Tout est bon, il n’y a rien à jeter !

par Jacques Lejeune

 

 

Ce texte, qui est un hommage à la musique concrète, a été écrit en 1998 par Jacques Lejeune à l’occasion de la création de sa piècePortrait de jeune fille au miroir ou Étude aux silences, (CD Paysaginaire-Production — PAYSA9810), pièce qui a obtenu le Trophée d’Or au concours F.A.U.S.T. 98.

Dans le Portrait de jeune fille au miroir  ou Etude aux silences, j’ai écouté la voix de la jeune fille et le chant des oiseaux en marchant, puis l’accélération des teufs-teufs, le cliquètement des téléscripteurs, les sifflets à vapeur des locomotives et des trompes de bateau du haut de la falaise. J’écoute à présent de près le crissement, le glissement des pas et le  tintement des cloches qui vont échanger leurs confidences étranges... Les images, les choses et les êtres s’appellent ainsi dans ce déplacement imaginaire et parlent entre les silences, ou jouent avec eux. Ceux-ci deviennent par connivence arrêts, retards, attentes, croisements, échos et hésitations indistinctes pour servir de points d’appui, de traits d’union ou de réponses musicales. Ils se font explicites, lorsque les signes se font suffisamment suggestifs ...

Il s’est agi, dans ce projet, de réaliser une pièce avec les couleurs de prises de sons anciennes mêlées à celles de sons actuels de meilleure qualité à l’oreille et surtout d’amener d’autres sons évoquant d’autres images d’appareils, un autre temps. Il s’est aussi agi d’utiliser les outils de l’époque (la paire de ciseaux, le variateur de vitesse, la console de mélange, les filtres et la chambre d’écho) mélangés à ceux d’aujourd’hui (les logiciels et les machines informatiques) et de gérer en parallèle le temps de leur écoute dans un sorte d’éloge du suspens.

Cette pièce est indirectement un hommage à Pierre Schaeffer, qui fut  mon professeur, mais surtout à l’inventeur d’un mot riche et prometteur. Je profite de cette occasion, où l’on fête le cinquantième anniversaire de la musique concrète d’une façon assez unanine, pour préciser la manière dont j’entends ce mot.

Probablement, vais-je en irriter certains en enfonçant un coin entre ceux qui défendent ce mot original sonnant clairement et franchement, ceux qui prônent la modernité au travers de mots nouveaux et ceux qui s’arrangent du débat en utilisant tantôt l’un et tantôt les autres et prétextant que ce n’est pas leur problème. En réalité leur discours dépend du moment où ils parlent et à qui ils s’adressent. Cela fait un peu fouillis !

Ces temps derniers un mot réapparaît, celui de musique électronique, évoquant la musique de danse techno, issue elle-même d’un ancêtre, à la mode en son temps, que fut le disco. C’est sans doute en partie de notre faute s’il y a ainsi confusion, par les trouvailles futiles et intempestives d’un vocabulaire qui volette. Et pourtant, il y avait dans le mot-titre « concret » un désir juvénile évident  de rompre avec la musique du passé comme cela a lieu à chaque  révolution véritable. Aucune terminologie ne pouvait être moins trouble ni plus tranchée par rapport à tout ce qu’on a pu inventer depuis sur ce sujet. C’est le premier  mot qui frappera toujours beaucoup mieux l’esprit que “tape music” qui a vieilli, “électronique” confondant tout aujourd’hui, “expérimental” qui vise trop bas, “électroacoustique” qui vise trop loin, “sons fixés” qui sépare étrangement du  support sa restitution dans l’espace de concert, concept qui est par définition impondéré et jamais le même, “cinéma pour l’oreille” qui est trop fantaisiste ou “acousmatique” qui est trop abscons, entre autres exemples plus ou moins farfelus. Somme toute, ces vocables, pathétiques dans leur insistance à exister et à se justifier, me paraissent appartenir au domaine des amusements de salon ou au champ des appellations qui prétendent tout définir et que j’ai envie de renvoyer tous dos à dos : rien dans tout ceci qui exprime un genre spécifique. Il y a donc  la musique concrète pour exprimer ce genre comme il y a la musique mixte ou la musique instrumentale et vocale.

La musique concrète n’est pas que la musique du début, comme semblent le penser certains de manière insidieuse. C’est que si l’on voulait nous faire manger la cravate avec le chapeau en nous faisant croire qu’il y a progrès en musique, sous prétexte d’évolution technologique, on ne s’y prendrait pas autrement ! Encore que je comprendrais ici une affinité collective pour des valeurs partagées dans un courant et l’on pourrait dire alors, tout en respectant le mot générateur, quelque chose comme la nouvelle musique concrète ou bien encore la musique concrète naïve et lyrique par exemple... Mais cela n’a jamais été le cas (et si cela l’avait été on pourrait ici deviner vers quelles directions je serais tenter de me diriger). Bref, je m’abrite de cette cascade de néologismes sous le terme initial et peu m’importe qu’il ait connu tous ces avatars.

Pour des raisons plus sérieuses, peu m’importe également la contrainte du Traité des Objets musicaux. C’était, certes, dans le rôle de cet ouvrage  d’établir des règles et j’étais là, au conservatoire, à l’ouverture de la classe  qu’y donnait Pierre Schaeffer pour  apprendre à chacun à goûter convenablement son consommé. Toutefois, on ne parvint jamais à retirer  du fond de ma cuiller le petit arrière-goût qui lui rajoutait sa saveur flatteuse. On ne parvint jamais à dissocier dans mon oreille les lambeaux de l’expressivité, impurs à la musique. Dès le départ mes gammes étaient résolument anecdotiques. Mais Schaeffer n’avait-il pas lui-même montré l’exemple d’une musique qui suggérait, qui décriptait le sens des sons dans sa première composition en 1948 ? J’ai préféré retenir cette leçon-là qui était antérieure à celle du pédagogue.

Ce qui m’a séduit et ému donc, dans le chant d’un oiseau ou dans le bruissement de l’eau, ce sont les images de leur réalité vive (la candeur du sifflottement de l’oiseau chanteur et les murmures rafraîchissants du ruisseau, etc.) autant que leur figure abstraite propre à l’exercice intellectuel de la pure variation musicale (les repères solfègiques au travers d’une ritournelle, ou le fond de la granulation cristalline sur lequel vient frapper le rythme incertain des impacts de bruit blanc, etc). Quand le son de l’anecdote l’accompagne, vraie ou supposée, selon le degré de la manipulation subie, je n’entends pas exclusivement le son de la musique. Ne pouvantstyle='font-family : Helvetica'> réduirestyle='font-family : Helvetica'> lestyle='font-family : Helvetica'> chant de l’oiseau ou de l’eau à une seule figure, je prends le tout : l’oiseau, l’arbre, la forêt, les murmures, la plasticité, la charge affective, etc., c’est-à-dire le musical et le paramusical. Il me semble que c’est précisément l’intrusion de cette “réalité” dans le son qui est l’un des apports majeurs de cette musique. Tout est bon, il n’y à rien à jeter !

Dans la manière de faire, c’est un art manuel ou la pratique du geste  plasticien dans les mélanges sur la console est identique à celle du  peintre dans la surimpression des teintes pour obtenir ses couleurs. C’est un art de l’outil et de la main, celui de l’artisan  sans machines ni organisation complexe, sans dispositif de réorchestration sophistiquée de la matière ardemment recherchée par bon nombre. La complexité musicale n’a rien à voir avec la complexité des moyens. Les machines trop sophistiquées ne rentrent pas dans ma logique de composition. Je suis pour une sophistication certes, de la sensibilité et de la curiosité du touche à tout, mais non pour celle de la machination qui fait mirage aux idées. Je suis parmi les quelques autres, qui ont utilisé le son synthétique comme une prise de sons bruts et non en tant qu’instrument nouveau, par le montage et les couleurs et non par le processus qu’il générait. Le terme de musique concrète contient en lui-même les gestes  fondateurs de cet art et quelque soit l’inventaire des appareils les plus récents, on ne peut gommer la trace des outils (paire de ciseaux, variateur de vitesse, potentiomètre d’intensité, etc.) ni le principe et l’esprit de la matière qui en font l’essence (mémorisation du support, corps sonores, réalité, etc.)

Ces cinquante ans d’existence de la musique concrète ne devraient pas permettre (en principe) d’appliquer des formules académiques. Cet art et ses manipulations fortes et ingénues révèlent une vie impétueuse et pleine d’expression. Je rends ici aussi hommage à un homme qui attendit la retraite pour entreprendre un stage dont il n’envisageait même pas la teneur et qu’il découvrit comme une aventure avec le sourire et une curiosité naturelle. Il fut de mes élèves et participa à la réalisation du Cantique des Cantiques. Cela signifie pour moi, une sorte d’approche autodidacte à un art naturel, une sorte de folie spontanée de l’imaginaire, échappant à toute autre influence culturelle.

Car c’est également dans la manière de l’appréhender dans sa chair, un art primitif dans lequel je collectionne les matériaux de mes séquences de base en trophées, en assemblages surréalistes et en collages hétéroclites. C’est un art populaire ou de cartes postales dans  lequel je me laisse prendre au piège du plaisir de la prise de son. On ne répétera jamais assez la beauté naturelle de l’objet simple et ordinaire.

Enfin c’est un art de conteur d’histoires infinies sans paroles, d’analyse des symboles, d’association d’images dans la mémoire de l’individu. Tout ceci se superpose dans ma tête et s’allie dans le même discours. Je ne prétends pas être un musicien pur et c’est bien la raison pour laquelle j’ai commencé mon aventure à la Schola Cantorum et l’ai continuée au Groupe de Recherches Musicales. C’est ainsi que je réalise des pièces concrètes, naïvement instrumentales et mixtes selon la fantaisie de mon imaginaire et selon la progression de l’imagerie de mon catalogue. Il y a dans la manière dont je conçois ma musique un côté ludique qui se retrouve dans ce que je capte de la réalité qui nous entoure et qui participe obligatoirement du conte, du merveilleux, de la narration..style='font-family : Helvetica'>. Décidemment, tout est bon et il n’y a rien à jeter ! Et de là, le mot concret résiste en beau fruit mûr qui reste accroché aux branches de l’arbre.

J’ai pour cet art un regard naïf, le sens d’une exploration enfantine du monde  réinventant la bi-polarité du quotidien et  du sacré, du tragique et du burlesque,  dans l’intention de créer une sphère magique qui englobe tous les rêves de l’homme et tous les jeux de son passé. Aussi ce terme est plus en correspondance avec ma manière de travailler et plus en sympathie avec mon imaginaire. Je repense à celui qui m’a formé à la base, même imparfaitement : sans doute étais-je rebelle au goût du potage à l’écoute réduite mais on lui doit tous quelque chose parce qu’il nous a transmis le virus de cette aventure formidable, unique dans ce siècle. Pour moi, comme pour d’autres, j’ai pu porter cette vision au delà de ce que je l’imaginais pouvoir être, dans mon rêve d’étudiant studieux.

Je dirai pour finir  que cette Étude a été réalisée en partie avec des outils de précision gagnant en qualité et en rapidité dans le faire, dont on peut penser que l’évolution sera encore plus bénéfique par la suite. Mais en tout état de cause, cette pièce aurait aussi bien pu être faite totalement avec les outils et par les gestes ayant fondé la musique concrète, ceux du début de  ma carrière.