Réponse à la polémique opposant

Jean-Marc Duchenne à Bruno Bocca

par Marc Favre

 

 

            Ayant travaillé depuis près de 25 ans la composition d’œuvres acousmatiques sur toutes sortes de supports, allant de la bande magnétique enregistrée en stéréophonie à la cassette vidéo SVHS répartie en 8 pistes, je vais tenter de faire la part des choses au sujet du dilemme opposant les deux attitudes de composition, stéréo et multiphonique, mis en évidence par Jean-Marc Duchenne et Bruno Bocca dans la revue Ars Sonora n° 7. Je ferai aussi quelques allusions au texte de Denise Garcia sur le sujet.

            Le problème de la diffusion et de l’interprétation des œuvres acousmatiques (par conséquent du concert, si l’on peut utiliser ce terme) a déjà fait couler beaucoup d’encre et de salive et ce n’est pas près de se terminer, car le problème est crucial étant donné qu’il touche à la dernière étape de la création, la mise en situation dans l’espace devant un public, c’est-à-dire la communication de son art ; ce n’est pas rien, car en Occident surtout, c’est ce qui nous fait avancer et en majeure ou mineure partie, ce qui nous fait vivre. D’autant plus que cet art acousmatique est avant tout un art de l’écoute, comme son nom l’indique, et ne peut se passer de public.

            En effet, je pense que l’art instrumental pourrait à la rigueur se passer de public, le jeu instrumental pouvant être une fin en soi, puisqu’il est retransmission d’une écriture, d’un schéma qui a déjà sa propre existence sur le papier, et aussi parce que c’est un travail de groupe, donc de communication entre musiciens.

           Bref, que serait la composition acousmatique sans auditeurs ? Simplement un peu de matière inerte dans une boîte.

            Les deux positions de J. ­M. Duchenne et de B. Bocca à propos de la transmission des œuvres des compositeurs aux auditeurs sont chacune extrêmes, car tous deux défendent avec ardeur leur esthétique et leur gagne-pain : J. ­M. Duchenne par son attitude courageuse de créer des œuvres sur un grand nombre de canaux (de 1 à 24) sans n’être jamais certain de pouvoir être diffusé ; et B. Bocca, par son attitude non moins courageuse de circuler avec son Acousmonium pour diffuser la musique des autres et accessoirement la sienne.

            Voici donc ma réaction spontanée par rapport à leur deux articles :

 

1.         Historique

            Sous l’angle historique, la projection multiphonique n’est pas une nouveauté. Il y a bien sûr eu le Gesang de Stockhausen en 4 pistes en 1954-55 ; puis Kontakte du même Stockhausen en 1966. Mais le G.R.M. n’a pas été en reste, car nombre d’œuvres des années 70 ont été créées en 4, 6, ou 8 pistes — on pense notamment à Granulation-sillage, Transparence du Purgatoire, etc.  Chez les Américains, l’éclatement des sons  sur plusieurs haut-parleurs, que ce soit en différé ou en direct, est un de leur plat de résistance depuis longtemps. En général, des réductions stéréophoniques ont été réalisées après les créations, pour la commercialisation des œuvres, et en particulier pour le disque.

            Depuis les années 90, on sent un intérêt des compositeurs pour la multiphonie ; même s’ils ne la pratiquent pas, ils en parlent et ont envie de faire cette “expérience”. Il y a des maîtres dans cet art : Patrick Ascione, Jean-Marc Duchenne en font partie. D’ailleurs, à Lyon, en 1991, nous avions organisé un concert multiphonique que nous avions intitulé « Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir », où fut donné Mouvance/Relief/Couleurs de J. ­M. Duchenne, Requiem des Peupliers de D. Capeille et La Langue verte de moi-même.

            Les trois pièces étaient écrites en 8 pistes ; l’unité du concert ne venait pas forcément du dispositif mais plutôt de pièces assez colorées, dans l’atmosphère d’une belle soirée d’été au parc Gillet. Nous avions d’ailleurs accueilli ce soir-là un public assez nombreux. J’insiste bien sur le fait que ce n’est pas le dispositif qui fait le concert, même si c’est plus facile techniquement de programmer dans un même concert trois pièces 8 pistes, qu’une pièce stéréo avec une pièce multiphonique et une autre mixte.

            Soit dit en passant, pour que les pièces multiphoniques puissent coexister amicalement, il faut aussi avoir prévu les pistes pour le même dispositif de haut-parleurs, ce qui est rare, sauf pour un concert prévu longtemps à l’avance et des pièces composées en conséquence.

            Combien de studios possèdent un patch et une quantité suffisante de haut-parleurs pour jongler rapidement sur trois implantations différentes sans que les œuvres en pâtissent ? Je repense en posant cette question, à la réponse donnée par un technicien du studio de Berlin qui a réalisé un logiciel de gestion des pistes pour le festival Inventionen 96.

            En 1996, le G.R.M. organise son premier concert octophonique, et fidèles à la tradition du “concert collectif”, les compositeurs se prêtent avec un enthousiasme mitigé à cette expérience, ainsi que le relate Denise Garcia dans la revue Ars Sonora n°7. Soulignons cet événement important qui officialise une nouvelle pensée, par le professionnalisme des auteurs et leur renom, et par le fait que ce concert a plus de chance qu’un autre de tourner dans différents pays.

            En examinant ce petit résumé historique, on ne peut finalement pas parler de “progrès” puisqu’au départ, la pensée multiphonique existait déjà chez les compositeurs. Il y a eu simplement défection de la profession, et cela pour plusieurs raisons :

a)   le travail est beaucoup plus long et beaucoup plus compliqué pendant la composition : il faut penser l’espace en même temps que le travail des sons (on perd quelquefois l’énergie et la spontanéité dans les copies des patchs pour les répartitions) ; il faut de plus prévoir comment ça pourra sonner sur une plus grande échelle.

b)   Jusqu’à maintenant, les machines analogiques et les logiciels ne favorisaient pas le travail par leur ergonomie.

c)   Les compositeurs ne possèdent pas tous chez eux un dispositif d’au moins 8 voies de diffusion. Ce n’est d’ailleurs pas forcément une question d’argent, mais plutôt de pensée ; Ainsi, J. ­M. Duchenne s’est équipé en quelques années de 24 haut-parleurs de bonne qualité et pas très onéreux. Je suis aussi pour ma part sur cette voie.

            S’il n’y a pas progrès historique, il y a par contre progrès de la pensée ou adéquation à la pensée concrète. Tout le monde sait que la pensée concrète consiste à fixer la composition sur un support ; or le travail multipiste ne fait qu’aller dans le sens de la fixation du plus grand nombre de paramètres, y compris le phénomène le plus important à mon sens de notre art, celui de l’espace.

            D’une part, en référence à l’évolution historique de la musique, on peut comparer l’attitude du compositeur baroque [qui ne spécifiait pas tous les paramètres dans son écriture, — par exemple ne précisant pas l’instrumentation, ou en laissant libre l’interprète de sa propre ornementation ; et beaucoup de compositeurs de cette époque se sont plaint dans leurs écrits de l’abondance intempestive de fioritures des interprètes faisant passer au second plan la rigueur de l’écriture], à celle du compositeur stéréophonique ; et, d’autre part, l’attitude du compositeur sériel fixant tous les paramètres, à celle du compositeur multiphonique.

            On a donc bien compris tous les facteurs empêchant la multiphonie de se généraliser, mais est-ce uniquement cela qui laisse encore la part belle à la composition et à la diffusion stéréophonique ?

 

2.         Stéréo contre multiphonie

            Naturel ou artificiel

            Je pense que la stéréo est le prolongement historique d’un phénomène technique. La stéréo a remplacé la mono dans les années 50, dans le but de donner un relief aux prises de son de l’orchestre symphonique. Cette innovation permettait de transporter la scène de concert chez le particulier. Ainsi, il pouvait entendre les violons à gauche et les violoncelles à droite. L’espace frontal réduit à un espace miniature était donc restitué. Cette adéquation entre la stéréo et l’orchestre classique, étant tout à fait naturelle, se devait d’être inventée.

            Cependant, que se passe-t-il pour une composition acousmatique utilisant une grande variété de sons ? Évidemment, la tentation est de dire que la stéréo est un phénomène naturel, car nous avons deux oreilles et le champ acoustique est balayé par nos yeux. Tout ce qui se passe derrière ou sur les côtés n’est perçu que s’il y a intérêt de sens pour l’auditeur, ou puissance sonore imprévue. Cependant, je décris ici un phénomène conscient ; nous percevons énormément d’événements sortant du cadre de notre vision. Notre perception est impressionnée alors inconsciemment par tout ce qui nous entoure. C’est ici que se pose encore la question de musique acousmatique ou d’art acousmatique. L’art acousmatique est-il le prolongement de la musique classique ? Ou est-il un art à part, né du support ? Pierre Schaeffer l’a d’abord pensé musical, il y a 50 ans. En cachant la causalité des sons, il a joué sur l’abstraction sonore en pratiquant les principes thématiques dérivés de la composition instrumentale tel que celui du thème et variation, mais aussi, par un travail sur les morphologies, il a donné à cet art une dimension plus proche de la Nature. Les compositeurs des années 60, engouffrés dans cette brèche, en démasquant la source des sons n’ont fait que renforcer cette voie. Il serait temps que le travail de l’espace se libère des modèles classiques, et que cet art trouve enfin sa propre identité, comme le cinéma l’a trouvée bien avant lui. Bien sûr, la diffusion en salle sur des acousmoniums vient donner l’illusion d’un espace plus large, mais toujours reflétant les intentions de l’espace interne, qui est pensé sur le plan frontal. C’est une amélioration en 3D de quelque chose  fixé dans ce plan.

            L’art acousmatique, par l’utilisation d’un matériau proche de la Nature dans sa matière, ses morphologies, ses images mentales, l’espace de chaque son lui conférant une place dans l’espace sonore, puise son inspiration dans cette même Nature. Or, dans la Nature, les sons ont tous une localisation précise ; ils peuvent provenir en même temps de devant, de derrière, du haut, du bas ou sur les côtés. Somme toute, la multiphonie est donc finalement plus naturelle que la stéréo. La stéréo est en fait un code pratique pour les musiciens, mais se trouve en porte-à-faux avec l’acousmatique.

            La précision de la composition et de la diffusion : « Il faut imprimer l’expression pour exprimer l’impression ».

            Ce qui m’a frappé dans l’article de B. Bocca, c’est qu’il reprochait à J. ­M. Duchenne d’avoir un « espace trop présent » dans ses compositions. Est-ce donc un défaut qu’on sente trop l’espace dans une composition acousmatique, alors qu’essentiellement, cet art est basé sur les rapports de plan ?

            L’écoute qu’a eu B. Bocca de l’œuvre de J. ­M. Duchenne dans son studio (grand pour un studio, mais petit par rapport à une salle de concert) est effectivement une écoute “présente”. Cette précision des plans est sûrement un peu estompée dans une grande salle. Mais qu’importe ! Ici, l’équilibre des différents espaces de la salle est complètement rigoureux. On risque très peu, comme souvent dans les diffusions stéréo, que la gauche ou la droite soit favorisée ; l’auditeur est vraiment au milieu de l’espace, qu’il soit assis devant, derrière, à gauche ou à droite du centre (position classique de la console de diffusion). D’ailleurs, comme l’avait déjà souligné Bertrand Dubedout dans un précédent article d’Ars Sonora, les problèmes de précision dans les œuvres composées en stéréo sont multiples :

a)   Les temps de répétitions, souvent écourtés à cause de la durée du temps d’installation, du nombre de participants au concert.

b)   Le manque de virtuosité sur une console de 8 à 20 voies de sortie pour nos pauvres dix doigts et pour notre pauvre vitesse de pensée en temps réel, entraînant un manque de précision dans les ruptures, les articulations, anticipées ou retardées.

            Tous ces points rendent la diffusion approximative. Dommage, pour un art des sons fixés !

            En fait, la multiphonie n’est pas, comme le pense B. Bocca, de la monophonie multipliée, mais plutôt une ouverture vers un champ infini de possibilités de jeu sur l’espace : Au sein d’une composition multiphonique, peuvent coexister des sons mono, positionnés sur un ou plusieurs haut-parleurs, des sons stéréo, et des sons enregistrés avec plus de deux microphones dans une image élargie. Et ce qui est passionnant, c’est que tous ces cas de figure peuvent être mobiles dans un espace donné. L’intérêt de tout cela, c’est que l’on peut tout séparer ou tout rassembler dans des images ponctuelles, larges ou mobiles (cf., à ce sujet, la maîtrise de Sandrine Lopez déposée au C.D.M.C.).

            Pour conclure ce chapitre, je dirai que B. Bocca voit la multiphonie comme un effet, et non pas comme un phénomène naturel. Cela me semble une grave erreur. Il compare la multiphonie à la réverbération qui était présente d’une manière constante dans de nombreux mixages des années 70. Alors que dans le travail multiphonique, la réverbération ou les effets ne sont utilisés que sur certains plans pour accentuer des profondeurs ou des contrastes.

 

3.         Les outils (recherche d’un standard)

            Jusqu’à maintenant, à cause sûrement du manque d’engouement pour la multiphonie, l’ergonomie des machines est restée assez rudimentaire ; et par réciproque, c’est parce que l’ergonomie des machines est peu pratique que les compositeurs ne sont pas tentés par le travail multiphonique.

            Les studios sont quand même équipés depuis longtemps d’échantillonneurs à sorties séparées allant généralement jusqu’à 8 sorties (du Akai S1000 à l’ASR10 d’Ensoniq, en passant par le S770 de Roland). Il est cependant difficile de passer rapidement un son d’une piste à l’autre, sans l’aide d’un logiciel, qui lui-même propose une gestion un peu lourde de copies de fichiers. Le midi a quand même accéléré le processus d’amélioration du travail ; des chercheurs tels que D. Saint-Martin, ont trouvé des moyens pour faciliter ce travail, ainsi que le propose son programme Esther. Grâce au Direct-to-disk, le travail a un peu changé sans pour cela être simplifié. Il faut faire des panoramiques point par point pour passer d’un haut-parleur à l’autre. On peut aussi passer par une console midi, ce qui simplifie le jeu, mais complique le système.

            Je rêve d’un logiciel topographique, où on déplace les sons ou les groupes de sons d’un haut-parleur à l’autre en temps réel en déplaçant une souris sur un écran.

            A la fin de la chaîne, pour conserver l’enregistrement et pour déplacer facilement une œuvre sur support en concert, il existe aujourd’hui des magnétophones numériques 8 pistes du type Adat d’Alesis que l’on peut synchroniser et superposer pour diffuser sur un nombre de haut-parleurs, de 8 à 8 puissance n.

            On sait que si le matériel évolue, c’est grâce à la musique commerciale ; or, comme jusqu’ici, elle ne s’est quasiment pas occupée de spatialité, les ingénieurs n’ont pas cru bon de développer ce domaine. Si les magnétophones 8 pistes ont été utilisés en variété, c’est surtout pour le travail en amont du mixage stéréo. Cependant, ce format de stockage, combiné aux échantillonneurs, a imposé insidieusement un standard de diffusion chez les musiciens (voir et écouter l’Acoustigloo du G.M.V.L., et le concert octophonique du G.R.M.). Parallèlement à cela, du côté des cinéastes, s’est imposé un format à 5 points correspondant au Dolby stéréo, plus haut-parleurs surround  (3 à l’écran, 2 en salle).

            On peut se demander si ces standards de diffusion dureront, et si un standard est nécessaire ou non ? Il serait sûrement intéressant qu’un standard soit choisi pour l’écoute domestique, si nous voulons un jour avoir une chance de faire ressentir nos intentions spatiales au grand public. A moins qu’il existe un jour un lieu où un système fixe soit installé pour lequel les compositeurs travailleraient.

            Certains compositeurs comme J. ­M. Duchenne préfèrent qu’il n’existe pas de standard au niveau de l’implantation, ceci pour laisser une plus grande ouverture d’expérimentation sur un nombre varié de haut-parleurs. Il y a effectivement des lieux tellement différents quant à leur espace et à leurs possibilités d’implantation, que toute fantaisie est possible. L’expérimentation de son “Acousmapark”, diffusant des pièces pour 1 jusqu’à 8 haut-parleurs, montre bien cette volonté de ne pas se fixer sur un standard.

            En fait, les deux attitudes, pour ou contre la standardisation, ont chacune leur intérêt : la première, pour la connaissance et la commercialisation de notre art, la deuxième, pour la recherche et l’évolution des techniques. Il faut sûrement que les deux cohabitent sans se nuire.

            Dans un grand élan lyrique, B. Bocca nous exhorte : « cherchez moins, répandez plus... » ; je pense que la recherche est un état de fait de la musique Occidentale depuis le diabolus in musica, et que ça continuera longtemps (c’est dans les gènes) . Mais attention, Il faut répandre sans se répandre. Moins de quantitatif et plus de qualitatif.

 

4.         L’interprétation

            « Traduttore, traditore », (dicton italien : « traducteur, traître »)

            Qu’est-ce que l’interprétation d’une œuvre acousmatique, stéréophonique en particulier ? A mon sens, c’est rendre le plus fidèlement possible l’esprit de la bande (ou d’un support) et pour cela :

a)   Trouver un lieu adéquat à l’esprit de l’œuvre.

b)   Trouver un dispositif adéquat et une installation mettant en valeur les plans.

c)   Respecter les intentions de l’espace interne (par rapport à la dynamique des mouvements et aux plans définis dans l’œuvre).

            Après, ce n’est qu’une histoire de détails. De là à dire qu’il n’existe qu’une seule bonne interprétation, celle qui respecte ces trois conditions, il n’y a qu’un pas. Dans ce sens, François Bayle est un maître, car il a inventé un acousmonium pour diffuser sa musique et, finalement, sans modifier énormément les volumes des potentiomètres de la console pendant la diffusion, l’auditeur peut avoir une impression de composition multiphonique (cf. la création à Lyon, salle Varèse de Théâtre d’ombre, où cette impression était sensible).

            J’ai cependant trop entendu de concerts, dans lesquels le son était déséquilibré, trop à droite, trop à gauche, trop fort, y compris les pianissimo. Cela m’ennuie aussi quand l’interprète décide de faire le contraire des intentions de l’œuvre, parce que, ce jour-là, il a des problèmes métaphysiques, ou qu’il se dit que si c’était lui, il l’aurait composé comme ça… Le seul interprète qui pourrait décider de cela serait à la rigueur le compositeur, mais il serait préférable qu’il retravaille son œuvre en studio pour la rendre conforme à sa pensée actuelle ; sinon, il décevra ses fans qui connaissent sa musique par cœur. D’autre part, il semble que la diffusion d’œuvres stéréophoniques s’accommode mieux du jeu en direct que de l’automatisation, toutes les expériences de diffusions enregistrées ont fait long feu. En effet, l’enregistrement des niveaux sur console midi est assez fastidieux, et puisque par tradition une œuvre stéréo est jouée, jouons le jeu jusqu’au bout.

            Il faut cependant être prudent ; quand je lis de la plume de B. Bocca qu’on peut tronquer une image stéréo en modifiant le niveau des deux canaux, en compensant sur les lointains, on transforme en partie le matériau de l’œuvre surtout pour les auditeurs des premiers rangs. En somme, les gestes du compositeur et les gestes de l’interprète ne devraient-ils pas être les mêmes ? Cette question en forme de réponse m’incite à pencher pour la composition multiphonique qui inclut tous ces gestes.

            Pour moi, cependant, une œuvre multiphonique n’exclut pas totalement la notion d’interprétation :

a)   D’abord, dans le choix du placement des haut-parleurs par rapport au public.

b)   Puis par l’équilibrage des niveaux sur chacune des pistes.

c)   Et enfin, par une prise en main des niveaux en cours de diffusion, soit pour compenser l’absorption des spectateurs, soit pour vivre sa pièce en même temps que le public.

            Sur ce plan, je suis un peu en désaccord avec J. ­M. Duchenne

            L’idéal serait que le compositeur soit là du début à la fin du concert, de l’installation à la diffusion, pour que la restitution soit la plus fidèle possible à l’esprit de l’œuvre au moment où elle a été créée. Effectivement, l’espace du studio étant plus petit, les haut-parleurs différents, il faut adapter. Ce n’est donc pas, comme le prétend B. Bocca, un « concert clé en main », et je me refuse depuis quelque temps de ne pas être sur place du début à la fin d’un concert, dans lequel j’ai été programmé.

 

5.         Le côté humain du concert

            Plusieurs questions se posent alors : est-ce que l’interprète ou le compositeur sont les meilleurs médiateurs pour la communication avec le public ? Faut-il jouer dans le noir ou avec un super light show ? Faut-il présenter ou non son œuvre ? Par un texte écrit ou oral ? Graves questions qui ne sont pas anodines, car le public est conditionné par cet environnement, et s’il a envie de revenir, ce n’est pas forcément à cause des musiques.

            Dans les diffusions classiques, l’interprète joue à la vue de tous. En fait, le public de devant ne le voit pas et le public de derrière ne voit que son dos ; les événements sont assez peu spectaculaires. Toutefois, les gens savent qu’il est là, et que sa présence est capitale pour le bon déroulement du concert. Cependant, si la presque totalité du public ne le voit pas et perçoit agréablement la musique, c’est qu’on pourrait s’en passer. Le G.M.V.L. a d’ailleurs souvent fait des concerts où l’interprète n’était pas ou peu vu du public (soit  complètement en fond de salle, soit derrière un rideau, soit en régie). Quand B. Bocca reproche à J. ­M. Duchenne d’être utopique de penser des concerts sans présence humaine, il peut se référer à l’histoire du cinéma. En effet, le projectionniste était dans les débuts de cet art, l’âme du cinéma, ainsi que le montre le film de B. Tavernier, Cinéma Paradiso, lorsque l’on voit le public le prendre à partie en l’invectivant ou en le suppliant. Citons aussi L’Esprit de la ruche de C. Saura, où l’on voit un autre projectionniste aller de village en village avec son matériel, comme B. Bocca le fait lui-même avec son acousmonium.

            Aujourd’hui, nous entrons dans des salles obscures pour nous délecter d’images, en regrettant que les quelques personnes qui nous entourent toussent, ou bien que la dame de devant se soit tant aspergée de parfum que ça en devient irrespirable. Le cinéma s’est dégagé de lui-même de la présence humaine. La multiphonie peut permettre de faire le pas vers l’absence d’interprète et vers la prise de conscience d’un autre espace visuel. Il faut alors trouver un contrepoint subtil entre ce qu’il y a à voir et à entendre. D’ailleurs, le G.M.V.L., en créant l’Acoustigloo a réussi à se passer du “projectionniste”, en inventant un environnement confortable à la façon des Esquimaux, et un élément visuel discret, où poser l’œil sans forcer l’imaginaire. C’est aussi un peu l’Esprit de la ruche, car l’Acoustigloo se promène de ville en ville en répandant la bonne parole. Cependant, si l’on peut se passer de l’élément humain au sens physique, on ne peut se passer de l’émanation de l’homme. Nombre de cinémas proposent des rencontres avec des metteurs en scène ou des acteurs autour du film projeté. Dans l’Acoustigloo, un présentateur prépare les gens à se sentir bien et à bien sentir la musique pendant la séance. Ensuite, il suffit de fermer les yeux et d’écouter. En fait, beaucoup de choses sont possibles pour éviter la frustration du manque d’interprète.

 

6.         En route vers de nouvelles aventures

            B. Bocca reproche à J. ­M. Duchenne d’être surtout théorique dans son attitude ; mais, moi qui connaît bien Duchenne, je peux affirmer que ce n’est pas vrai. Les compositeurs qui pensent multi travaillent multi. Ce qui s’est passé dans la revue Ars Sonora n°7 n’est pas qu’une querelle idéologique, car les deux personnages sont aussi sur le terrain. Ils sont tous les deux à la recherche du maximum de plaisir pour le public. Qu’ils se rassurent tous les deux, ils ont un avenir chacun dans leur voie, car pour l’un, le concert stéréo a encore de beaux jours devant lui, quand on compte le nombre de chefs-d’œuvre composés dans le passé (et vraisemblablement d’autres à venir), et pour l’autre, une ouverture vers de nouvelles façons de penser le concert. La fixation de l’espace entraîne en effet une mutation de l’idée du concert ; puisque nous sommes des chercheurs, cherchons d’autres formes de présentation au public. Il y aura sûrement plus d’installations ou d’expositions dans les prochaines années, et peut-être des lieux prévus pour ça. Cherchons aussi à nous faire aider des professionnels de la technologie et de l’informatique pour trouver des systèmes toujours plus pratiques et performants de composition multiphonique.

            Puisqu’il est complexe de programmer des pièces multiphoniques et des pièces stéréo ensemble, ne programmons qu’une grande œuvre multiphonique, le concert n’en aura que plus d’unité ; quoi de mieux pour pénétrer l’art d’un auteur ! Inutile d’imiter le concert classique avec ses trois ou quatre œuvres programmées.

            Il se pose aussi le problème de la réduction dans un format d’écoute domestique et en particulier pour le CD. Mon expérience personnelle m’a amené à composer avec deux attitudes opposées : la première, composer dans un studio stéréo (faute de moyens et parce que ce n’était pas au goût du jour au G.M.V.L. à cette époque) en vue de la répartition spatiale sur huit canaux (c’était surtout du 4 x 2 pistes). En fin de compte, j’arrivais assez bien à prévoir (et à entendre) mes plans dans des espaces déterminés, schématiquement :

a)   Plan présent.

b)   Plan moyen.

c)   Plan lointain arrière.

d)   Plan lointain avant.

            Avec bien sûr, d’importants aménagements au moment du report. Dans ce cas de figure, la réduction stéréo est assez simple et sort forcément conforme (cf. : CD de L’Illusion acoustique).

            La deuxième attitude est de composer directement sur un système de diffusion 8 pistes ; dans ce cas-là, on entend tout et la composition se déroule en une seule phase (cf. : Bestiaire).

            Pour la réduction stéréo, c’est plus complexe, il faut retravailler chaque piste sur direct-to-disk en fonction de son espace : lui trouver une place dans l’espace frontal et une réverbération différente sur certaines pistes.

            Il y a un troisième cas de figure que je n’ai jamais essayé, c’est l’enregistrement d’une pièce multiphonique pendant le concert avec un couple de micros : R. Normandeau l’a fait pour son œuvre Tangram ; cependant, je préfère chaque fois écouter la version réduite en studio, la version concert me paraissant un peu plate.

            A la lecture de ces quelques textes, on s’aperçoit que la multiphonie permet de trouver de multiples solutions pour obtenir le maximum de qualités au concert ou d’autres expériences qui n’ont sûrement encore jamais été tentées.

 

B i o g r a p h i e

 

Marc FAVRE  est né en 1954 à Voiron (Isère).

Stage de Composition Électroacoustique au G.E.S. Vierzon sous la direction de Nicolas Frize et Daniel Habault en 1974. Licence d’Enseignement Musical à la Faculté de Paris VIII (U.E.R. de Musique Expérimentale) en 1978. Stage et diplôme : GRM-INA sous la direction de Pierre Schaeffer et Guy Reibel de 1975 à 1978. Stage de Traitement Informatique Musical sous la direction de Bénédict Maillard au GRM-INA Paris en 1982

Professeur d’acousmatique à l’École Nationale de Musique de Villeurbanne (1990-91), et à la Faculté de Musicologie Lyon II (depuis 1990).

Co-fondateur du premier studio de musique acousmatique de la région Rhône-Alpes, le G.M.V.L. (Groupe de Musiques Vivantes de Lyon) en 1975.

Organise les stages, les animations en milieu scolaire, les concerts du G.M.V.L., crée et dirige deux cycles de musique acousmatique à Lyon, participe à un grand nombre de manifestations musicales en France.

A composé la musique de diverses pièces théâtrales.

Parmi ses œuvres de concert : Après un spectacle (1980). Et l’unique cordeau des trompettes marines (1980) — musique mixte pour clarinette (Philippe Lavergne). L’illusion acoustique — 1er Grimoire (1981) et 2ème Grimoire (1982). Vernis sauvage (1985) — musique mixte pour synthétiseur (Jean-Marc Duchenne). L’illusion acoustique — 3ème Grimoire (1986). La langue verte4ème Grimoire (1991). L’illusion acoustique — 5ème Grimoire (1994) — version C.D.