Entretien avec Pierre Henry

Nicolas Vérin

 

 

Pierre Henry : La musique concrète à mon avis est morte. J’ai commencé semble-t-il avec Schaeffer mais avant j’avais déjà recherché des expressions, des rythmes et des situations sonores nouvelles avec le piano, les percussions et toutes sortes d’objets. On va donner à la radio une pièce que j’avais appelé Variations pour les cordes du piano et qui date de 1947.

La musique concrète commence un peu par hasard dans différents endroits : elle commence par des instrumentations un peu pittoresques que l’on trouve dans des œuvres classiques, elle commence au cinéma et bien sûr elle commence avec le travail et les moyens de radio trouvés par Pierre Schaeffer, des moyens mis à la disposition de la création. Alors très vite, ou moins vite, des gens sont arrivés avec leurs mentalités de compositeurs et ont travaillé dans ce domaine. Mais pour moi “musique concrète” ce n’est pas plus que d’enregistrer un son ou une œuvre. Je crois qu’elle est morte en naissant tout en faisant le lancement d’un métier.

Je ne sais pas si la musique concrète est véritablement un solfège ou véritablement un style. Dans la musique tout court il y a des styles et il y a des progrès dans l’écriture. Nous, nous avons apporté des progrès dans l’écoute : de manière à mieux percevoir les sons, on a voulu des haut-parleurs convainquants, des lecteurs de qualité et aujourd’hui c’est le tour du numérique. Mais l’ordinateur est-il toujours de la musique concrète ?

Pour moi tout ça est assez extraordinaire, c’est comme un mythe de l’antiquité : la musique concrète est morte en naissant.

Vous avez évoqué le cinéma. Vous pensiez à Walter Ruttmann et son œuvre Week-end ?

Bien sûr, mais il me semble d’une manière plus générale que les moyens d’enregistrement du cinéma ont permis une écoute nouvelle, donc un  concert de haut-parleurs. Quand on va au cinéma, si on ferme les yeux, on assiste à un concert de haut-parleurs. On entend une musique symphonique ou dansante et c’est de la musique concrète si l’on veut.  C’est comme les "aberrations" dans les arts plastiques, des choses un peu cachées et mystérieuses que l’on dévoile. La musique concrète, c’est amener le mystère devant les gens et qu’alors ce mystère se déploie, s’écoute, s’analyse et se critique.

Pour moi la musique concrète c’est faire des enregistrements. Après il y a le vocabulaire qui vient des musiques électroniques, des instruments amplifiés et des musiques ethniques, et qui sont elles aussi de la musique concrète. Quand vous entendez de la musique sacrée japonaise c’est de la musique concrète.

On dit que je suis très "musique concrète" c’est vrai parce que je suis resté fidèle aux principes du début mais, pour moi, c’est la musique de Henry que je fais.

Effectivement vous occupez une position à la fois archétypique de la musique concrète et en même temps paradoxale puisque vous avez utilisé tout un tas d’autres termes pour décrire votre musique, même celui de musique électronique.

Électroacoustique, électronique, disons musique globale pour moi. Mais en disant que c’est un métier il faut aussi parler des moyens que la musique concrète a pour se faire entendre et  se faire vendre.

La musique concrète est un phénomène et la preuve en est que maintenant on essaie de la récupérer dans la musique dite techno. Et elle avait été déjà récupérée auparavant par la musique de variété. Mes Jerks électroniques c’est de la musique de variété ; j’ai d’ailleurs pris comme collaborateur un compositeur de variété spécialisé dans les arrangements, et je lui ai fait entendre Les Anges sauvages de Roger Corman en lui disant que c’était de ce style-là qu’il fallait s’approcher.

Alors tout cela c’est un phénomène général et la musique concrète c’est de la musique que l’on entend tout le temps aussi. Dans la publicité, au cinéma, à la télévision. Toute cette pyramide de sons on peut dire que c’est de la musique concrète puisqu’elle est enregistrée. Pour moi c’est ça, si elle est enregistrée c’est que c’est concret, ce n’est pas abstrait comme en lisant une partition ; là on ne lit pas de partition, d’ailleurs qui écrit encore des partitions ?

Certains ont envie de couper les ponts avec l’autre musique en disant que c’est un art des sons.

Oui, c’est l’art acoustique cher à Klaus Schoening dans son studio de Cologne. Art des sons, art des bruits — mais moi j’aime bien le mot musique. Cela vient de ma formation puisqu’on m’a formé en disant que je serai un musicien, mais en même temps j’ai essayé de détourner à mon profit la musique que j’entendais : en utilisant une portion d’orchestre ou une erreur d’interprétation et puis très vite les possibilités de transpositions que Schaeffer m’a montrées. Quand je lui ai amené une musique de film que j’avais enregistrée à la télévision avec mes objets il m’a dit : « Ça serait encore mieux si tu la transposais » — et effectivement, un peu plus grave ou un peu plus aigu, c’était beaucoup plus étrange et beaucoup plus inouï.

Avec Schaeffer ça a été compliqué parce que je n’ai pas pu épouser son système scolaire. Il a tout de suite voulu qu’il y ait un système de solfège, un travail de réflexion, une analyse des sons, etc. Pour moi, le son existe en soi, on le connaît bien, et on n’a pas besoin de l’analyser. Il suffit de l’exposer comme on expose une photo. La musique concrète est très proche de la photographie, il y a les traitements, les agrandissements, les mélanges. C’est un art associé aux autres arts. Moi, j’ai travaillé avec le théâtre, le cinéma, la danse, mais aussi avec la peinture ; et j’ai fait moi-même parfois une sorte de peinture musicale. Tout ça pour vous dire que cette musique concrète existe parce que on la fait, elle n’existe pas en soi.

Avec Pierre Schaeffer au début est-ce que l’expression de “musique concrète” était utilisée constamment dans vos discussions ?

On ne disait pas trop “musique concrète”, c’est devenu le terme d’une fonction mais entre nous on parlait de ce qu’il y avait à faire. Par exemple dans Symphonie pour un homme seul il fallait suivre un scénario qui était de lui, il fallait s’adapter à des sons qu’il avait déjà enregistrés, des voix particulièrement, qui étaient très poétiques et très intéressantes et moi je devais amener un discours musical assez instrumental. C’est pour cela que j’ai injecté ce que j’avais déjà écrit ou ce que j’avais déjà enregistré. Notamment un quatuor pour violon, piano, vibraphone et harpe qui est la trame instrumentale de Musique sans titre. Les Partitas qui sont dans la symphonie sont des pièces de piano préparé que j’avais écrites auparavant et que j’ai rejoué. Finalement on peut dire que la musique concrète est née aussi de la musique classique, de la musique d’avant.

Schaeffer a sublimé les bruits, et dans son Étude aux chemins de fer il a réussi à ce que ce soit très formel. Je me souviens que Boulez avait très bien analysé cette étude qui était une chose pourtant bien loin de ses préoccupations. L’idée d’une nouvelle écriture liée au sillon-fermé, qu’on isole, qu’on reproduit et qu’on échange avec d’autres sillons-fermés, c’était quand même un pointillisme extraordinaire. Il a été repris aujourd’hui avec le sample. C’est vrai que la Symphonie pour un homme seul, et même auparavant la Suite 14, ont été à l’époque ce qu’il y avait de nouveau en musique. Ensuite chacun a apporté son propre polissage.

Moi j’ai essayé que cette musique soit harmonique et harmonieuse et en même temps expressive. D’autres comme François Bayle ont essayé des sonorités très giratoires et pointues. Depuis quelques temps j’ai renoncé à l’épure et je fais des choses très polyphoniques avec le désir que l’on entende tout à la fois. Dans ma prochaine pièce je fais des choses pire que Wagner : je mélange 30 ou 40 pistes.

Les musiques populaires sont liées au commerce et au besoin de faire danser les gens et pour cela on a trouvé qu’un seul rythme. Avant il y avait des tangos, des valses, etc. Aujourd’hui un seul rythme, avec de temps en temps un décrochement, et puis ça reprend, — pour moi ce n’est pas très intéressant... Dans la musique techno apparaissent parfois des plages plus poétiques, plus inouïes, plus “science-fiction” où on sent un travail électronique. Mais c’est un travail qui a déjà été fait il y a bien des années par Berio, Stockhausen ou Eimert, tous ces gens qui ont été à la naissance de la musique électronique.

Une des difficultés que la plupart des gens ont eu par rapport à la musique de haut-parleurs c’était évidemment l’absence d’interprètes mais aussi certainement l’absence de risques. Il y a aujourd’hui des musiciens qui jouent l’électroacoustique en direct avec une dimension d’improvisation.

Oui, cette notion d’improvisation est intéressante en direct mais aussi en studio. Dans l’art il y a forcément quelque chose de spontané, d’improvisé qui après devient une loi et s’inscrit alors de façon normale. Après l’improvisation il y a la normalité. Moi j’improvise très souvent mais on ne le sait pas. Je fais deux ou trois mélanges imprévus et ensuite si c’est remarquable je le garde. Dans Le Voyage par exemple le passage central des Divinités paisibles, qui s’appelait autrefois Mixage de tiges, est un mixage improvisé. Alors c’est peut-être bien de faire cela en direct mais je pense que le studio apporte une réflexion et permet de prendre une distance. J’aime bien que l’œuvre existe et puis éventuellement pouvoir y retravailler, mais je ne suis pas du tout contre l’improvisation.

Y a-t-il un écho concret entre votre création musicale et votre création plastique ?

Oui, peut-être parce que c’est une peinture en relief qui n’a pas de rapport avec le dessin. Par exemple une petite lamelle de bois vissée à quelque chose qui vient d’une console c’est vraiment un art d’objets, c’est concret et cela n’a pas été inventé autrement. Finalement tout est concret et c’est pourquoi on ne peut pas dire que ce soit un art.

                                                           (Propos recueillis par Nicolas Vérin).