Parcours, imagerie, et classifications

par Jacques Lejeune

 

 

            Ce texte a été écrit à partir de la conférence que j’ai donnée l’an passé au G.R.M. (Empreintes, mars l998), à la suite de l’analyse, par la classe du Conservatoire de Pantin (Christine Groult), de ma pièce L’Invitation au départ. Il entreprend de resituer cette pièce le plus largement possible, par rapport au corpus général de mes œuvres, en reprenant un certain nombre d’idées qui me sont chères et qui nourrissent ma réflexion de compositeur depuis plusieurs années.

1.         La vocalité

            Mon œuvre s’est construite progressivement sur le mélange des musiques écrites pour haut-parleurs, instruments/voix et leur mixité. Presque toutes mes pièces évoquent la vocalité, de près ou de loin et c’est par ces trois chemins à la fois, que la voix a trouvé sa voie royale. Elle s’incarne librement parmi les images de la réalité et les figures abstraites, dans les espaces fixe et à géométrie variable, dans la variation instrumentale et la métamorphose des machines. A ce polyfigurisme vocal s’ajoutent le choix disparate des textes, les inventions de jeux du chant et du langage, certains modèles animaux, l’ambiguïté entre les couleurs des sons et les alliages phonétiques. Pure et barbare, la voix qui parle et chante, qui rit et se fâche, emportée par l’éloquence et l’émotion, est devenue l’élément essentiel de ma théâtralité.

            Récemment, je terminais la présentation d’un concert-album en concluant ainsi sur les œuvres choisies, pour illustrer l’apparition de la vocalité humaine à l’intérieur de ma musique.

            Cantus Tenebrarum (1984), est une suite impressionniste qui se contente d’énumérer les titres pouvant évoquer le thème du Requiem, avec des mouvements vocaux divers et équivoques, jusqu’au final, Que le chœur des anges t’accueille, fait de lumière et de couleurs chorales. La première partie de cette dernière séquence est faite d’une texture de pépiements de voix aiguës. C’est la « voix animale » ou  « vibratile ». La deuxième partie s’alanguit dans la matière chorale. C’est la « voix animale » ou « étirée ».

            Dans Pour entrer et sortir d’un Conte (1990), l’aspect informel et caché de la voix, (chuchotement, plainte animale), représente la « voix archaïque » ou « suggérée ».

            Dans l’Ave Maria (1987), la voix suivant le modèle de prière de l’orant et ses disciples, par un effet de proche/lointain, d’un texte alternativement compréhensible et indistinct, évoque l’ombre et la pénombre. C’est pour moi la « voix des couleurs ».

            En regard, le Sanctus extrait de la Messe aux oiseaux, (1986-1987), qui respecte entièrement le texte de la liturgie, représente la « voix articulée » ou la « voix du texte ».

            Dans J’étais endormie mais mon cœur restait en éveil, extrait du Cantique des Cantiques (1990), apparaît au premier plan le jeu amoureux d’un couple qui se cherche, se cache, s’aperçoit enfin pour se perdre à nouveau, — dans des lieux différents, confinés ou d’évasion, — provoquant l’émerveillement et l’inquiétude, l’appel incertain, la réponse évasive, le soliloque, le monologue ou le dialogue décalé... c’est la « voix dramatique » ou « sentimentale ».

            Fragments gourmands (1995), est une pièce mixte pour voix, famille de saxophones et bande. Cette pièce avec la présence d’un “multi-instrumentiste-harangueur-camelot”, n’est pas conçue pour un acteur et représente la « voix naturelle » ou « non comédienne ».

            A propos de cette dernière musique, je dirais que j’y ai très souvent utilisé des voix d’amateurs, enfants et adultes, et ce, afin de ne pas tomber dans le piège du récitant professionnel stéréotypé, et afin de restituer leurs voix avec toute leur fraîcheur, leurs couleurs et leurs hésitations, — comme le font également parfois quelques autres, dans leur style propre, comme Michel Chion ou Denis Dufour.

2.         L’imagerie

            Mes pièces concrètes et mixtes sont majoritaires et mes pièces instrumentales minoritaires. Mais mon attachement à la musique, à la fois concrète, mixte et instrumentale, je le considère, sans état d’âme, comme un choix unique. Ce sont trois genres qui cohabitent dans un style général et une imagerie commune. Je ne considère pas les techniques en soi : ce que je trouve séduisant, ce sont les images qu’elles portent et les couleurs qu’elle drainent à partir de leurs modèles.

            Je vois là volontiers de la naïveté, par cette imagerie “bariolée” qui rôde autour d’un conte, peuplé d’enfance et d’oiseaux, avec une image du personnage tantôt burlesque, tantôt sacrée, dérisoire ou tragique. Voici ces images, selon une tentative de classement à laquelle je m’essaye depuis les années 1980.

I.         Le personnage et le paysage quotidien

II.        Le Fabuleux :

            II.1                  Les contes de la forêt profonde

            II.2                  Le rêve de l’eau vive

            II.3                  Légendes et magie de l’air

III.      Rituel et imagerie du sacré :

            III.1                 Messes et prières, 

            III.2                 Lamentos,

            III.3                 les amants, la mort et les Anges

IV.       Les oiseaux-fantaisie

V.        Les farces :

            V.1                  Le bestiaire

            V.2                  la gourmandise et l’érotisme

            V.3                  Les burlesques

VI.       Variations :

            VI.1                 Études et paraphrases

            VI.2                 Pièces inspirées de la métamorphose.

            L’Invitation au départ, par exemple, se situe dans la première rubrique de cette liste. Elle est concernée par ce qui vient d’être dit mais je suis obligé de préciser encore les définitions de personnage ou celle de paysage car elles sont chacune double.

            Le Personnage
            Il y a le Personnage “littéraire” comme l’Amant, l’Enfant ou la Mort, issu du sacré et de la légende ; ou le Personnage-titre de la saynète comme dans les Chansons zoomorphes issu du Bestiaire. Puis il y a celui qui m’intéresse ici, le Personnage qui se dissout et se désarticule comme un pantin, ou qui s’étire et se dilate, comme le bibendum.

            Je repense à cette figure de mouvement sur l’image des pas, dans Solitude de Blancheneige dans la forêt nocturne, qui, dans un glissé ascendant total, évolue d’abord dans un lieu clos que l’on pourrait assimiler à la pièce d’une maison, puis sur une surface gravillonnée qui pourrait être un jardin. Elle est comme parachuté de l’extérieur, sans fonction claire d’autant que son allure apparaît d’abord bourbeuse, puis brièvement retrouve son aspect réaliste pour être aussitôt projetée vers l’aigu. De cette précipitation, finira cependant par naître une représentation filiforme et coulée se diluant enfin dans le tissu général.

             La dramaturgie de ce type de discours apparaît en partie au travers d’un travail sur l’événement de la réalité avec, en surimpression, le motif du personnage, motif proprement plastique. Celui-ci, principe d’isolat d’un élément émergeant de son contexte, provient surtout de la voix non parlée ou des gestes brefs imagés par le son (pas, respiration, objets manipulés, présence animale, etc.) ; matériau stylisé, organique plus qu’anecdotique, il agit comme lien et vecteur entre images de la vie et figures d’espace ou de mouvement. Le personnage se distingue de la présence humaine ou animale dont il est cependant directement issu. Il en représente une structure autonome et simplifiée, il en est, en quelque sorte, l’archétype.

            Le Paysage
            Quant à la définition du Paysage, il faut la prendre sous sa double métaphore du « Paysage dans la forme » et de la « Forme dans le paysage », qui sont les titres de deux articles que j’ai écrits en 1988. Le « Paysage dans la forme » et de la « Forme dans le paysage », qui sont les titres de deux articles que j’ai écrits en 1988. Le Paysage dans la forme, c’est-à-dire le “paysage quotidien”, est pris comme “paysage-source”, comme un matériau brut qui subit et prend la forme de l’œuvre, progressivement en studio. J’en citerai deux définitions :

            La première : d’une manière générale, le paysage est le territoire de la réalité qui nous entoure au quotidien et qui représente l’existence sonore de la nature et des êtres humains dans leurs diverses manifestations familières. C’est un tout stable et perpétuel, une matière première à découvrir, un réservoir de petites formes virtuelles porteuses d’images et de figures. La seconde, plus énergétique : le paysage est peuplé d’objets familiers ou incertains, (caractère) qui possèdent une forme dont les registres de la figure et de l’image expriment la tournure plastique et le sens (théâtralité) et qui sont destinés à jouer avec des analogies, à se cacher sous un déguisement et à s’ouvrir aux métamorphoses.

 

            3. Diffusion et interprétation

            La définition du paysage donné dans mon article intitulé « La forme dans le paysage » signifie la diffusion l’espace, car « le volume entier de l’œuvre sur bande peut se déplacer l’espace du lieu grâce à l’orchestre haut-parleurs. Les points-sources son ne sont pas fixés définitivement et peuvent apparaître tel ou diffuseur son. multiplication ceux-ci leur répartition judicieuse permettent l’élasticité l’imago sa totale mobilité un espace d’écoute agrandie qui n’a limites que celles imposées par lieu : répand nouvelles directions gagne d’un véritable paysage ».

            Cette « diffusion-paysage » des pièces pour bande seule se fait par les figures suivantes :

I.         Passages

I.1        Déplacement simple du son d’un point spatial à un autre.

I.2        Mouvement de flux et reflux d’un point spatial à un autre.

I.3        Déplacement d’une figure sonore sur un fond sonore fixe.

II.        Conquêtes et replis :

II.1      Élargissement et rétrécissement du son à partir d’un point donné.

II.2      Jeux d’espaces (stratification/transparence) entre 2 ensembles de HP.

II.3      Déploiement et rétraction — tutti/solo.

III.      Émergences et disparitions :

III.1     Apparitions et disparitions ponctuelles (bulles à la surface de l’eau).

III.2     Émergences et immersions hiérarchiques.

III.3     Jeux de relais spatial entre différentes parties du dispositif de HP.

            J’en reviens à la diffusion de la musique mixte, en prenant pour exemple Fragments Gourmands, dont j’ai parlé au début. Par la volonté du compositeur, l’instrument ici est comme bridé dans les variations de son jeu temporel par les balises que crée le support et par l’irruption régulière de la voix de l’instrumentiste. Parallèlement, la souplesse des mouvements du jeu de diffusion de la bande est rigidifiée par la nécessité de la lisibilité de l’écoute. L’interprétation instrumentale n’est pas seule, ni la diffusion de la bande. On a alors le métissage des deux genres. De ce métissage provient en fait un genre musical en soi, qui possède ses propres valeurs d’équilibre, qui se construit sur la fluidité et la variété dans laquelle s’exerce, — pour moi : une relation de contact intermittent, le jeu de l’échange et de la poursuite et non pas celui de la fusion continue de la matière. Ce mode de composition, fait de chahuts et de rebondissements, violents ou légers, est proche de la situation théâtrale. Ainsi sont nées, chez moi, plusieurs pièces du même type, où la confrontation entre deux langages, et où l’articulation et la respiration, la vitesse et l’occupation de l’espace sont différentes, et par conséquent, complémentaires.

            Aussi je ne vois pas ici, dans la diffusion, un acte décisif qui aille jusqu’à une interprétation possible, comme c’est le cas pour une pièce pour bande seule. Cela me semble plutôt comme une action de localisation, en pondérant bien sûr cette expression car il existe toujours des gestes indispensables. Mais il faut les effectuer sans brusquerie et avec précautions, comme on transporte une pâtisserie fragile dans son emballage, en sortant du magasin.

            En fin de compte et à titre personnel, je choisirais quatre cas de figures :

            La musique instrumentale avec le libre choix de l’interprétation et de la localisation ; de même, pour la musique concrète sur deux voies, avec le libre choix de la localisation et de l’énergie de la mise en espace.

            Les musiques qui ont affaire à un espace obligé et nécessaire : la musique concrète en multipiste (qui présuppose des intentions de composition dans l’espace) et la musique mixte qui est également tenue à respecter un espace imposé par le besoin de lisibilité entre les deux types d’écriture sonnant de manière radicalement différente. L’un vit dans un temps artificiel, celui de la métamorphose, de l’étirement continu de ses morphologies et de sa propagation, l’autre dans le temps naturel de la vie, de la respiration et de l’extinction.

            Voici ci-dessous une catégorisation de ces divers espaces, afin de me faire mieux comprendre. Les numéros impairs correspondent aux espaces variés, à l’espace topographique, à l’espace de trajectoire et sont du domaine concret ; les numéros pairs, à l’espace vital, l’espace organisé, l’espace perçu et sont du domaine virtuel. Ce sont les espaces virtuels qu’il faut privilégier dans les musiques mixtes par rapport aux espaces concrets :

            1. Les figures et les images d’espace ou les espaces variés contenus dans l’intimité de l’imago, suggérés par des configurations particulières d’écriture mais aussi par des images réalistes signifiant l’espace.

            2. L’espace vital qui représente l’architectonique globale de l’imago résonnant de manière fixe dans un lieu déterminé (toute œuvre instrumentale ou électroacoustique entendue sur deux haut-parleurs et assimilable à un volume à peu près stable par rapport à l’étendue du lieu d’écoute).

            3. L’espace topographique ou celui de la disponibilité offerte par le site pour sa taille et sa qualité de résonance (mat, réverbéré, plein air).

            4. L’espace organisé par l’implantation éclatée de l’orchestre de haut-parleurs qui remodèle les propriétés de résonance du lieu envisagé.

            5. L’espace de trajectoire, dessiné par la diffusion de l’imago, par sa mise en jeu et en situation dans l’espace organisé et qui est donc celui d’une écoute agrandie, d’un nouvel espace conquis par l’œuvre mise ainsi en perspective.

            6. L’espace perçu par l’auditeur, qui reçoit l’œuvre dans la géographie mentale de son écoute, de manière individuelle et particulière.

 

4.         « L’Invitation au départ » (1983)

L’Invitation au départ est une musique élastique, ou la notion d’étirement existe dans les structures et dans les motifs isolés, dans la naissance du son dans l’image, dans la lente dilatation de la matière. Voici un extrait de mon article Le Jardin et la Forêt, (1993) : « la musique sur support est en effet davantage un art de la métamorphose que de la variation parce que l’outil sur lequel elle s’appuie joue en priorité de cet axe rétraction/étirement et ceci dans le temps comme dans l’épaisseur ou dans l’énergie. Cette constatation permet de traiter la réalité — dont l’apport est sans doute la seconde caractéristique d’importance de cette musique — comme une imagerie élastique qui ne peut être abordée que sous l’angle purement musical mais doit être pensée également dans les registres de la plasticité et de la théâtralité. »

            Pour créer une dramaturgie de la diffusion, c’est-à-dire suivre un scénario qui prévoie à l’avance les intentions et les situations, un schéma général qui tient compte des besoins de l’amplification ou de la stabilité générale, des paliers, des contrastes et de la vitesse des morphologies et des textures. (J’imagine celui-ci très simplement sous forme d’un graphique qui dresse un point de vue et qu’accompagnent quelques notes inspirées du bon sens. Mais je me veux modeste et je ne parlerai ni de partition, ni d’analyse exhaustive.)

            Composée de quatre mouvements principaux, ou de huit sections si l’on tient compte des sous-titres, L’Invitation au départ  se présente dans sa forme générale, en deux parties qui expriment deux états du vivant. La première, au travers de l’allégorie du passage de l’ombre vers le jour avec l’inertie, l’attente et la rêverie sur matières. Elle est de l’ordre du déploiement, du flux lent comme une inspiration illimitée. Il s’agit donc d’un espace qui s’organise avec parcimonie.

            La césure se situe entre les deuxième et troisième mouvements, Rêverie du départ et Trois aperçus du jardin qui s’éveille. Cette deuxième partie au contraire est représentée par le travail dessiné d’une succession de petites saynètes accolées, d’instants bigarrés alliant changements rapides de débit ou de surenchère d’orchestration et créant l’unité dans le déroulement avec des signaux qui les déclenchent et les rappellent : les déclics d’appareil photographique (pour la troisième partie, Aperçus...) et des départs précipités au clavecin (pour la quatrième partie, Fantasmagories...).

L’Invitation au départ (45’), en voici les différentes parties et leurs durées :

Partie I
1. Déchirure de l’ombre (9’15)
2. Rêverie du départ (7’06)
Partie II
3. Trois aperçus du jardin qui s’éveille (10’23)
                                  Harmonica de brume
                                   Ramages
                                   Silhouette de kiosque
4. Fantasmagories matinales dans la maison (13’25)
                                   En bas, quelque part
                                   Dans la chambre, dans la tête, le dernier rêve
                                   Entre les deux

 

            1. Déchirure de l’ombre

            Il s’agit d’une grande masse sonore qui s’amplifie pour refluer à partir de 3’, dans un mouvement qui va constamment en s’éclaircissant et en s’apaisant. On peut le concevoir comme une grande scène-paysage en écartant l’écoute latéralement par une large diffusion et en la rétrécissant progressivement, sans à-coups trop brutaux jusqu’au chant final, mi-flûte et mi-oiseau, qui doit finir très présent, tout près du public.
            Description :
            (0 à 1’10 : ) Bruit blanc trépidant et haché auquel s’ajoutent des cris de corneilles puis des nappes électroniques tonales qui se tuilent en trois couches.
            (1’10 à 3’00 : ) Amplification des nappes électroniques et tissage de vibrations, puis réapparition du bruit blanc par intermittence.
            (3’00 à 5’00 : ) Phase rythmique du bruit blanc domestiqué (noter l’apaisement rendu par le geste descendant et répétitif) travail du tissage électronique qui finit par remplacer l’aspect rythmique.
            (5’00 à 7’00 : ) Rappel des cris des corneilles qui s’échangent avec un jeu rythmique électronique de hauteur. Apparition d’un monde organique et chaud, moitié chant et moitié insecte.
            (7’00 à 9’15 : ) Vibrations qui se stabilisent. Tout est à sa place en stridulations d’insectes. C’est en toute fin du mouvement que je note la venue du personnage-oiseau par la naissance d’un chant identifié.

            2. Rêverie du départ

            J’ai très nettement ici une image en deux temps. La première partie se fait par petites touches éparses, un peu folles, dans la surface de l’écoute. Il faut beaucoup de transparence, beaucoup de profondeur alors que le mouvement précédent se terminait très doucement à la lisière de l’oreille du public. Par contre le deuxième temps commence au moment le rythme s’installe. Il ne s’agit plus d’agitation mais de la tension d’un un flux qui monte jusqu’à la fin.
Description :
            Petits objets hétéroclites et épars. Gestes à peine ébauchés. Petits insectes qui apparaissent dans la lumière et s’évanouissent. Motif vocal interrompu qui revient de temps à autre. Mouvement de flux timide qui apparaît. A 3’16, un rythme lent s’installe — régularité dans l’échange (grenouilles, insectes, tic-tac du réveil, stridulations et battements). Granulation de la voix accelerando et tic-tac de la machine qui s’amplifie et clôt le mouvement.

            3. Trois aperçus du jardin qui s’éveille

            Je passe sur la première séquence (Harmonica de brume) et je prends directement la deuxième en exemple, Ramages. Je vois dans cette courte pièce un jeu de cassure très simple des plans dans une animation fluide et de rapprochement : les petits déclics ménagent les appels et les changements naturels de plan. cela se passe à 3’54, 4’14, 4’28 et 5’25.
            C’est à l’opposé du sentiment hiératique des mouvements 1 et 2, qui prévalait jusqu’à présent, dans le sens d’une théâtralité de rapprochement, avec des sons davantage dessinés et coloriés. Il s’agit d’un travail fluide résultant du mélange d’une animation anecdotique et d’une abstraction dynamique.
            Dans cette courte pièce, les mots « au fond du jardin... » sont les seuls éléments de parole, d’où son émergence comme un mot en italique. Mais en même temps, c’est de la voix d’un enfant qu’il s’agit et les autres matières de cette séquence sont en partie phonèmes enfantins, sifflements et rires féminins, trilles et roulades d’oiseau.
            A cette première chaîne, s’en adjoint une seconde, constituée de sons issus de matériaux instrumentaux et concrets mais qui, de par leurs accents et leurs couleurs, s’agglomèrent facilement au dessin général (notes isolées, petits mécanismes, jouets, appeaux, clochettes et nappes orchestrales issues d’un accord d’instruments).
            L’aspect anecdotique des sons d’origines humaine et animale confère une tonalité organique aux matériaux abstraits et inversement, ceux-ci troublent le côté exclusivement sentimental des premiers par un jeu plastique d’incrustations et de relais.
            Je passe également la troisième séquence (Silhouette de kiosque), ce qui nous amène directement au début du quatrième mouvement.

            4. Fantasmagories matinales dans la maison

            La première séquence s’intitule En bas, quelque part. C’est pour moi un des rares moments, où une fois la localisation des sources trouvées correctement en fonction de l’accueil acoustique de la salle, à laquelle il n’y a rien à faire si ce n’est une légère augmentation de la présence par l’enfoncement soudain des boutons de contact à 2’54, quand le mezzo forte devient forte pour le faire disparaître progressivement de 3’15 à 3’34 et retrouver jusqu’à la fin le climat du début. Ceci est une stratégie d’attente qui contraste avec la deuxième séquence pleine de vitalité et franche de volume.
            A l’écoute, on a l’impression qu’on est dans un endroit incertain, entre salon et cuisine, teinté par les couleurs d’un carillon d’horloge, avec la présence de quelqu’un en attente, qui épie ses propres sensations. C’est la deuxième définition du Personnage : mouvements furtifs, objets frôlés qui entrent en résonance ; la notion de présence, à peine perceptible (pas, respirations, frôlements d’objets), revient plusieurs fois mais n’aboutit pas et reste comme suspendue. C’est la venue d’un personnage-humain furtif
            Je passe à nouveau sur la saynète centrale (Dans la chambre, dans la tête, le dernier rêve) pour arriver à la séquence finale, Entre les deux..
            Le personnage n’évolue plus dans la définition d’une présence étrangère au déroulement mais dans celle d’un acteur intégré à la situation mouvementée qui dure, dans son va-et-vient, entre le rez-de-chaussée et l’étage. Les pas s’amplifient au point de devenir l’élément principal du déroulement, par l’importance de son matériau et la continuité de sa charge dramatique.
            Ainsi, à l’intérieur de l’organisation de la construction musicale, le son de la réalité familière ne restera pas toujours dans son seul état natif. Il pourra acquérir rapidement une autre vitalité en obtenant un nouveau rôle.
            La forme-figure trouve naturellement une fonction syntaxique ou plastique dans le déroulement ; à la forme-image issue de la réalité, et partant principalement du sens, d’en acquérir une. C’est par la fonction que le compositeur leur attribue qu’image et figure peuvent se rejoindre et se superposer dans le même élan.
             Le personnage ici est représenté par une image centrifuge et exaltée des pas et des portes qui claquent, et tend à devenir un solo de percussion ou un véritable paysage. D’où l’idée, à l’entrée de la troisième séquence, à 7’22, d’une diffusion éclatant fortissimo-grande largeur, qui ira en se rétrécissant et en s’effaçant devant des matières confuses et un brouhaha tremblé.
            Vers 8’55, pendant deux minutes environ, apparaîtront les images lointaines de pas, parmi les tremblements de vaisselle et de clavecin, sur des éléments déjà entendus tissage électronique du premier mouvement et tic-tacs du second). Accentuer chaque gonflement de la présence et de l’intensité des pas ainsi que l’agitation des figures tremblées.
            A 10’50, tenir compte des figures d’élans et d’étirement sur des résonances de clavecin, qui viennent se rajouter à la manière d’un Icare un peu fou. Brefs rappels des images-grenouilles et insectes entre des battements de portes et les évolutions véhémentes des pas. Puis élans de clavecin et pas-portes seuls. Tout s’arrêtera sur les pas-portes et quelques figures d’étirement isolées. Clavecin et pas, ce sont les deux éléments dynamogènes sur lesquels il faut s’appuyer pour trouver un double mode de jeu. L’un s’effectuera dans un mouvement latéral comme un balancement, l’autre par localisation immédiate et pointée.

            De la sorte j’ai voulu faire comprendre sommairement, (en ce qui concerne ma musique, et de mon point de vue) de l’utilité de mélanger dans le cas d’une musique concrète, la notion d’interprétation de l’œuvre, son analyse thématique et musicale, et son analyse dramaturgique.

 

B i o g r a p h i e

 

            Jacques Lejeune réalise ses études à la Schola Cantorum, notamment avec Daniel-Lesur, au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris avec Pierre Schaeffer et au Groupe de Recherches Musicales avec François Bayle. Il entre au G.R.M. en 1969 et s’occupe de la cellule de musique pour l’image où ont été réalisées de nombreuses illustrations pour la scène et la télévision. En 1978, il devient responsable des ateliers de Musique Électroacoustique assistée par Ordinateur INA-GRM/Ville de Paris dont il organise la pédagogie et le fonctionnement. En 1994 il crée l’association Paysaginaire, pour promouvoir la musique contemporaine et mettre en évidence le phénomène de l’interprétation. Cette association est à l’origine, en 1996, du premier Concours d’Interprétation et de composition de la Musique Concrète.

            Il a manifesté son œuvre par de nombreux concerts collectifs internationaux mais surtout, par certains plus personnalisés sous forme de concerts-portraits. Définissant sa musique comme “bariolée” et lyrique, comme le « passage d’un personnage dans une suite de paysages ». En voici un classement sous forme de discographie :

 

D i s c o g r a p h i e    e n    g u i s e    d e    c a t a l o g u e

 

Le personnage et le paysage quotidien

D’Une Multitude en fête pour bande (18’),
et Petite suite (prélude, arioso, danse, berceuse, toccata), pour bande (8’04) ; Microsillon  Pathé-Marconi, 1970.
(Épuisé)

Symphonie au bord d’un paysage (large, marche, précipité, animé, perpétuel), pour bande (46’40) ; Microsillon INA-GRM, 1983.
(Épuisé)

Le Fabuleux : Les contes de la forêt profonde

Pour Entrer et sortir d’un conte, pour bande (21’05) ; C.D. INA-GRM, 1997. (1er Prix au Concours Musica Nova, Mention Prix Ars Electronica)

L’Église oubliée, pour bande (8’55) ; C.D. INA-GRM, 1997.

Blancheneige, pour bande (41’26) ; première édition Microsillon SFPP, 1974. Deuxième édition chez Nathan avec livret pédagogique, 1988.
(Toutes deux épuisées)

Le Fabuleux : Le rêve de l’eau vive

L’Eau primesautière, pour saxophone sopranino et bande magnétique (13’30 <Daniel Kientzy>) ; C.D. INA-GRM, 1999.

Le Fabuleux : Légendes et magie de l’air

Parages (Étude de rythme, de matière et d’espace - Le Cycle d’Icare - Traces et réminiscences), pour bande (45’55) ; Microsillon INA-GRM, 1976.
(Épuisé)

Rituel et imagerie du sacré : Messes et prières

Messe aux oiseaux, pour bande (66’55) ; C.D. GMVL, 1988.

Rituel et imagerie du sacré : les amants, la mort et les Anges

Le Cantique des Cantiques (adaptation de Jaques Lejeune), pour bande (65’18) ; C.D. INA-GRM, 1990 (Sélectionné par la France au Prix Gilson).

Les oiseaux-fantaisie

Trois aperçus du jardin qui s’éveille (3ème mvt de L’Invitation au départ) pour bande (7’) ; C.D. INA-GRM, 1986 (disque collectif du GRM).

Les farces : Le bestiaire

Oraison funèbre de Renart (sur un texte adapté par A.M. Schmidt) pour soprano et sons instrumentaux échantillonnés (14’30 <Agnès Heidmann>) ; C.D. Agon, 1996.

Clin d’œil à Jean de La Fontaine (sur 6 fables de La Fontaine), pour six voix de femmes (+/- 5’ <Sextuor de Résonance Contemporaine, dir. Alain Goudard>) ; C.D. MFA (sélection du C.D.M.C. à l’occasion de son 20ème anniversaire).

Les farces : la gourmandise et l’érotisme

Le Petit chapon rouge (sur un conte de Perrault adapté par Jacques Lejeune) pour soprano et bande (11’25 <Agnès Heidmann>) ; C.D. AGON, 1996.

Fragments gourmands, sur un choix de textes issus de Brillat-Savarin, pour voix, famille de saxophones et bande (16’30 <Daniel Kientzy>) ; C.D. INA-GRM, 1999.

Les farces : Les burlesques

La Petite suite Laforgue, (sur des poèmes de Jules Laforgue : le mystère des trois cors, la chanson du petit hypertrophique, complainte de cette bonne lune) pour soprano solo (+/- 5’15 <Agnès Heidmann>) ; C.D. Agon , 1996.

Variations : Études et paraphrases

Portrait de jeune fille au miroir ou Étude aux silences, pour bande (12’) ; C.D. PAYSAGINAIRE, 1998 (disque collectif). (Trophée d’Or au concours F.A.U.S.T. 98 dans la catégorie Création Musicale Libre)

Variations : Pièces inspirées de la métamorphose

Grand galop à Pandémonium (3ème mvt de la Symphonie romantique), pour bande (10’24) ; C.D. Divided 1993.

 

É c r i t s   e n   g u i s e   d ’ A r t   p o é t i q u e

 

Petit éloge de l’outil (1987) : la paire de ciseaux <séparer-coller>, le variateur de vitesse à potentiomètre rotatif <s’élancer-retomber> et le variateur d’intensité à potentiomètre linéaire <sculpter-orchestrer>.

Le Paysage dans la forme (1988) : la vision de la musique concrète dans sa construction (paru en extrait dans le catalogue Jacques Lejeune 1988, Noroît, Arras — France).

La Forme dans le paysage (1988-90) : la vision de la forme dans l’espace de diffusion (paru en extrait dans le catalogue Jacques Lejeune 1988, Noroît, Arras — France ; puis en entier dans la revue Lien, en l990, Musiques et Recherches, Ohain — Belgique).

Messe aux oiseaux, analyse du Sanctus (1988) : document pédagogique, nomenclature, commentaire et schéma perspectif.

Texte-temps-texture (1992) : entretien sur les musique sacrées de Jacques Lejeune avec Francis Pinguet, notamment dans le contraste entre la messe instrumentale <Messe miniature> et messe concrète <Messe aux oiseaux>.

Le Jardin et la forêt (1993) : conférence-lecture sur les rapprochements entre l’art de la sculpture romane et celui de la musique concrète.

Tout est bon, il n’y a rien à jeter ! (1998) : éloge de la musique concrète à paraître dans le prochain numéro de la revue de Ars Sonora.