de l’espace, Zanési reprend les catégories de valeur et de caractère, développées par Schaeffer. La valeur est le paramètre qui est mesurable, quantifiable, comme la hauteur. Le caractère est le paramètre non mesurable. L’espace pour Zanési est une valeur car il est mesurable. Mais la mesure de cette valeur est extraordinairement complexe car c’est une valeur mouvante. La manipuler avec précision (comme on manipule la hauteur ou la durée) c’est en réalité toute une nouvelle culture sonore à acquérir. Mais l’oreille humaine ne s’est pas construite pour faire face à des discriminations aussi fines et aussi subtiles. Percevoir par exemple avec précision que tel mouvement sonore est deux fois plus rapide que tel autre paraît hautement improbable. De plus, ajoute Zanési, « cette idée de l’espace comme nouveau paramètre musical, est un thème discuté depuis le début du siècle, et malgré la permanence de cette intuition et de ce désir, le moins que l’on puisse dire c’est que l’on a pas beaucoup progressé... »

            Mais Zanési croit vraiment que l’espace est un « champ riche et foisonnant de possibilités expressives ». C’est cela qu’on peut entendre dans le travail complexe et subtil de « Jardin Public »...

            Jean Schwarz : « Octosax ».

            Jean Schwarz a pris le parti d’un espace de clarté, d’une dissémination de points. Au lieu de construire un espace composé, un espace ajouté, où le dispositif en huit pistes s’adapte à la conception de l’acousmonium, il a décidé de se restreindre radicalement au demi-cercle de huit haut-parleurs et d’expérimenter avec les huit pistes les possibilités d’occuper cet espace et de déplacer les sons dans cette géométrie pré-établie.

            Pour son œuvre « Octosax »,  il a été également très strict dans le choix du matériau : un prélèvement de deux phrases de saxophone de Sony Rollins. Ce choix a été déterminé par le jeu très énergique du saxophoniste, comportant beaucoup d’attaques. Le désir de Schwarz était de trouver des sons auxquels il pourrait faire subir beaucoup de traitements, ce qui suppose des sons suffisamment riches au départ.

            Le projet était à la fois de jouer sur un effet de masse (superpositions de plusieurs sonorités de saxophone) et sur un aspect rythmique avec les sons brefs (attaques). Ces sons ont subi une double série de traitements afin d’obtenir des timbres différents. Ainsi furent fabriqués beaucoup de matériaux, (rythmiques, harmoniques, sons tenus, etc.), où le timbre du saxophone n’est presque plus reconnaissable.

            Depuis longtemps Schwarz  voulait travailler avec des sons de saxophone. Il raconte qu’il avait ces sons dans l’oreille. Il y a en eux, dans la manière dont ils sont joués, beaucoup d’énergie, beaucoup de vie. Cela l’a amusé de pouvoir expérimenter à partir d’eux, de les transformer, de voir dans l’espace ce qui se passerait, et si ça  générerait une musique différente, dont on oublierait complètement la cause.

            La manière de travailler l’espace dans « Octosax » a consisté à remplir les pistes les unes en fonction des autres, soit en créant des mouvements tournants — en partant par exemple de l’arrière et en faisant tourner les sons, donc en les décalant les uns par rapport aux autres sur des pistes différentes ; soit en croisant les sons en étoiles. C’était comme un jeu. En prenant des sons différents, c’est le même son qui revient de temps en temps, soit dans la partie rythmique, soit dans des parties plus tenues, plus homogènes, mais c’est toujours à peu près le même principe. La règle du jeu était que les sons bougent sans arrêt, et de travailler avec huit sources, huit points de diffusion non hiérarchisées : sans accorder plus d’importance à l’avant, qu’à l’arrière ou qu’aux côtés.

            Cette notion de clarté (qui préside, comme on l’a vu, au choix du matériau et à l’implantation des haut-parleurs), est aussi la notion qui a guidé la fixation de la dynamique sur le support, (nuances, intensités, crescendos et decrescendos), de sorte que pour la projection il n’y a plus qu’à ajuster l’équilibre de la salle.

            Un son clair, précis, sans réverbération, et sans cesse en mouvement ; les pistes comme des points indépendants les un des autres dans l’espace ; et, surtout, un son riche et vivant : telles étaient, selon Schwarz, les règles du jeu pour « Octosax ».

4.         Conclusion

            Évaluation de l’expérience

            En général, le fait d’avoir participé à ce projet, pour les compositeurs, a été une expérience très positive, même s’ils signalent les problèmes qu’ils ont eu.

            La diversité et la richesse des conceptions poétiques sur l’espace, a été une agréable surprise pour les compositeurs. Aucune contrainte poétique n’avait été convenue, ni au niveau du matériau musical, ni à un niveau esthétique.

            La plus grande difficulté résidait dans l’imprévisibilité du résultat sonore dans la situation de concert. Il est difficile pour un compositeur qui compose pour la première fois sur huit pistes, de prévoir les différences entre le studio et la projection en concert. De l’un à l’autre la sonorité change beaucoup et seule l’expérience peut entraîner le compositeur à maîtriser cette transposition.  C’était un des problèmes signalés par Jacques Lejeune.

            Pourtant, même si l’expérience a été positive, il y a des regrets de la part de quelques compositeurs qui auraient désiré plus de discussion sur le sujet, et une évaluation plus précise des conditions techniques et des contraintes esthétiques que la multiphonie implique.

            La question de l’interprétation pour la projection en multipiste.

            Le concert Multiphonie a aussi suscité des réflexions sur l’interprétation des œuvres en huit pistes. L’interprète a, dans le cas de la projection stéréophonique, une grande responsabilité et aussi une grande liberté. Traditionnellement c’est le compositeur lui-même qui interprète son œuvre le jour du concert. Cela a commencé à changer ces dernières années, avec l’arrivée d’une génération de spécialistes du rôle d’interprète de musique acousmatique.

            Pour la multiphonie, les conditions sont différentes, car l’espace est fixé à avance. Les opinions des compositeurs sont divisées à ce sujet :

            Teruggi pense que l’interprétation en huit pistes est trop difficile à gérer pour laisser à l’interprète beaucoup de liberté. L’intérêt de la stéréophonie dans un dispositif comme l’acousmonium est la possibilité de jouer sur des simulations. On simule l’espace multiple, on simule une multiphonie à partir de seulement deux pistes. Avec huit pistes, qu’est-on est en train de simuler ? Seize pistes ? Teruggi considère que l’on risque alors plus de détruire les huit pistes originelles que de parvenir à en simuler seize. Si l’on veut seize pistes, travaillons directement en seize pistes ! La logique de la multiphonie est complètement différente de celle de la stéréophonie. Soit on considère que le moment du concert est un le moment fondamental où il faut gérer tout un espace et avoir vraiment un rôle d’interprète, ou bien  on considère que le travail a été fait à 80 % en studio et qu’il n’y a qu’à équilibrer l’ensemble au moment du concert. Beaucoup de compositeurs préfèrent cette deuxième solution, car peu de gens sont vraiment habiles à manier l’acousmonium. Teruggi raconte que la plupart des compositeurs ne font qu’ouvrir tous les potentiomètres pour finalement arriver à une situation très statique. Donc autant faire le travail sur le support, et donner l’impression à l’auditeur qu’il y a beaucoup de travail de l’espace dans l’œuvre...

            Pour Donato il y a de la place pour l’interprète en multiphonie. Il peut prendre des initiatives et il peut donner une vision. Mais les possibilités sont moins large qu’en stéréo. Pour les pièces qui fonctionnent avec des effets de localisations et de déplacements d’objets courts, le travail principal consiste à trouver un équilibre au départ. Alors que les pièces qui jouent sur des morphologies longues, qui se développent dans la durée, nécessitent plus de jeux : il faut les porter et les habiter.

            Bayle ne croit pas que le rôle de l’interprète va beaucoup changer en multiphonie. Pour lui l’interprète dans ce cas sera peut-être plus spécialisé. Il s’agira de faire confiance à la grande compétence, que malheureusement on ne trouve pas souvent.

            L’avenir de la multiphonie

            Sur des questions comme une possible standardisation des dispositifs, une plus grande accessibilité des conditions techniques, l’équipement de salles appropriées pour les projections, le développement des outils nécessaires pour l’écriture — la plupart des compositeurs du GRM, n’ont aujourd’hui pas beaucoup confiance en l’avenir de la multiphonie.

            François Donato est le seul à croire qu’on arrivera sûrement à une standardisation, mais cela ne lui paraît pas urgent. Il donne beaucoup d’importance à la nécessité de la poursuite du travail sur la multiphonie, avec une dimension expérimentale — en essayant que les musiques ne soient pas seulement  intéressantes en elles-mêmes, mais aussi du point de vue de la recherche.

           Dufour pense continuer à composer en multipiste. Il a surtout le désir de travailler en trois pistes, pour avoir des sons en stéréo, des sons en mono, afin également de pouvoir séparer la voix des autres sons. Pour travailler vraiment une écriture spatiale, Dufour dit qu’on aurait besoin d’une salle spécialement développée pour la projection multipiste, avec des dispositifs installés à demeure : 100 haut-parleurs toujours en place pour être connectés dans la configuration choisie.

            Zanési n’a aucun doute à vouloir continuer à travailler en multiphonie. Mais il lui faut d’autres outils, car son travail demande beaucoup plus de souplesse et de puissance.

            Teruggi affirme qu’il ne se pose pas la question d’un travail futur en multiphonie. Pour lui, le choix d’un dispositif se fait en fonction du projet musical. Sur la question des conditions techniques, il considère en général avant tout le côté pratique, disant qu’on fait avec ce qu’on a et qu’il ne faut pas rêver dans cette direction.

            Jean Schwarz et Jaques Lejeune n’ont été pas vraiment convaincus par l’écriture spatiale après cette expérience. Sans parler des difficultés déjà évoquées pour rejouer les pièces multiphoniques, ils ne pensent pas que cette expérience leur ait apporté quelque chose de nouveau. Schwarz insiste sur le danger du côté flatteur de l’écriture multiphonique.

            Bayle, par contre, songe à confier la pérennité de ses œuvres à la multiphonie. Avec la multiphonie, on peut considérer que l’interprétation est enrichie par un emploi compositionnel de la spatialité. Ce n’est pas dans le temps réel de l’exécution qu’on va traiter la question de l’espace, mais en studio, au niveau de la composition. Ses recherches vont actuellement dans ce sens. Mais il fera toujours des versions stéréophoniques de ses œuvres afin d’en faciliter l’interprétation : en fixant lui-même une interprétation des différents plans sonores, de sorte à ne pas laisser trop de liberté aux futurs interprètes de sa musique, — car trop de liberté mène à la perte !

            Compositrice brésilienne, Denise Garcia enseigne la musique à l’Université d’État à Campinas, São Paulo et Unicamp. Elle a fait ses études de composition à l’université de São Paulo avec Willy Correa de Oliveira. De 1979 à 1984 elle poursuit ses études de composition et de piano en Allemagne à la Musikakademie Detmold avec Giselher Klebe, et à la Musikhochschule à Munich avec Willhelm Killmayer. Au Brésil, elle a travaillé pendant huit ans au Centre de recherche théâtrale Lume-Unicamp, où elle a produit des compositions et dirigé pour la danse et le théâtre. Ses recherches sur l’enregistrement, l’étude des sonorités et l’art acousmatique ont été entreprises en 1989. Elle se consacre actuellement à la musique électroacoustique. Elle a travaillé au GRM à Paris durant l’année 1997, pour son doctorat.