Penser le son aujourd’hui

par François Bayle

 

 

1. Le son porte l’émotion

Parler du son n’a jamais été chose aisée, déjà parce que le son ne se voit pas. Parler de quelque chose qui ne se voit pas, c’est déraper dans l’imaginaire. On n’a pas vraiment parlé du son avant que Pierre Schaeffer n’attaque ce sujet. C’est lui qui le premier en a parlé “objectivement”. Par contre, bien que le son ne se voie pas, il y a tout de même un modèle : c’est le modèle musical qui s’établit sur une simplification du son. La musique est un art qui utilise la capacité d’entendre mais qui est loin d’utiliser tous les sons, c’est un art qui a un appétit d’oiseau. Pour arriver à “émouvoir” l’écoute, force a été, pendant des millénaires, de se contenter de très peu de sons. Elle opère à l’intérieur du continuum de ce que nous entendons une sélection qui systématise l’écoute et créée des hiérarchies de sons. Au point initial où nous sommes, je suis obligé de dire que nous ne parlerons de musique qu’un peu plus tard parce que c’est un modèle à peine pertinent tant il est spécialisé. Le son est plus fréquemment employé pour la parole, mais lorsqu’on écoute parler, on écoute la façon dont les choses sont dites. Les vieux rhétoriqueurs ont indiqué de quelle façon l’on pouvait graduer la question en un certain nombre de niveaux, l’elocutio, la persuasio, etc. Dans les débuts déjà on distinguait entre le contenu d’un discours et la manière dont il était prononcé, c’est-à-dire articulé de telle façon que l’on entende bien les paroles en distinguant bien les formes grammaticales et que par conséquent on n’ait pas de problème de syntaxe ni d’interprétation. Enfin et surtout, l’art du tribun s’appuie essentiellement sur la persuasio, c’est-à-dire sur la manière dont il influence le contenu de son discours par les accents, avec une ligne mélodique qui monte et qui descend. Ces renforcements dans la manière de parler utilisent notre capacité de distinguer des masses et des énergies qui nous intéressent d’un point de vue corporel.

Le commencement c’est donc que le son s’écoute par le corps. Mais tout se passe comme si ce corps, qui nous est si nécessaire pour tout, nous gêne. Finalement nous cherchons tout le temps à l’éliminer et à passer à un niveau supérieur plus abstrait et systématique que nous appelons “contenu”. Le contenu serait en quelque sorte l’oubli du corps et nous pourrions ainsi en faire l’abstraction. Nous n’aurions plus besoin de nous situer en tant que corps qui regarde ou qui écoute, et notre esprit serait en prise directe sur les contenus. C’est un idéal, heureusement inaccessible. Ce qui s’est passé dans l’aventure de la modernité peut-être, a été de nous aider à vivre davantage la relation entre les contenus et les machines, y compris le corps comme ensemble de machines et dispositif perceptif.

Le son en tant que tel a été très long à trouver son support alors que pour la vue, les objets visuels, c’était très facile. Toute chose que nous avons en face de nous est support de la vue. Nous voyons des matières et des objets que nous pouvons saisir ou bien approcher s’ils sont à distance. Très vite, les habitants des cavernes ont commencé à tremper leurs mains dans des produits colorés et ont laissé des traces. Ces signes visibles, qu’ils soient iconiques ou autres, se sont tout de suite manifestés. Notre expérience du voir et du faire-voir avait de quoi s’exprimer selon une rusticité qui lui était consubstantielle. Pas de rusticité possible avec le son, phénomène technologique complexe. Quand on a commencé à faire de la musique, il a fallu tout de suite fabriquer des instruments, aussi sommaires soient-ils. Même l’appareil phonatoire est un instrument qu’il faut travailler. Quant au son, il était éphémère et se dissipait dans l’atmosphère sitôt émis. On a remarqué que dans certaines circonstances, entre deux montagnes, le son se répercutait. La mythologie s’est emparée du phénomène et cette répercussion, tout de suite en tant qu’entité invisible, fut très émouvante. La Pythie et d’autres inventèrent les manières de manipuler l’écoute et de se servir de ce pouvoir évocateur des bruits, des fantasmes auditifs, plus ou moins prolongés par des échos, plus ou moins bien maniés. Ces choses disparaissaient très vite et il ne restait, pour en parler, que le pouvoir de la mémoire et de l’imagination amplificatrice. Et oublieuse…

Comme palliatif, on a mis en place une belle parade : la musique. La musique fixée, non pas en tant que telle, mais au niveau de son émission par un modus instrumental. D’un tuyau avec des trous, il fallait juste se souvenir où l’on y avait posé les doigts pour pouvoir retrouver l’effet ob-tenu (tenu comme un objet). La musique a été une des premières techniques pour fixer la mémoire et pour produire quelque chose qui soit intéressant à entendre et surtout à reproduire, c’est-à-dire considérer qu’il y avait un contenu précieux d’écoute. Je vous renvoie à des livres sur le sujet et à d’autres exposés qui vont nourrir cet atelier. Je voulais simplement rappeler que le son est un concept difficile.

2. Le support du son

Il fallait donc une technologie assez évoluée pour pouvoir lier le son à un support de façon à le maintenir. Le vrai support du son n’est pas une matière, c’est l’onde électrique. Il fallait trouver une maille énergétique suffisamment fine pour pouvoir être modulée par une fréquence audible. Notre oreille offre une plage de sensation qui va d’un soi-disant bas, 40 périodes par seconde, jusqu’à 15.000 périodes par seconde, en haut, à supposer que le grave soit le bas, ce qui reste à prouver. C’est une métaphore, pourquoi le grave serait-il le bas ? Pourquoi ne pas dire le chaud et le froid ? Mais cette métaphore aide la perception en proposant comme modèle la verticalité de l’audible. Cette verticalité est commode parce qu’elle permet de l’opposer à une horizontalité qui serait celle du temps. On a ainsi une fenêtre d’audition. Une fenêtre, cela fait penser à un écran qui rassure, car cela ressemble à quelque chose que l’on regarde, par exemple une page. Mais, dispose-t-on d’un écran auditif ? C’est plus compliqué parce que les sons nous entourent de partout. Pour les sons, c’est l’air tout entier qui vibre. Si vous avez un marteau piqueur dans la rue, même portes fermées il passera quelque chose et tout l’air va vibrer. Même si, grâce au fait que nous avons deux oreilles, par le retard de l’une à l’autre, nous pouvons en induire une localisation, en situer l’origine. Comment peut-on attraper cette chose là ? L’air se comporte comme un réseau maillé, un ensemble de molécules accrochées les unes au bout des autres, comme du coton “sonophile”, mais tout à fait transparent et sans inertie. Le son agrippe l’air, mais celui-ci ne le maintient pas. Il fallait trouver quelque chose qui simule l’air. Charles Cros, un poète, (puis l’américain Edison) ont remarqué que si on parlait devant un bout de carton muni d’une pointe glissant sur un cylindre de cire, le son devenant alors mouvement, il suffirait d’en garder la trace pour le reproduire. C’était une grande idée philosophique et poétique mais de technologie médiocre. Pourtant cela nous a montré que le son était conservable et objectivable. Ensuite la technique a amélioré ce modèle en s’inspirant du fait que l’onde électrique est également une maille très fine que l’on peut moduler. Grâce à un codage électroacoustique, on peut faire vibrer une membrane comme le son d’origine, c’est-à-dire fabriquer un mouvement qui soit isomorphe au mouvement initial. Se sont posés des problèmes de bande passante, de résistance et de distorsion dont nous ne sommes pas vraiment sortis ; se sont posés ensuite des problèmes de performance des dispositifs. Après, celle du continu s’est ouverte l’ère numérique, c’est-à-dire de la discrétisation du flux énergétique coupé en tout petits morceaux stockables en tant que brins d’énergie, ces échantillons pouvant alors s’inscrire sous forme de nombre. Cela a ouvert de puissantes possibilités. Nous y reviendrons.

3. L’objet temporel

Donc à un certain moment historique le son est devenu objectivable. Un son produit n’est plus simplement l’objet de ma mémoire mais là et je peux rafraîchir cette mémoire en le réentendant. C’est un bouleversement extraordinaire, une manière de doublage du monde. On a doublé aussi le monde de la vision par l’inscription de l’image. Cette aventure ouvre un chantier philosophique. Le monde peut-il être doublé visuellement et audiblement ? Existe-t-il un double du monde qui serait un monde audiovisuel identique au précédent ? Quelle serait la nature de ce monde double ?

Vous connaissez l’histoire de l’Invention de Morel, ce magnifique conte de Bioy Casares, ami de J. L. Borgès, qui raconte l’aventure d’un naufragé dans une île. Il est mourant, il a la fièvre, il est l’objet de fantasmes. Ces fantasmes semblent réels puisqu’il semble voir, à certains moments, des apparitions. Il y a une scène tridimensionnelle qui surgit à certains mouvements de la marée. Une machinerie mise en place par un savant fou avait capturé l’image, le son, la consistance corporelle de personnages de telle façon que cette scène se reproduise chaque soir. Le naufragé tombe amoureux de la belle dame qui figure au milieu de cette scène. Il veut absolument la rencontrer, entrer dans l’image, et s’aperçoit que pour cela, il lui faudra mourir. La machine qui reproduit le réel à l’identique ne peut pas doubler le monde. Pour substituer un ultra-monde identique au premier, il faut annuler le précédent, et donc choisir le monde où se situer. Ou bien on reste dans le monde rustique, naturel, ou bien on passe dans le monde de l’image mais il faut alors disparaître du monde précédent. De cette superbe fable moderne je retiens cette question qui m’a toujours préoccupé, de savoir jusqu’à quel point dans l’écoute (et plus généralement dans l’image) la notion d’identité est maintenue.

Donc le son en tant que tel est une forme, cette vibration qui lorsqu’elle est perçue devient un phénomène, c’est-à-dire m’occupe, m’envahit, atteint ma conscience et fait que je me vois vivant ou revivant quelque chose que j’ai déjà vécu parce que je l’ai déjà perçu dans d’autres circonstances et que je retrouve maintenant.

On se souvient comment à partir d’une mélodie Husserl a émis le puissant concept d’objet temporel. Que le son soit un objet temporel, ce n’est pas si évident. Voici un objet. Pourquoi est-ce un objet : parce qu’il est là. Je me retourne, je regarde à nouveau, il est toujours là. Sa consistance et sa permanence, son “être là”, “déjà là” et “encore là”, le constitue comme objet. Intemporel en quelque sorte, il est toujours le même. Mais un objet temporel, c’est-à-dire un objet qui varie dans le temps, une fumée sonore, qui n’est pas pareille d’un instant à l’autre et qui naît, vit et meurt, comment dire que c’est un objet ? Il faut alors accroître la catégorie des objets jusqu’aux objets temporels. Après tout, les objets ordinaires aussi sont temporels : les feuilles, les fleurs, les êtres naissent, vivent et meurent assez vite. Tous les objets sont plus ou moins temporels. Le son l’est particulièrement, et de façon particulièrement intéressante puisqu’il nous explique la temporalité. Il est la temporalité même, c’est-à-dire une modulation du temps, parce qu’il est phénomène. Rappelons qu’un phénomène se situe à la fois à l’extérieur et à l’intérieur, et peut recevoir une double description externe et interne. Il m’inclut en tant qu’observateur. Quand je parle d’un phénomène, je parle de ma façon de regarder cet objet qui est là, c’est l’objet en moi, c’est mon objet à l’intérieur de moi tel qu’il me touche. Il ne sera pas le même vu par quelqu’un d’autre. Cela a heurté l’esprit scientifique mais ce concept est particulièrement pertinent concernant le son. Personne ne saura jamais comment quelqu’un d’autre écoute le même son. C’est impossible de le savoir parce que ce sont des images phénoménologiques que l’on ne peut pas superposer, même si on emploie les mots pour essayer de se comprendre. Par exemple d’un objet bref qui durerait trois secondes, qui serait fort et qui enfin s’éteindrait brusquement, on peut dire qu’à peu près tout le monde l’entend ainsi. Mais est-on sûr que tout le monde va entendre sa brièveté de la même façon ? Est-on sûr que tout le monde aura la même célérité d’audition, par exemple au niveau de l’attaque ? Chacun va avoir sa réponse, dépendant de son métabolisme, de l’état de ses oreilles, de sa culture, de sa manière de classer les sons, s’il a déjà entendu des sons abrupts comme cela, du nombre de fois rare ou fréquent qu’il a entendu ce type de sons, etc. On voit bien que la question phénoménologique est très importante.

Le son inscrit en tant qu’objet temporel, cela ne résout pas les questions, au contraire, et ne fait qu’ouvrir une boîte de Pandore ! Maintenant que l’objet temporel s’inscrit et que l’on peut le maintenir, on entre dans un monde de discussion qui est le monde de la description, de l’observable du son. Là dessus, il n’y aura que des dissensus. La musique nous a déjà appris le dissensus. On dit toujours que la musique est très consensuelle, que tout le monde s’accorde en écoutant de la musique, que ce sont des petits sons qui s’aiment comme disait Mozart : un langage universel. J’espère que vous êtes assez évolués pour douter de ces propositions. Rien de plus dissensuel que la musique. Elle est constituée de nombreuses petites maisons, toutes concurrentes. Celui qui aime le piano déteste le chant, celui qui aime l’opéra déteste la musique symphonique, celui qui aime l’orgue n’aime pas du tout la musique de chambre, l’amateur de quatuor à cordes ne supporte pas le piano, les baroqueux ne goûtent pas la musique romantique, etc. Et quand on en arrive à la musique concrète, il y a de moins en moins de gens d’accord. Force est donc de convenir que le goût de la musique est un trait essentiellement culturel, qui fait se réunir certains groupes de personnes en vue d’une bataille. La musique redonne de l’énergie et celle-ci sert généralement à combattre. La musique est militante.

Le problème de la description des sons et de la musique ne sera pas consensuel, et cela va être difficile de se comprendre, d’y voir clair. Essayons pourtant. L’objectif même inaccessible pose en revanche beaucoup de questions de méthodologie. Comme il faudra des appareils, ils offriront des points de consensus. Sans être d’accord sur les questions de contenu, il va falloir trouver quelque chose qui maintienne ce désaccord par des normes, des standards technologiques, et par des procédés descriptifs communs afin que finalement s’effectue cette passionnante discussion de l’observable. Nous y mettons en partage des méthodes et une culture communes.

4. L’objet musical

Dans ce panorama nous avons acquis que le son est observable, qu’il est maintenu grâce à une maille, qu’il est reproductible. Nous voici vers 1950 et, comme je l’ai dit, c’est la musique qui a toujours été le modèle en avance depuis des millénaires sur la question de l’écoute.

La musique est un dispositif convergent et heuristique, c’est-à-dire que la capacité de trouvaille y est relativement spontanée, tant pour la faire que pour trouver la clef d’écoute. On peut dire que tout le monde est capable d’être musicien, capable de faire de la musique, capable de l’entendre. Vient l’espace nouveau du son fixé : la musique va s’en emparer. C’est arrivé en 1948, à une époque où la radio d’après guerre avait en France beaucoup d’influence, la guerre ayant contribué à cette influence puisque par radio passaient les messages de la Résistance. La radio, outil nouveau, phénomène mystérieux, reliait des gens éloignés les uns des autres et émettait des informations, tantôt qu’on n’écoutait pas parce qu’elles étaient propagandistes, ou qu’on écoutait parce qu’on savait les décoder. Cet état des choses a joué lorsqu’un jour, la paix revenue, vint la question : que faire de ce merveilleux outil de la vie quotidienne ? Pierre Schaeffer s’intéressa d’abord à la parole radiophonique, et sous l’influence du comédien Jacques Copeau, sollicita des acteurs pour lire des grands textes et inventer les premières formes d’écoute de la parole portée. Voici alors le contenu d’un livre ou d’une pièce de théâtre qui arrive chez les gens sans qu’ils aient besoin de connaître ou d’acquérir ce livre. Ils pouvaient ainsi découvrir les classiques et entendre de merveilleuses histoires. Expérience de production d’écoute très riche qui inclut la narrativité, l’oralité, l’histoire avec personnages, jusqu’à la notion de paysage sonore. Un fil d’écoute avec personnages et paysages a été le sentier des premières expériences du son fixé. On pouvait faire se succéder par des procédés techniques simples, scènes et épisodes, voix intérieures et sons off… Le décor sonore arrive en catimini là-dessus, pour donner plus de réalisme. Quand le héros est attaqué il est bien de simuler des bruits dans le studio par des sons lointains. Ainsi en visitant un studio d’émission dramatiques, on s’aperçoit qu’il est composé d’aires aux sols variés : une table avec des micros pour que les comédiens puissent lire leur texte commodément, mais aussi des endroits avec du parquet, du gravier, des marches d’escalier, des portes et fermetures aux sonorités diverses etc. Quand on écoute une réalisation radiophonique, on y entend ces couches d’événements, ces “choses” pleines et entières où tout est là. On pourrait dire que c’est un stade iconique de l’écoute. De la même façon, quand on regarde une photographie, on trouve à voir de nombreux petits détails agglutinés les uns aux autres. Il se dégage un sentiment spontané de vraisemblance qu’on ne trouve pas en regardant un tableau. La photographie semble moins fabriquée (or la photographie est toute aussi fabriquée qu’un tableau, mais c’est une autre histoire). Il y a un premier stade iconique dans l’écoute tout autant que dans le regard. Il se distingue d’un autre stade où au lieu d’un “tout” complexe, on a simplement un indice, c’est-à-dire seulement un événement significatif choisi comme tel, par exemple le grincement d’une porte qui s’ouvre, annonciateur d’un actant (personne ou chose) qui entre lentement. On s’aperçoit que dans l’écoute, se fait un tri entre des événements qui jouent des rôles. Nous sommes en ce moment en train de découvrir les propriétés du signe, puisque ce que l’on entend, dès que l’on comprend, c’est du langage.

Ce qui nous fait signe, ce sont des icônes, des indices et des symboles. Selon notre appareil perceptif-cognitif nous donnons le statut de signe à un phénomène tripartite qui tournoie sans cesse comme une toupie, et qui nous présente sans arrêt, une alternance entre des phases iconiques, indicielles, symboliques. Le symbole nous renvoyant à l’icône qui renvoie aux indices, etc. C’est selon cette giration des renvois du signe, que nous vient l’illusion de comprendre. Consulter à ce sujet Ch. S. Peirce et d’autres qui ont bien établi ces notions. Pierre Schaeffer, jouant de ces simulacres radiophoniques, s’est aperçu de ces stratégies et inventa beaucoup de façons de s’y prendre. Il est fort heureux que cet homme se soit présenté avec sa culture d’ingénieur et son esprit lucide et critique. Un homme mécontent de tout, polymorphe et provocateur, passant sans arrêt d’une manière de faire à une autre, qui fut un créateur d’événements et sentit le premier à quel point l’important c’était d’organiser un appareil descriptif pour les “lire”, afin de construire le jugement. Dès que Schaeffer a commencé à jouer avec les fantasmes auditifs, il a tout de suite essayé de les disposer en diagrammes pour voir quelles en étaient les caractéristiques, les traits dominants, de manière à donner du travail à l’écoute et aussi aux opérateurs, aux réalisateurs, aux comédiens, afin d’imaginer de nouveaux cas de figure. La musique concrète est arrivée dans ce contexte. On peut dire que c’est tout d’un coup le champ du décor sonore qui a envahi l’espace radiophonique et que petit à petit la narrativité en a été exprimée par les bruits qui parlaient d’eux-mêmes. C’était très étrange d’entendre des bruits sans histoire.

Pourtant cette description reste incomplète, il faut la réintroduire à l’intérieur d’autres couches de descriptions. La question de l’évolution de la musique doit donc être rapidement évoquée.

C’est à Wagner, mais surtout à Debussy que l’on doit la modernité musicale. Ils ont introduit dans le vocabulaire de la musique des effets de plus en plus complexes et ont ouvert la porte à une écoute plus générale : celle du son. Les Expositions Universelles à partir de 1890 avaient introduit à des sonorités musicales qui n’étaient plus exclusivement occidentales. L’irruption des instruments de percussion, des sons indéterminés, fut un trait caractéristique des musiques du début du vingtième siècle. La musique se contentait jusqu’alors de hauteurs fixes, organisées selon un système musical dit “tempéré”, c’est-à-dire divisé d’une certaine manière, (depuis J-S Bach, l’octave et ses 12 intervalles, avec des fonctions inégales entre ces sons). Arrivent les “primitifs” qui nous apprennent à entendre et aimer les cymbales, les gongs, tam-tams, tambours, etc. Il y en avait déjà dans les orchestres symphoniques, mais ils étaient “accordés”. Puis avec le surgissement du Jazz , le corps reprenait sa place dans l’écoute. Sans avoir eu d’effet direct sur la musique concrète (qui dépend surtout du fait du support) il en résultait inévitablement une forte influence externe. Jamais la musique concrète n’aurait vu le jour sans cette ouverture de l’audition à toutes les musiques, de 1913 jusqu’aux années 50.

Le total sonore devient désormais matériau de musique. L’attitude concrète observe comme objet ce qui se présente à ma perception auditive et qui d’une certaine façon est plus intéressant que les idées que je peux m’en faire. C’est bien le projet d’exhausser le total sonore à un niveau d’existence qu’il n’avait pas. On considérait jusqu’alors un bruit comme inintéressant, mais à partir de l’expérience radiophonique on s’est aperçu que le bruit, fixé, devenait aussitôt un indice, une forme, et donc un trait de rhétorique. Il a fallu des instruments très élaborés pour que l’on retrouve l’oreille naturelle. La technique devenue très sophistiquée, alors notre corps écoutant a pu régresser de façon utile, oublier le trop d’abstrait dont il était saturé pour revenir au primitif, restaurer l’intuition qui communique avec la matière : cet inconscient de la forme (Bachelard) celle des sensations, des fantasmes, des désirs. L’image et le son ont été des outils psychanalytiques qui ont favorisé une régression utile.

La musique concrète est un retour : Schaeffer aimait beaucoup l’expression retour aux sources. Le ressourcement, c’est un mot claudélien. L’environnement des idées, autour de Schaeffer, c’est Claudel, Sartre, Merleau-Ponty, l’existentialisme, la phénoménologie, une certaine poésie chrétienne, panthéiste, écologiste. Francis Ponge est très proche de la pensée schaefferienne : épuiser par une description exacerbée le phénomène de l’objet. Cette poétique, Schaeffer a souhaité l’appliquer à l’objet d’écoute. Je vous conseille de vous jeter dans le Traité des objets musicaux  de Schaeffer, qui est un très beau roman, ou sinon consultez Le guide des objets sonores de Michel Chion, rédigé à partir du Traité.  Il est bien que dans une séance introductive, j’en lise la devise fondamentale : « je vous ai ouï malgré moi bien que je n’ai pas écouté à la porte, mais je n’ai pas compris ce que j’ai entendu ». C’est une phrase amusante pour parler des quatre verbes qui servent à décrire l’écoute : écouter, ouïr, comprendre et entendre que Schaeffer a présenté en tableau.

comprendre

écouter

objectif

entendre

ouïr

subjectif

abstrait

concret

Cette question des quatre écoutes, Schaeffer a tout de suite souhaité la mettre en œuvre dans le chantier le plus audacieux qui ait été entrepris au XXe siècle, comparable en ambition aux projets de l’anatomie, de la botanique, de la géologie, etc. c’est-à-dire de la description du monde. On n’avait jamais tenté la description du monde des sons parce qu’il n’y avait pas encore de territoire des sons et donc pas d’observable. Il fallait pour cela cette fameuse maille qui les retient, pour constituer la capacité objective de dire qu’il existe désormais un monde des sons. Il y avait un souvenir des sons mais pas de monde des sons.

Comment pouvoir écouter valablement un brouillard sonore si on n’a pu distinguer et qualifier les objets qui le constituent ? Comment avoir la sensation d’avoir œuvré utilement, c’est-à-dire en chassant les erreurs, sans constituer d’abord un herbier, en distinguant les différents objets sonores ? C’est l’objectif du Traité des objets musicaux, une entreprise qui a pris dix années et qui a abouti. Ce livre a peu servi encore et n’a pas été admis par le milieu musical bien pensant, alors qu’il est extraordinairement riche et fondé. C’est une bible (une bibliothèque), un travail qui fera long feu. Ce n’est pas en une génération ou deux qu’on peut en faire le bilan exhaustif. Proposé aux musiciens, ce livre ne trouvait pas son bon auditoire, et, aux non-musiciens, il paraît déjà trop musical. Les musiciens ont eu besoin d’autres concepts, plus immédiatement productifs. Nous avons dû revenir aux outils, aux questions de processus énergétiques, pour produire, définir, des phénomènes qui “bougent”.

5. L’acousmatique

Je voulais à la fois situer la difficulté de percevoir le site de cette réflexion sur les outils du son et le replacer dans son contexte historique, intellectuel. Nous avons parlé du son comme forme. Maintenant il faut le réintégrer en tant que porteur d’un contenu. Le son, quand on l’écoute, a une fonction. S’agit-il d’une écoute musicale ? S’agit-il d’une écoute causale ? Quand on écoute les informations à la radio, on est moins sensible à la voix du speaker qu’au contenu plus urgent de l’information. On demande quelqu’un qui parle clairement et qui nous dise rapidement de quoi il s’agit. Pourtant rien n’est innocent, dans le monde des images, et la manière de choisir une bonne speakerine, la manière d’alterner les voix, de découper le contenu d’une information en phrases courtes ponctuées périodiquement d’un indicateur sonore, sont mieux qu’une stratégie : un style. C’est un métier extrêmement élaboré, comme vous le savez bien, et qui demande du savoir-faire et des dons.

On n’a pas encore parlé du son parce qu’on n’a pas dégagé sa valeur d’autonomie. Il semblerait que le son soit toujours associé à quelque chose. C’était le cas dans la musique où le son était associé aux instruments, aux gestes, à la partition, etc. Pourtant même quand il y a gestualité, le son est partout, parce qu’à tout instant, il faut du son, il faut moduler du bruit, il faut trier entre des phénomènes à caractère abstrait ou triviaux et faire le bon mélange. Il faut introduire des “parasites” qui vont augmenter l’expressivité, mais à certains moments les diminuer parce que le discours est couvert. Il faut sans arrêt ouvrir et fermer une espèce d’accordéon de présence ou d’absence du son. Est-ce que c’est différent lorsqu’on est dans le cas du son qui sert à donner de la “vérité” à l’image ? L’image a commencé par être muette, puis on s’est empressé d’y associer le son parce que cela faisait une “meilleure” image, cela lui donnait du poids. Quand on voit un rideau muet qui bouge, ce n’est pas la même chose que s’il est porté par le bruit d’un vent, ou d’une symphonie. On ne voit plus du tout la même scène. Il y a donc une rhétorique de l’audio-vision. Je vous conseille les ouvrages de Michel Chion et en particulier L’audio-vision.

Pour traiter du son, il faut partir du fait que l’écoute puisse être autonome, comme par exemple celle de la radio, de la musique, classique ou expérimentale, etc. On doit se dire que dès qu’il y a machinerie, il y a art. Dans la musique concrète, c’est le son réel ou artificiel qui déploie ses formes, selon les propriétés morphologiques et perceptives mises en valeur par une organisation. J’ai essayé de condenser cela en reprenant le mot ancien d’acousmatique qui vient de Pythagore. Il y a plusieurs millénaires, celui-ci s’était aperçu qu’en parlant derrière un rideau, il créait chez ses élèves un renforcement du contenu de son discours. Les gens écoutaient sa pensée de façon plus intense puisqu’il leur était interdit de regarder le maître. Mais le rideau de Pythagore n’était pas qu’une stratégie, c’était aussi une démarcation. Ses meilleurs élèves restaient à côté de lui et pouvaient le voir, tandis que les nouveaux restaient derrière le rideau. C’était une manière de mettre les débutants en face de leur début ! Par ce procédé, à savoir que quelqu’un derrière le rideau écoute, ce n’est pas la même chose qui se dit. C’est une technique à double sens. Ce n’est pas simplement une manière de poser une situation d’écoute mais aussi de déplacer le contenu de ce qui est dit pour que ce soit un contenu qui passe à travers un rideau. Cela nous renvoie au phénomène de l’autonomie du son.

Qui dit autonomie dit que dans la chaîne audible, il va y avoir des zones de contenu qui vont être associées par des signaux, et qui vont créer des possibilités de suppléer aux autres systèmes de sens, qui convergent dans la vie ordinaire. Le fait que l’on ne voit pas doit être compensé dans la chaîne sonore par des événements jouant un rôle identique aux indices visibles. Il y a donc nécessité, pour l’écoutabilité, que le flux auditif soit ainsi rythmé et contienne une certaine signalétique, un peu comme lorsque l’on lit une page. Celle-ci serait tout à fait illisible si toutes les lettres étaient collées les unes au bout des autres, aussi a-t-on inventé des petites astuces très simples comme la majuscule, le point à la fin d’une phrase, le “à la ligne”, etc. La manière d’écouter fonctionne “par paquet”, avec des événements de niveaux différents qui servent de ruptures, qu’un système de redondance clarifie. Tous ces points de rupture contribuent alors à la convergence de l’écoutabilité. C’est ce qui maintient ce qu’on apelle le fil de l’écoute.

Ainsi, quand on va s’exercer à comprendre et à indexer l’écoute, celle de la radio, la musique, instrumentale ou concrète, etc., les résultats seront spécifiques mais la méthode sera la même : on cherchera où sont les points, où sont les arches. A quel moment change-t-on d’arches ? Sur quels piliers s’appuient-elles ? Comment fonctionnent les segmentations ? Quels sont les points de rupture ? Quel est le vocabulaire de ces points ? Est-il riche ou pauvre ? Quelle a été l’imagination de l’auteur pour fabriquer d’efficaces accroches ? Comment fonctionnent les retours, les rappels ? C’est cette manière de faire qu’il est intéressant d’analyser, soit dans un morceau de musique pure, soit dans un document radiophonique d’art ou d’information.